Cendrillon

Cendrillon
« Fallen princess, CINDER », 2017, © Dina Goldstein. Avec l'aimable autorisation de l'artiste.

samedi 1 septembre 2018

NOUVELLE

Attention, se laver les mains après lecture : la nouvelle "Pipi room".


Pipi room

La main sur la rampe, Bernadette se sentit soudain fière d’être, parmi la bonne centaine d’invités, une des seules – sans doute même la seule ! - à savoir qu’il existait ici d’autres toilettes, situées dans la salle de bains du second. Surplombant la longue file d’anonymes qui faisaient le pied de grue devant les W.C. du rez-de-chaussée, elle ressentait la douce exaltation qu’éprouvaient les initiés de la finance en apprenant qu’une valeur refuge du Cac était sur le point de s’effondrer ; encore un monde qui lui était totalement étranger... Ce que Bernadette savait pertinemment, en revanche, c’est qu’Hervé et son épouse Manuela avaient aménagé cette deuxième salle de bains en vue de l’enfant qu’ils n’avaient pas eu et n’auraient manifestement jamais, Hervé étant résolument hostile à l’adoption et trop légaliste pour les ventres de substitution – cela pour dire qu’à 39 ans et quelques miettes, Bernadette avait ses deux enfants, et encore toutes ses dents.
Parvenue, toute essoufflée, au seuil de la chambre d’amis où elle et Jacques avaient couché cinq fois par le passé, elle délaça ses escarpins – le carrelage, en bas, était déjà dans un état ! – et, se gardant bien d’éclairer, traversa sans encombre, aussi sûrement que si c’était la sienne, cette petite pièce encore meublée où elle pouvait presque sentir une odeur de couches neuves, de talc vierge : contre rien au monde elle n’aurait échangé, à cet instant, les points de suture qu’elle sentait encore fourmiller de temps à autre entre ses cuisses dès que sa vessie était pleine, souvenirs cuisants de l’entrée en ce bas monde d’Odile et Gérard. Tandis qu’elle poussait la porte lui parvint la rumeur déformée d’une de ses chansons préférées (elle avait le nom du groupe sur le bout de la langue) dont elle fredonna le refrain en refermant derrière elle – ce qui explique qu’elle n’entendit pas le petit clic qu’émit le pêne en s’engageant dans la gâche. 
La robe de soirée roulée sur les hanches et la culotte gaine sur les chevilles, Bernadette laissait, tel un berger parvenu aux cimes, son esprit critique se promener sur l’épaisse moquette blanc cassé. C’était, avec l’huile d’olive qu’elle mettait partout – le buffet de ce soir en témoignait encore, si besoin était -, un des vices bien connus de Manuela qui, par exemple, n’avait pas hésité à recouvrir de cette même fibre très peu hygiénique le beau parquet en chêne de leur chalet de Chamonix, et tout à coup Bernadette, qui n’avait bu que deux coupes de Champagne, mais remplies à rabord, songea que ce sol ressemblait au produit de la tonte d’une race éteinte de mouton polaire. D’ours laineux préhistorique.
Elle s’essuya rapidement, tira la chasse et, foulant un tapis de bain totalement superflu, s’apprêta à aller faire part de son exaspération (« toutes ces moquettes, c’est d’un dépassé ! »), à Nicole Garcin, une amie commune. Exaspération qui tomba d’un bloc quand elle s’aperçut que la porte restait sourde aux injonctions machinales de la poignée. Elle la malmena encore un instant puis se rendit à l’évidence. Elle – Bernadette Duponchelles, épouse Delanoix - était enfermée.
En bas, on avait monté le volume, elle l’aurait juré. Elle se mit à frapper contre la porte – d’abord avec réserve, en épousant les basses, ensuite, plus finaude, à contretemps, d’un poignet toujours leste et élégant. Quasi amusé. Souriant à l’effet de l’anecdote qu’elle ne manquerait pas de raconter, et également un peu étonnée, pour tout dire, qu’il se trouvât encore ici, dans tout ce cercle lâche mais somme toute restreint qui constituait leur entourage, quelqu’un qui fût susceptible de faire ce genre de plaisanterie. Prenant finalement la mesure de la chose, et soudain vexée par tant d’absurdité, Bernadette tambourina de toutes ses forces en criant les prénoms de son mari (« Jacques ! Jacques !») puis d’Odile et Gérard qui, se souvint-elle, avaient toujours soigneusement évité leurs soirées. Elle s’arrêta, de nouveau hors d’haleine, et colla sans vergogne son oreille au miroir apposé au dos de la porte, se sentant aussitôt rajeunir.
Les Moody Blues. Le nom du groupe qu’elle cherchait.
Dans son esprit plusieurs évidences se faisaient jour, se chassant les unes les autres : ses escarpins, restés près du lit, ne manqueraient pas, n’importe comment, d’attirer l’attention ; les soirées ici finissaient à point d’heure ; elle avait bêtement refermé la porte de la chambre derrière elle ; elle n’avait pas voulu allumer le palier ; Jacques ne songerait jamais à venir jusqu’ici, au cas où il n’était pas déjà en train de roupiller dans un coin, et Evelyne, une des rares personnes à qui elle avait dévoilé l’existence de cette chambre, n’avait, pour une raison qui lui échappait, pas été invitée ; elle avait laissé Jacques assis tel un adolescent attardé sur le dossier du canapé, conversant distraitement avec Hélène qui, depuis son divorce, ne cessait de se rapprocher de tous les mâles un tantinet désœuvrés ; en hôtes modèles, Manuela et Hervé s’affairaient à coup sûr auprès de leurs invités tels des abeilles autour de la ruche ; les toilettes pouvant se fermer de l’intérieur, il y avait forcément, à défaut de loquet, une clé quelque part. Chaque serrure a la sienne.
Elle commença par fouiller l’armoire à pharmacie, découvrant, stupéfaite, deux boîtes de somnifères (homéopathe, Manuela était une contemptrice déclarée de « la dérive médicamenteuse de notre société »), trois flacons de teinture capillaire (Hervé n’avait plus un poil sur le caillou et sa chère et tendre moitié se vantait de ne pas avoir un seul cheveu blanc), des crèmes de soin bon marché et un pot de gel - était-ce de la lanoline - contre les effets desséchants de la ménopause (la même que la sienne). Aucun remède pour la prostate de Hervé et pas la moindre solution pour ses lentilles de contact. Ainsi, son amie n’utilisait pas la même salle de bains que son si « délicieux mari » !
Et n’hésitait pas chaque matin et chaque soir à monter et descendre un étage pour se retrouver seule avec ses onguents, teintures et lubrifiants...
Et malgré tout le plaisir était gâché : parmi cet attirail ne figurait pas la moindre clé. Elle pivota sur elle-même et, le cœur battant un peu plus fort, balaya la petite pièce du regard. Une pièce parfaitement tenue, elle aurait dû le remarquer plus tôt.
Le deuxième et dernier meuble, une commode aux couleurs mal assorties à son goût, ne révéla que son lot prévisible de serviettes, de savons encore enrobés et de gants de toilettes. L’ultime tiroir, Bernadette l’ouvrit d’un coup sec, agenouillée à même le tapis, la robe remontée tout en haut des cuisses.
Sèche-cheveux. Brosses. Rasoirs jetables.
Voyons.
Diverses cires dépilatoires (Manuela avait toujours eu une pilosité marquée, ce que même Jacques avait remarqué lorsque à l’occasion de vacances à Porto-Vecchio, quand celle-ci avait tenu à leur montrer, avec son enthousiasme habituel, son nouveau maillot de bain « couture ») et autres instruments de massage contre la cellulite ainsi que... Le feu lui monta au visage. Bernadette se saisit de l’un d’eux. Le reposa aussi vite, comme brûlée.
Des godemichés.
Deux.
Elle n’en avait encore jamais vu en vrai. Tout juste avait-elle saisi, encore étudiante, une allusion déplacée lors d’un conseil de famille à propos de sa grand tante, veuve étourdie et plutôt vilaine qu’on disait volage.
Du bout des doigts, elle les tourna dans le sens où elle les avait trouvés et referma le tiroir. S’essuya les paumes sur les cuisses.
Troublée, elle jeta un coup d’œil à sa montre – à peine minuit -, et, après avoir asséné à la porte quelques nouveaux coups, repartit s’asseoir sur le seul et unique siège disponible.
Son trône de farce.
Là, elle revit son Jacques en pleine conversation avec Hélène ou Manuela et s’imagina, elle, Bernadette, les leur tendant d’un geste vengeur, au vu et au su de tous. Elle cessa de triturer son bracelet-montre et, dévisageant son reflet sans le voir, se força à penser à autre chose comme, par exemple, à ce jour où son rhumato de toujours, dont elle avait tant vanté les mérites, l’avait traîtreusement oubliée dans la salle d’attente, et où elle n’avait rien osé dire à son retour, de peur que Jacques ne vendît la mèche), cela valait toujours mieux qu’à la minijupe en lainage d’Hélène. Les vouant tous deux aux gémonies, elle retourna à l’armoire à pharmacie.
Elle s’imaginait sans vie, étendue au milieu d’une foule d’inconnus éplorés – le visage de Jacques dévoré par la culpabilité. Puis, sans transition, debout, dans une attitude de défi, les bras croisés haut sur la poitrine, mais le visage rayonnant de mansuétude tandis que la porte s’ouvrait sur des visages rieurs et amicaux.
Elle dévissa en marmonnant le gros pot de crème anticellulite. La texture, en tout cas, n’avait rien à envier aux gammes plus luxueuses. Elle s’en mit un peu sur sa cuisse, le reposa. Insensible à la sempiternelle impression de chaleur. Attrapa la crème exfoliante pour visage, grimaçant en constatant que l’odeur était pire que le concombre – se contentant de humer, cette fois. Lasse, elle referma l’armoire et alla flâner du côté du meuble rose et noir.
Se baissa et ouvrit le tiroir en bâillant.
Ils étaient toujours là. Glorieux. Arrogants.
Plus grotesques, néanmoins, que réellement obscènes. Bien sûr, elle en avait déjà vu : ne serait-ce que dans les catalogues de VPC qu’ils recevaient, dissimulés sous ce joyeux petit terme anglais. N’empêche. La dernière fois qu’elle avait éprouvé un tel émoi, c’était à un concert de Polnareff, quand l’auteur d’Aline avait subitement croisé son regard. Un secret qu’elle avait contre toute attente réussi à garder enfoui dans le coffre à bijoux de sa mémoire.
Elle n’aurait jamais cru que cela pouvait être aussi, comment dire... Encombrant ? Volumineux. A l’instar de ce robot multifonctions que Jacques lui avait offert pour ses 38 ans et qui accaparait tout son plan de travail. Combien de fois, lors de disputes, n’avait-elle pas rêvé de le balancer par la fenêtre, avec toutes ses hélices ?
Elle les toucha, comme pour s’assurer qu’ils n’étaient pas vivants.
Non. Elle sourit de sa propre stupidité. De quoi avait-elle peur ?
Au bout de quelques secondes, les différences lui apparurent. Celui de droite, avec la fausse veine, était plus long mais d’un diamètre... raisonnable ? L’extrémité de l’autre était annelée et, chose aberrante, une sorte d’ergot hideux gros comme son pouce en agrémentait la base. Elle se surprit dans la glace. Avec cet engin entre les mains, elle ressemblait à un cow-boy photographié par un paparazzi à un bal des Débutantes.
Elle renversa son poignet et vit l’heure. Minuit et quart. Une demi-heure qu’elle était coincée ici et personne ne s’était encore enquis de son absence. Et cependant c’était à peine si elle se sentait étonnée. Les fortes personnalités comme la sienne, certes, étaient loin de faire l’unanimité, elle en était consciente... De là à la considérer comme quantité négligeable !
En bas, le rythme avait encore changé.
Il s’était fait plus rapide, plus sourd. Bien trop violent pour ce genre de soirées.
Quelqu’un avait-il fermé une porte supplémentaire ? Combien d’autres la séparaient-elles de la fête du rez-de-chaussée, à présent ?
Soudain elle risqua cette conjecture : elle, Bernadette Duponchelles (épouse Delanoix), avait été téléportée à son insu dans un de ces petits téléfilms minables et prévisibles du dimanche soir devant lesquels, se levant en pleine nuit, elle avait plus d’une fois trouvé Jacques endormi, entouré d’une armada de bouteilles d’eau, en Robinson sur son île... Pauvre Jacques. Voilà qu’il lui faisait peine, à présent ! Il lui manquait presque.
De retour sur son siège, sa marche entravée par ses collants et le derrière toujours à l’air (ne s’était-elle pas rhabillée ?), elle eut l’impression bizarre d’emporter avec elle les derniers vestiges de rationalité.
« Bernadette, marmonna-t-elle. Bernadette. Bernadette, l’alcool n’arrange pas les choses, se dit-elle en s’asseyant de nouveau. C’est une farce d’un goût douteux, un mauvais rêve ! Oui, c’est cela : un très mauvais rêve ! »
L’engin semblait propre. Elle le huma, puis approcha le nez courbe et enflé de la chose de la gâche pour laquelle on l’avait conçu.
Ce on était-il un homme, ou une femme, c’était la question à mille francs.
Bien sûr elle ne comptait pas vraiment... le faire. Elle se provoquait elle-même. Se taquinait. Un fourmillement, pourtant, lui envahit l’abdomen tandis que ce revolver restait pointé à bout portant sur son... Piteusement, elle se dit qu’elle n’aurait peut-être pas besoin d’expédient pour faciliter la chose.
Au début, elle voulut aller trop vite. Puis elle se raisonna. Elle avait le temps. L’éternité, peut-être. Allons... Il fallait agir avec méthode. Après tout, elle n’était pas coutumière de ce genre de procédé. Pas elle, Bernadette. Elle espéra, sans vouloir trop y croire, qu’une main viendrait frapper à la porte, la délivrer du sortilège...
« Tant qu’à faire quelque chose autant le faire correctement » conclut-elle en recommençant, sans hâte, à passer le gland caoutchouteux le long de son sexe. Elle se redressa un peu, se racla la gorge. Allons (car elle se répétait)... Elle était tout à fait consciente de la manière dont cet outil avait occupé ses pensées dès qu’elle l’avait vu. Elle n’avait absolument aucun mal à l’admettre. Et pourtant, c’était un peu comme si elle s’apprêtait à jeter enfin ce robot à travers le carreau. Hop, dans la rue ! Direct ! Pourquoi en faire tout un pataquès !
Le premier contact lui parut un peu fruste, un peu idiot, rappelant vaguement les attouchements maladroits auxquels elle avait bêtement consenti lorsqu’elle était adolescente, dans le garage, avec Luc, son premier chagrin d’amour – ainsi que ce délicieux sentiment, un tantinet pervers, de culpabilité qu’elle avait éprouvé alors en pensant à ses jeunes frères dormant paisiblement juste au dessus de leur tête. Elle se mordit la lèvre. Elle avait sans doute vendu la peau de l’ours avant de... Le faire entrer serait une tout autre paire de manches... A vrai dire, elle avait beau coller le menton pour regarder, elle n’y voyait strictement rien !
Saisissant au vol son image dans la glace, elle se débarrassa rapidement de ses collants, de sa culotte et s’en alla fourrager dans l’armoire à pharmacie. Plus une histoire de confort psychologique qu’autre chose... Comme un, elle cherchait le mot, non pas un ersatz. Un placebo, voilà. Pour une fille de pharmacien, quand même...
Envahie d’une gaieté inopinée, Bernadette revint s’asseoir sur le siège moite et, le menton à nouveau plaqué contre la poitrine, la nuque légèrement douloureuse, ouvrit les cuisses pour se passer un peu de lanoline à l’endroit idoine – qui, loin s’en faut, n’avait jamais été un modèle de lubrification (le monde médical le lui avait assez répété, sans parler de Jacques !). Mais malgré toute l’application qu’elle y employa le truc refusa d’entrer, catégoriquement ! Comme s’il lui refusait ses faveurs ! Piquée au vif, elle se barbouilla tout l’entrejambe d’un produit dont elle avait jusque là (elle pourrait en témoigner) fait un usage parcimonieux. Puis en tartina le gland, qu’elle trouvait de plus en plus réaliste. La longueur.
Jusqu’à la base.
Manuela et Hervé n’étaient pas à un tube près !
Des phrases étranges partaient à l’assaut de son cerveau.
« Voyons où cela nous mène... »
Voilà qu’elle parlait à toute seule !
Lorsque, le moment venu, elle raconterait à Evelyne qu’elle s’était un jour oubliée dans les toilettes d’une amie... Pourquoi aimait-elle tant passer auprès d’elle pour l’effrontée qu’elle n’était pas, elle n’aurait su l’expliquer...
Car à présent, on y était. N’ayons pas peur des mots : elle se MASTURBAIT, Mme Bernadette Duponchelles, épouse Delanoix, allait enfin PRENDRE SON PIED - à se demander comment Manuela faisait, avec toute sa pilosité. Un éclair de lucidité la traversa : Manuela s’épilait la zizounette.
Voilà pourquoi elle venait s’isoler ici, dans cette salle de bains-là. Bernadette ressentit une pointe de compassion à l’image de cette ex-maman : se sentait-elle coupable en traversant la chambre du bébé fantôme ?
Concentrons-nous, Bernadette, concentrons-nous.
Non vraiment...
Elle s’affaira, se mettant à tanguer sur son siège comme une toupie ivre, avec toujours cette crainte de pousser le bouchon un peu trop loin...
Refusant obstinément d’entendre les couinements des charnières qui tenaient en place le frêle abattant sous ses fesses.
Elle se figea. Avait-elle crié ?
Oui. De rage.
Elle sentit les larmes lui monter aux yeux, les mains trop occupées pour les empêcher de rouler sur ses joues, de faire couler son mascara.
Elle n’avait plus de trou.
La fête était gâchée. Sa petite fête à elle.
Une colère dévastatrice montait lentement en elle, précédée d’affreux nuages sulfuriques.
Car qui d’autre pouvait être coupable ?
Qui d’autre pouvait avoir fait d’elle cette coquille desséchée ? Cette horrible vieille poupée ?
Avait-elle jamais refusé ses avances ?
Lui avait-elle, un soir, un matin, à midi, en plein pendant la sieste, jamais interdit l’accès à son intimité ?
Toute son existence vacillait. Comme elle, en vain, un peu plus tôt, dans une quête bien légitime et bien inoffensive d’auto satisfaction. Oh il allait pouvoir se le remballer, son robot multifonctions ! Mieux : il allait pouvoir apprendre à s’en servir !
Remise sur pieds, elle se voyait déjà se rhabiller quand son regard croisa son gros voisin de placard. L’autre. Celui avec l’espèce de nageoire. D’ergot maléfique.
Tout en bas, tel l’écho d’une autre planète, un cri de joie animal se mêla au tempo électronique.
Son pouls, à elle, était redevenu extraordinairement calme. Elle se pencha, ramassa sa culotte gaine, ses collants Dior qu’elle redoutait toujours de filer, les plia convenablement puis les posa près du lavabo, après les avoir défroissés, puis ôta son bracelet montre, déboutonna son chemisier, partit le poser avec le reste, revint retirer son soutien-gorge, y parvenant du premier coup tout en continuant de fixer la femme impassible qui la dévisageait dans la glace de la porte. C’était bien elle. Elle se voyait entièrement nue, pour la première fois depuis longtemps, trop longtemps. Avec son corps de mère de quarante ans, délaissée par son mari, ses enfants, dont elle n’avait que rarement des nouvelles. S’était-elle montrée trop possessive ? Elle, Bernadette, en avait-elle un peu trop fait dans le rôle qui lui avait été dévolu ? Elle se rassura : personne n’avait jamais été dupe. Elle ignorait avoir autant de vergetures. Elle avait carrément oublié ce nombril en forme de bout de queue de cochon.
L’ergot rebondissait sous son pouce, élastique ; vrai chien de caoutchouc. Elle éjecta une larme d’un mouvement d’épaule et se laissa tomber de tout son poids sur son trône.
Épongeant, avant la suite, l’excès de lanoline - de vaseline - qui lui glaçait tout l’entrecuisse, lui rappelant sa première échographie - « Cessez de gigoter, enfin ! » s’était agacé le toubib.
Il ne pouvait pas savoir lui, combien c’était froid. Chatouillant. C’était un type.
D’où lui venait cette incompréhensible sérénité ?
Elle tressaillit à peine quand le petit machin s’enfonça. Se vissa en elle. À la bonne dimension. A l’image du trou de souris qu’était, sans qu’elle s’en rende jamais compte, devenue sa vie. Son « existence ».
C’était cela, racler les fonds de tiroir.
Elle était quasi certaine d’échouer à éprouver autre chose qu’une nouvelle et cuisante défaite. Elle avait abattu toutes ses cartes. Abdiqué toute élégance.
Aussi, quand le plaisir la cueillit, comme on attrape prestement une mûre au milieu des ronces, Bernadette eut à peine le temps d’en profiter. Et cependant, si elle ne pouvait le voir, elle sentait sans tromperie possible les palpitations de ce qu’à 39 ans et des poussières, elle appelait toujours son petit « zigouigoui », comme si elle-même était restée son troisième enfant.
Était-ce d’avoir partagé le même objet, le même artefact, mais Bernadette se sentait maintenant plus proche de Manuela qu’elle n’avait jamais été : et donc elle se redressa, se remit sur son séant, le godemiché reposant mollement sur sa cuisse, à peine chaud, mais mouillé. Oui : mouillé. Couvert d’une gentille rosée.
La musique, en bas, avait cessé. Bientôt quelqu’un viendrait lui ouvrir - sans doute Manuela elle-même - mais elle n’avait pas la force, ni même l’envie, de se rhabiller. Elle était bien là, à profiter de la chaleur qu’elle avait elle-même engendrée, et, comme pour le confirmer, un reste d’urine s’échappa de sa vessie, la soulageant d’un nouveau poids. Même quelques milligrammes, c’était toujours ça de gagné.
Elle ne bougerait pas. Ne se rhabillerait pas. Quiconque ouvrirait la verrait alors avec de nouveaux yeux, un nouveau regard.
Bernadette Duponchelles, épouse Delanoix, coincée dans un pipi room.


 O.S. 1/09/2008

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