Cendrillon

Cendrillon
« Fallen princess, CINDER », 2017, © Dina Goldstein. Avec l'aimable autorisation de l'artiste.

vendredi 31 août 2018

POÉSIE

Un kilo de fable pseudo didactique avec "L'Expert
et le Fantaisiste"!


DR


Ému par les faits, 
Un agnostique jusque là reclus s'interrogeait : 
« S’il est vrai que toute réalité peut rimer,
Avec laquelle le terme Daesh peut-il bien résonner ? »
Comme maint Français de son âge et de sa condition,
Dès le soir notre fantaisiste alluma sa télévision.
Des experts, sur un plateau, devisaient avec animation,
Tour à tour politologues, historiens et garants de l’actualité,
Tous martelaient qu’il n’était plus temps
De battre sa coulpe, de s’intéresser aux idées...
Mue par l’impuissance, leur science à ses yeux toutefois
Ressemblait à s’y méprendre aux menaces dilatoires
De lapins albinos pris dans les phares -
De ce véhicule de pensée qui, par son noir blindage, les fascinait.
Le salafisme égyptien, le wahhabisme séoudien,
Tout, ils savaient tout de ces idéaux lointains
Qu’ils disaient ressurgir de quelque moyen âge,
Âge partant ni assez grand ni suffisamment ancien
En lequel l’Europe elle-même,
Ce continent si sage et réservé, avait certes, mais bien plus tôt, versé.
Il fallait donc d'abord pleurer avec les victimes,
À tout le moins privilégier la communion laïque aux ratiocinations philosophiques :
On est attaqué, eh quoi, il faudra bien se défendre ! 
Nouer des alliances et s’en aller together bombarder !
Qu’importe de connaître et la qualité de la bague et le visage de l’ennemi !
Filtré par nos yeux rouges, ce dernier n’aura plus qu’un trait,
Voire deux : l’arme automatique et les explosifs qui le ceignaient.
« Il veut faire taire nos jolies musiques, ce mécréant ?
Nous lui imposerons donc le silence ! ».
Nos historiens, aveuglés par un juste courroux,
Avaient soudain oublié qu’en terme d’Histoire, l’innocence ne vaut rien,
Et les notions de légitimité et de folie guère davantage.
Bref, « pourquoi Daesh ? » est une question qu’ils détestaient se poser.
« Pourquoi des Français qui n’avaient pas 10 ans le 11-Septembre,
S’en allaient-ils bien avant novembre, en territoire inconnu,
La Nike aux pieds, guerroyer pour un Dieu qu’ils connaissaient à peine,
Débusquer dans un califat hypothétique leur parcelle de liberté
Délaissant jusqu’à leurs trafics de shit pour un transport sacré
En moins de temps qu’il n'en fallait à nos radios pour agiter les nombres impies
D’une crise bientôt centenaire, du chômage et de l'impéritie ? »
Assis, mais guère instruit, notre fantaisiste cherchait en vain
Depuis ce canapé si bien stigmatisé par un Laurent Wauquiez
L'origine de tous ces « qui », « comment » et « par où commencer ? »
Quand une page de publicité éveilla son intérêt.
On y vendait un mec.com...
Avec la candeur ardente d’une Église nouvellement née...
Et si l’identité d'un monde arabe, se demanda notre velléitaire,
S’était-elle, elle aussi, sentie menacée ?
Si notre vaillant esprit de marché avait, chez ces barbus pubères,
De fort anciens gênes réveillés ?
Non ceux d’un âge chimérique, mais d’une époque déjà reculée :
L’ére de la spiritualité, du moins de l’esprit ?
La religion est un argument local mais le besoin, peut-être,
En reste universel : l’œil qui voit trop de chiffres sitôt se tourne vers le ciel
Lui arrachant des certitudes que Dieu en personne
N’aurait eu l’arrogance d’asséner.
Il faut à l’aveugle greffé plus d’années pour retrouver l’acuité
Et distinguer une auréole des simples lauriers.
Avec quoi donc faire rimer Daesh, à la fois en arabe et en français ?
Avec « prêche » ? Avec « Lâche » ?
« Brèche », ou juste « kalash » ?
Troublé, le fantaisiste éteignit son poste,
Son téléphone, sa box, la lumière. Sa légèreté.
Le meilleur imam des âmes immatures
Ne serait-il pas finalement tout ce qui, en nous,
Prétendait négliger une petite flamme banale,
Cendre discrète qu’Occident a longtemps ignorée,
Pour l’avoir, par le passé, trop vivement attisée ?
Les enfants perdus de l’or noir roulent de nouveau pour l’Essence.
C’est d’ailleurs la couleur du drapeau que leur SUV font flotter,
Et que dans le sable de nos propres déserts nous voudrions étouffer.
« Achetez mesdames, consommez vieillards, enfants en bas âge,
Dansez au rythme de votre pauvreté !
Jamais ne vous laissez impressionner par toute cette folie !
- Vivre, rire et chanter nous voulons bien, monsieur le marchand,
Et au rythme étincelant de vos aigles métalliques prolonger la valse,
Mais non les recevoir comme des pommes faméliques
Qu’on pourrait nous refourguer un jour sous copyright
Dans l’acronyme flamboyant d’un nouveau pack
Combinant Dance, Achats, Sex et Habitus
Afin d’oublier Désespoir, Attentat, Silence, Horreur...
Pour Daesh, conclut-il, la rime n’était peut-être pas née.
La fantaisie tourna court et s’inclina.
Le crâne déjà farci d’autres rimes, notre farfelu se recoucha.
Songeant à ce que les faits auraient pu être
Dans quelque entresol empli de joies, d’unions et d’esprits ;
Cet étage médian où l'Occident d’avant le 13, emporté par son élan
Ou ralenti dans son assomption, n’avait pris le temps de s’arrêter.


O.S. 27/11/2015 

jeudi 30 août 2018

ENQUÊTE

Gros reportage : la Jungle de Calais (avril 2015 - octobre 2016)

« Le Platier d’Oye »

Crépuscule de la Jungle calaisienne, mars 2016 / Photographie O.S.

          Le Platier d’Oye, à dix kilomètres au nord du port de Calais, est une réserve naturelle classée. Un polder de quatre cents hectares où de nombreux touristes viennent chaque année se promener en famille, se balader à cheval, se faire bronzer sur la plage ou au milieu des dunes, et surtout observer non des oies, mais des canards sauvages et autres espèces migratoires. Malgré ses parkings souvent remplis de camping-cars immatriculés en France, en Belgique ou en Hollande, la première vocation du Platier d’Oye est de constituer un petit paradis pour les ornithologues. Sur le site, les amateurs disposent d’un calendrier et des dates où viennent y nicher, de façon provisoire, le sphinx colibri, le grèbe castagneux ou la bernache du Canada. De faux canards femelles, souvent, flottent parmi les étangs, trompant le néophyte, mais pas le spécialiste ni le chasseur, qui ne manque pas lui aussi, de venir s’y balader lors des périodes autorisées. Un bunker allemand, tagué avec talent, est enfoncé de guingois parmi les dunes, offrant une vue imprenable, par beau temps, sur les côtes anglaises. Pour celui qui souhaiterait s’y aventurer une heure ou deux, sans carte ni GPS, qu’il sache que le Platier est également un labyrinthe de sentiers parmi les dunes, frôlant la mer pendant des kilomètres avant de permettre d’y accéder.
            Dix kilomètres au sud, abouchée au port, s’étend la zone industrielle dite « des dunes », placée sous la domination des groupes chimiquiers, parmi lesquels Graftech (métaux), Interor et Synthexim (pharmacie), mais aussi Tioxide, filiale agonisante du groupe américan Huntsman, qui produit du dioxyde de titane. Un pigment qu’on trouve essentiellement dans la peinture blanche. Ou dans les crèmes solaires. C’est également dans cette zone éloignée du centre ville, mais proche de la zone d’embarquement des ferry, que les deux « jungles » (les migrants qui y vivent la prononcent à l’anglaise) qui se sont succédé se sont implantées. Depuis la rocade où, de nuit comme de jour, passent touristes et poids lourds venus du monde entier embarquer pour l’Angleterre, on peut distinguer à la fois les cheminées de Tioxide, côté terre, et la Jungle, côté mer. C’est sous ces piliers que l’artiste Banksy est allé peindre son Steve Jobs déguisé en migrant - le fondateur d’Apple est d’origine syrienne -, que la municipalité a depuis fait effacer, estimant probablement que la situation était trop grave pour des rapprochements contre-productifs. À Londres, un mois plus tôt, la Cosette asphyxiée par une bombe lacrymo qu’il avait pochée près de l’ambassade française, pour dénoncer le sort des migrants, avait eu plus de chance : les autorités l’avaient juste recouverte de contreplaqués. Pour accéder à cette nouvelle ancienne jungle, il faut passer devant plusieurs fourgons de police et emprunter une petite route de terre pleine de fondrières. Quand ma mère, ma tante et moi y sommes allés, en février, une semaine avant la deuxième phase de démantèlement, les CRS ne prenaient déjà plus la peine de demander aux occupants des voitures des cartes prouvant qu’ils étaient associatifs, ou médias. Journalistes, militants et bénévoles y entrent comme dans un moulin et il n’est pas rare de croiser, au volant de petites voitures plus ou moins bien entretenues, de vieilles dames à l’allure d’enseignante à la retraite partant accompagner deux ou trois migrants à la Préfecture. D’ailleurs, quand un Q9 aux vitres teintées, suivi d’une Mercédès flambant neuve aux vitres tout aussi noires, l’une et l’autre immatriculées en Grande-Bretagne, les dépassent pour s’enfoncer dans les sentiers de la jungle, les agents des forces de l’ordre observent la même placidité.
            Pas la peine, pour l’instant, de s’enfoncer trop avant pour accéder à la tente de Francis, Ahmed, Tarik et Kali, des Soudanais. Ils disent avoir fui le Darfour et nous proposent tout de suite un thé et des tabourets, sans un regard pour les sacs de vêtements que nous leur avons apportés. À l’intérieur, des blousons, des pulls, des k-way, des produits d’hygiène et surtout de grosses chaussettes. Pour l’instant, de mise plus moderne que bien des Calaisiens, ils font corps autour du poêle à bois, mais Francis part demain pour le Centre d’accueil pour demandeur d’asile de Marseille, et Kali, dans une semaine, pour le Cada de Mulhouse - on peut vanter le climat et la beauté de la première, mais on connaît moins la seconde. Les autres observent un silence poli. À ces jeunes hommes pleins de ressource (Ahmed, l’ami de Francis, veut être pharmacien), l’Angleterre, à 34 kilomètres, semble désormais trop lointaine. Et l’existence ici, trop précaire et périlleuse. « Beaucoup de violences ici, la nuit », sourient- ils. En venant ici, ils s’attendaient aux grandes tentes blanches parfaitement agencées des camps de réfugiés onusiens. La Jungle en est la parfaite antithèse.
            Davantage encore qu’un melting-pot, qu’un no man’s land divisé en quartiers communautaires bien délimités, la Jungle (une fois encore, prononcer comme « jingle ») est un assemblage hétérogène d’énergies individuelles. Le drapeau d’un même pays, d’un même territoire ethnique plus ou moins obscur, peut y flotter à différents endroits espacés de plusieurs centaines de mètres. On peut aller manger afghan au « Hamid Karzaï Rastaurant » (sic), et, juste à côté, dormir au « White Mountain », un hôtel trois étoiles, comme le prétend la bâche sur laquelle elles sont peintes, appartenant à un Africain qui accepte les dollars. Métonymie du grand désordre mondial, l’endroit est seulement unifié par la boue noire et un rêve commun. Un groupe d’Afghans, parmi les seuls à vouloir rester en sandales, tient conseil à l’écart du sentier, à croupetons, les fesses à quelques centimètres de la fange. En ce moment, à en croire les bénévoles, tout le monde ne parle plus que du démantèlement. Aux 3500 migrants bloqués ici, la France offre, outre les Cada, 1500 lits répartis dans des Algeco empilés comme de gros Legos blancs, tout au bout du terrain vague. Chaque module contient douze couchages non nominatifs uniquement accessibles la nuit. Il est également interdit d’y laisser ses affaires. Il faut dire qu’un conteneur fait une quinzaine de mètres carrés. Mais muni de prises de courants pour recharger les portables, il est idéal pour y passer la nuit. Voire quelques-unes. Les bénévoles, venus de toute l’Europe, dorment ensemble - filles et garçons - dans de grandes tentes, sur des lits de camp.
            La souriante Jessica, une Barcelonnaise, arbore les grosses chaussures de marche et la parka des militants familiarisés aux contraintes techniques du lieu. Et laisse entrevoir, quand elle s’assoit et ramène son mollet sur sa cuisse, entre l’ourlé de son jean délavé et le lainage de sa chaussette, un bracelet de cheville fait d’un lacet qui ressemble moins à une coquetterie qu’à l’emblème de son dynamisme. Elle vit ici depuis plusieurs mois mais songe à faire une pause de trois semaines, le temps de retourner chez elle pour recharger les batteries. Elle resplendit. Elle participe à l’alphabétisation, donne des cours d’anglais, langue qu’elle pratiquement couramment, mais elle est surtout là pour « faire du lien », offrir son sourire et ses sincères accolades ; Francis et ses amis, auxquels elle est venue dire au revoir et souhaiter bonne chance, semblent bien la connaître. Comme une copine. Il n’existe pas entre eux ce subtil lien de subordination qu’on décèle entre les « migrants », pris pour globalité, et les représentants officiels de grandes associations caritatives, aussi professionnalisées et pyramidales que des multinationales. Bien que Jessica ait froid la nuit, et soit en quête d’un gros anorak, on trouve sur son visage le même sourire radieux de bien des jeunes militants qu’on croise dans la Jungle. Ils sont utiles, font le bien et, dans les moments difficiles, peuvent en goûter les fruits. Ils ont également la sensation d’avoir de l’avance sur un monde extérieur claquemuré dans ses propres certitudes, et, selon eux, incapable d’admettre son échec. Certaines camionnettes, aux plaques hollandaises, françaises ou britanniques, arborent l’étendard de ceux qui n’en veulent aucun : le vieil et grand A de l’Anarchisme. Si la Jungle est une jungle, à leurs yeux celle du dehors ne vaut guère mieux. Des clochers d’églises en contreplaqué, des panneaux de planning scolaires (« english-french-art, children / teenagers/ adults »), des crèches aux filets dignes de ceux qu’on trouve au Mac Donald’s, semblent suggérer qu’ils ont raison : que l’être humain n’a pas besoin d’Etat, de système, pour s’organiser. Tous les migrants ne partagent pas cette vision. La plupart l’illustre à leur insu.
            La Jungle ne pue pas, quand on la traverse. Elle sent les épices et les oignons frits, les cuisines ouvertes des tentes transformées en restaurants, ou le gasoil des groupes électrogènes trépidants prêtés par de jeunes associatifs britanniques. On en oublierait presque les vapeurs de Tioxide. Dans d’autres échoppes, on peut acheter des parfums, des désodorisants, de la lessive en poudre, des briquets, des cigarettes, des téléphones portables sous blister. On vend ici ce qu’on a souvent reçu gratuitement, ou récupéré au prix de sa sueur, par de nombreux allers-retours au centre-ville, des et des heures passées à patienter, négocier et trimballer des marchandises, le tout dans le froid, l’humidité et la bonne humeur. C’est aussi pour vérifier la bonne tenue de certaines de ces échoppes, souvent parmi les plus « présentables », et dans lesquelles ils ont souvent investi de lourdes sommes, que circulent régulièrement les passeurs Kurdes, dans leurs grosses berlines aux plaques britanniques ; autant d’Audi, Mercédès, Porsche ou Hummer dont plus personne ne prend la peine de relever l’incongruité. Le désespoir n’est pas la première sensation qui frappe, dans ces allées pour certaines rebaptisées avec humour, comme celle de « Queen Elisabeth II Street ». Mais il suffit d’apercevoir, non loin d’une modeste tente se faisant passer pour « l’Ambassade d’Afghanistan », les trois petites caravanes de tourisme « First Aid » qu’utilisent des médecins et infirmiers britanniques pour dispenser des soins d’urgence 24h sur 24, les queues devant le Centre de vaccination, en face du « Dôme » du forum associatif, ou devant les nouveaux bâtiments du Centre gynécologique installé par Médecins sans frontière, pour se prémunir contre toute tentation d’angélisme. Nouveaux car l’ancien a été saccagé et brûlé, dit-on, par des migrants mécontents qu’on y conseille des IVG.
            Il y a un bordel, dans la Jungle. Des Erythréennes s’y prostituent pour payer leur passeur, ou finir de le rembourser. Ici, pas de femmes nues assises dans des vitrines sous des lumières rouges, ni d’épaisses tentures de velours servant de cache-misère. Juste l’inscription sur une bâche, peu soignée, mais censée être attractive, « Sexii and Love » (sic). C’est un petit bordel, trop petit en tout cas pour empêcher que des viols surviennent la nuit, dans le mutisme des tentes familiales. Viols qui ne font souvent que succéder à ceux, bien plus nombreux, qui ont eu lieu sur le long chemin de l’exil, ou, dans une ancienne vie, au pays. Au crépuscule, on croise encore de toutes jeunes militantes ravissantes cheminant seules dans des zones beaucoup moins commerçantes, et plus éloignées de l’entrée. Elles ne semblent pas avoir peur : les bénévoles ne sont pas, loin de là, les plus exposées. Raison pour laquelle elles restent, à une ou deux exceptions près, les seules représentantes de la gente féminine qu’on puisse croiser dans les allées. Jessica s’en va, avec son sourire, après de nouvelles accolades. Heureuse et soudain fatiguée, pas plus émue que cela de dire au revoir à ces amis soudanais qu’elle ne reverra jamais, bien qu’elle ait pris leur numéro de portable. Ici, la notion d’adieux est quelque peu galvaudée.
            Francis regarde la pointure des chaussures robustes qu’on lui tend - comme les autres, il attend qu’on le lui propose, ne se jette pas sur les sacs de vêtements. La responsable du « Vestiaire », le local du centre-ville appartenant au Secours Catholique, où ma mère et d’autres Calaisiens bénévoles reçoivent, entreposent et distribuent des montagnes himalayennes d’habits, s’est trompée et a sorti du 41 au lieu du 43. Dans son carnet, ma tante prend note des requêtes, biffe les mauvaises infos, reprend les bonnes mensurations. Francis, en revanche, accepte le dentifrice et les incontournables chaussettes. Son voisin Kali, qui d’autres jours se fait appeler Mohamed, profite d’un 44 fillette. Aussi grand qu’émacié, il est dur à habiller, et passe son temps à chercher des ceintures adaptées pour tenir ses pantalons. Tarik accepte un anorak. Un autre, des gants et un bonnet. Pas de blousons de ski fluorescents, dans ces sacs. Trop repérables, la nuit. Le thé est très bon, et chacun prend bien soin de ne pas faire bouger la table bancale sur laquelle reposent toutes les tasses. Tout est une question d’équilibre. Mais l’heure tourne, et avant que la gêne s’installe, il est temps de rendre visite à une vieille connaissance de ma mère qui, apparemment, en a noué plus d’une. Sur le chemin, nous croisons Maya Konforti, une Californienne de San Francisco qui, après avoir rencontré un Français dans le Pas-de-Calais, a choisi de vivre ici la plus grande partie de l’année. Figure incontournable et quasi maternelle de la Jungle, elle fait partie de l’association l’Auberge des migrants et nous fait signe, l’oreille collée à son portable. Ce jour-là, le démantèlement n’était pas encore perçue comme une évidence, mais plutôt comme une nouvelle semonce d’un gouvernement soucieux de faire régner l’ordre au sein de Schengen, et de protéger les frontières britanniques.
            Un Calaisien militant nous apprend d’ailleurs qu’un Africain de sa connaissance est parvenu à passer, la nuit dernière, grâce à la « complaisance » d’un routier est-européen (ce sont eux qui acceptent de prendre les plus gros risques, jusqu’à aménager leurs cabines)... Nous n’en saurons pas plus. Au sein de la Jungle, on parle toujours davantage de ceux qui restent que de ceux qui sont partis. Parfois, les bénévoles reçoivent de leurs protégés des coups de fils reconnaissants des jours, voire des semaines plus tard : tel ce jeune Syrien longtemps hébergé par une Calaisienne et posant enfin, avec un grand sourire, devant le panneau « Aberdeen ». Il en aura coûté à sa riche famille quelque 15.000 euros pour le « rapatrier » en Ecosse, via quelque droit de passage supplémentaire à la plateforme logistique de Roissy.
            Bien que nous l’ayons croisé de loin une heure et demi plus tôt sur la route, à l’entrée de la Jungle, Lahajhan, 30 ans, semble toujours aussi heureux de revoir ma mère. Il ne vit pas ici. Il y a huit ans, quand il a été recueilli par le Secours catholique, cet Afghan plutôt grassouillet et s’exprimant dans un Français correct, n’était pas si affable. Prostré, hurlant, il avait dû être placé brièvement en institution psychiatrique : il n’avait pas simplement fui son pays à cause de la guerre, mais à cause de ses attitudes efféminées, qui lui avaient valu viols et passages à tabacs des Talibans, d’après le récit qu’il en avait fait à l’Ofpra. Il a depuis obtenu l’asile et, cependant, voudrait y retourner, même brièvement, ce dont tout le monde tente de le dissuader. S’il couche désormais en ville, dans un petit studio que lui loue pour un somme modique le Centre d’hébergement sociale et de réinsertion (CHRS) du Moulin Blanc, Lahajhan passe toutes ses journées ici, près de ses compatriotes. Il n’a pas besoin d’insister auprès de son ami, propriétaire du café dans lequel nous nous trouvons, pour pouvoir nous offrir le thé (variante afghane du Earl Grey soudanais, étonnamment proche de leur version française). Le patron, guère plus âgé que Lahajhan, vient nous serrer la main, nous sourit avec une certaine exubérance - il ne parle pas français, ni anglais, mais voudrait pouvoir le faire. Ce qui ne paraît pas être le cas de tous les Afghans présents.
            Outre le minuscule « coin bar » où nous nous trouvons, une dizaine de jeunes hommes en tenue pachtoune sont vautrés, déchaussés, à même le sol, devant un écran de télé diffusant des informations en boucle. Aucun ne sourit. Aucun ne parle. Ni ne semble regarder vraiment ce qui se passe à l’écran. Une bonne partie semblent engourdis, ou assommés. Tous ont les joues lisses, ressemblent à des combattants mais n’ont peut-être livré qu’une seule bataille : celle de l’exil. Pour eux, nous n’existons pas. Peu de choses existent, sinon l’Angleterre. Lahajhan, lui, ne cesse de répéter qu’il est « français maintenant », « qu’il aime son pays la France », pour bien se démarquer des candidats au passage - même si sa mère est restée en Afghanistan. Son père et son frère sont morts, eux, et, après toutes ces années de souffrances, Lahajhan se considère chanceux. Les Afghans de la Jungle sont majoritairement des hommes jeunes, là où les Syriens et les Irakiens sont venus avec toute leur famille et occupent la centaine de caravanes offertes par des Anglais, et arrivées, un comble, par ferry entiers. Un rouleau de billets de dix euros dépasse de la poche arrière du jean de Lahajhan (il vient de toucher l’allocation des demandeurs d’asile, d’une centaine d’euros) et ma mère lui fait les gros yeux, afin qu’il les range et soit un peu plus discret. Ce qui le fait rire. Selon lui, « il n’y a aucun souci ici ». Lahajhan, aujourd’hui, éprouve encore quelque difficulté à évaluer les risques. Dire qu’il se sent chez lui dans cette Jungle ne serait pas totalement excessif.
            Sur le chemin du retour, non loin d’un des nombreux abris servant de point d’eau, et près des grilles qui séparent le camp illégal des 1500 Legos blancs officiels voués à le remplacer, un imposant camion noir laqué semble se tenir prêt. Non à repartir, mais à s’ouvrir. C’est un « camion de scène ». Chaque jour ou presque des groupes musicaux venus de toute l’Europe viennent se produire sur sa scène amovible. Dans quelques jours, ce sera l’acteur britannique Jude Law qui, débarrassé de tous ses oripeaux hollywoodiens, viendra y lire des témoignages de migrants, et appeler la Grande Bretagne à aider la France à gérer plus humainement cette crise, après tout, humanitaire (les autorités françaises ne s’obstineront qu’à y voir une leçon de morale de la part d’une star millionnaire, comme la plupart des tabloïds britanniques). À l’arrière du camion est peint avec style, sans auréole mais doté de bras grands ouverts, un ange plus proche de la raie manta que du séraphin, ainsi qu’une inscription « Miracle Street », du nom de la fondation évangélique britannique qui l’a convoyé jusqu’ici. Un poids lourd qui, comme Lahajhan et des milliers de « migrants » et bénévoles, semble croire encore aux prodiges.
            Magie, encore : à proximité de l’endroit où notre voiture est garée, le long de la route défoncée, un marabout a érigé sa propre chapelle, un ensemble à la Facteur Cheval fait de toilettes customisées, de panneaux peints ou taggés, de fauteuils de récupération, de vastes moquettes roses déroulées à même le sol... De parasols que le climat local ne lui a pas encore permis d’ouvrir. De grosses lettres en plastique d’une cinquantaine de centimètre, prises on ne sait où, sont plantées dans la terre et forment le mot « MERCI. » Un des innombrables supports que les habitants du lieu utilisent pour communiquer avec le monde légal. Un fauteuil à accoudoirs est perché au sommet de la cahute principale, sur le toit, à une bonne dizaine de mètres de la terre ferme. Devant cet espace de devination, encore désert alors que s’élève déjà l’appel lointain d’un muezzin préenregistré, une étrange sculpture faite de boîtes de soda empilées a été dressée, à quatre mètres de haut, figurant une sorte de monument aux morts, ou aux vivants. On n’ose y toucher, de peur de le faire tomber. Mais, au regard des bourrasques maritimes qui balaient régulièrement la Jungle et le littoral, on se dit que les cannettes doivent être clouées, et l’oeuvre plus solide qu’elle n’en a l’air.
            À l’entrée du chemin de terre, des voitures vont et viennent, associatives ou privées, sous le regard impassible des CRS en faction, mais le ballet n’est déjà plus ce qu’il était deux heures plus tôt. Cheminant à pied, des militants alter mondialistes nous saluent au passage, bien que nous ne nous soyons jamais vus. On pourrait avoir l’impression que cette solidarité, cette dynamique d’empathie et ce vent de révolution vont s’arrêter net au bout de ce chemin, de cette route, mais c’est une illusion. La ville de Calais, la France, l’Europe, toute une partie du monde a définitivement tourné les yeux vers cette Jungle qui n’en est pas une. Bientôt, tout ce que nous venons de voir ressemblera à l’extrémité de la partie sud que nous longeons à présent : à ce bourbier stérile et totalement nu. À ce champ sans graines.
            Comme bien des visiteurs, réguliers ou sporadiques, nous avons du mal à partir, comme si les centres d’intérêts, les pôles mentaux s’étaient inversés. Un policier, me voyant prendre en photo ce terrain vague auquel ressemblera bientôt l’ensemble du camp - la tabula rasa dont on fera des écoles, des crèches, des lieux de culte et des commerces, quoi qu’on prétende - s’avance vers moi mais il n’y a rien à photographier, rien du tout, cette fois, et je l’entends faire demi-tour et de guerre lasse réintégrer son fourgon, où il passera la nuit, et sans doute celles qui suivront jusqu’au Grand Jour, où tout sera détruit.
            Sur la route, des camping-cars et des caravanes reviennent du Platier d’Oye. Le Platier d’Oye est une réserve naturelle classée. On vient y observer différentes espèces migratoires comme le sterne caugek qui, chaque hiver, regagne les côtes d’Afrique, ou le bécasseau sanderling qui niche, lui, à la frontière du cercle polaire : Canada, Sibérie etc... De nombreux sentiers découverte le parcourent, sinuant entre les dunes hérissées des oyats qui les soutiendront au fil des années - car il est avéré que même les dunes se déplacent. En 2015, plusieurs aménagements y ont été apportés, dont deux belvédères d’où l’on peut, quand le ciel le permet, apercevoir la Manche et les côtes anglaises.

O.S. le 4.03.2016

Pour plus d'informations sur le sujet : https://www.laubergedesmigrants.fr/fr/

NOUVELLE

Photographie D.R.

Une nouvelle inédite bizarrement intitulée "Captain B. Vs Richard B." : une histoire de fusée et de musicien fatigué...


Captain B. Vs Richard B.

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  « Diddy wah diddy wah ! » fredonnait Capitaine Cœur-de-bœuf en époussetant ses bottes, assis sur une grosse pierre jaune. Il avait écouté tous les disques. Ses 33 et ses 78 tours, il les avait longtemps stockés chez lui, dans deux énormes réfrigérateurs qui occupaient la moitié de leur caravane. Puis, il y a des années, il avait conduit tous ses albums, même ceux de Delta blues, près du fleuve Mojave, et avait laissé le soleil faire son œuvre. Le soir, lorsqu’il était revenu, il n’y avait plus sur la large rive caillouteuse qu’une flaque noire et visqueuse, qui lui fit plus penser à du pétrole qu’à une mare de son propre sang. Puis, tout comme il avait abandonné la musique, il abandonna la peinture. Au milieu des flammes, ses toiles n’avaient pas l’air beaucoup plus subtiles que le sourire de Howlin’ Wolf. Quant à sa chair, elle était en plein désert. A penser à Scylla qui, à cet instant, devait toujours guetter son retour depuis le marchepied, emmitouflée dans un peignoir si usé qu’il en était quasi devenu sexy.
« Diddy wah diddy wah !»
Il salua d’autres pierres, il salua les serpents – même un mocassin ne parvint pas à l’inquiéter. Il partait, pour de bon. Les crotales et les scorpions le respecteraient pour ça. Cette nuit, le chant des coyotes serait un message de bienvenue. Il n’avait pas à s’en faire. Avant de partir, il s’était assuré que le réservoir de la Volvo était plein - Scylla aurait assez de carburant pour rallier Palmdale et, si l’envie lui en prenait, une nouvelle vie. C’était la seule ombre à sa fuite : Scylla, en pleurs. Elle était toujours si moche quand elle pleurait, comme c’était parfois le cas chez les jolis minois ; ils n’avaient pas le recul nécessaire pour supporter les larmes, alors ils s’effondraient sur eux-mêmes, se tordaient dans de terribles grimaces… Elle était venue l’interviewer pour Rolling Stone il y aurait eu bientôt trente ans. Une étudiante. Elle bégayait, se trompait dans les titres et n’écoutait pas les réponses. Sous son petit calepin énervé, son genou était nu, saillant comme ces rochers.
Il l’avait rebaptisée Scylla parce qu’à l’époque son cabot s’appelait Charybde. Il baissa les yeux sur ses paumes, qui portaient encore les stigmates des longues heures qu’il avait passées à creuser la caillasse pour protéger sa dépouille du regard perçant des vautours. Dure, dure était la rocaille. Il ôta son chapeau haut de forme comme en un nouvel hommage à cette vieille Terre bornée, et s’essuya le front avec un mouchoir où quelqu’un – sa mère ? - avait jadis brodé ses initiales,DGV.
Il n’aurait jamais cru qu’il se perdrait si vite. Puis il comprit que c’était le sens de sa présence qui faussait tous ses repères. Aujourd’hui même les antiques éoliennes du Tehachapi lui paraissaient différentes. Déplacées.
Le soleil allait bientôt être à son zénith et Capitaine décida de quitter le sentier. Il allait falloir qu’il cesse de réfléchir – une gageure, dans ces parages. Se concentrer sur la marche, sur la chaleur qui montait du sol en fine brume vipérine. Sur les craquements rauques des cailloux sous ses semelles. Sur la discrète musique du lieu – c’était son sang, son sang affolé par toute cette sécheresse, qui donnerait la mesure. Tchic tchac, tchac boum boum. Tchic tchac. Tchac boum boum. Il se battit les cuisses et éclata de rire, la musique était là, tout autour, il la sentait.
Il fit escale à l’ombre d’un arbre de Josué. Il avait rehaussé l’eau de la gourde d’un doigt de rhum, histoire de basculer dans une douce ivresse légère, progressive. Il avait utilisé le rhum dont Scylla se servait quand elle se lançait dans la cuisine, pas ses vieilles bouteilles de Rhum agricole - il espérait que, plus tard, Ry et l’homme Wazoo, et aussi quelques membres du Band (c’était bien le moins qu’il pouvait attendre) feraient le déplacement pour trinquer à sa mémoire. Du moins si ces crétins se rappelaient le chemin. Pendant toutes ces années, il s’était appliqué à faire le vide autour de lui. Il ne voulait plus personne entre lui et l’art. Puis il avait découvert avec stupéfaction qu’en fin de compte c’était l’art lui-même qui s’interposait entre lui et les choses, qui constituait l’écran, l’obstacle invisible. Et à présent il s’apprêtait à se livrer au monde tel qu’il était : nu, débarrassé de ses parasites. Ce serait là l’ultime mue de Capitaine Cœur-de-Bœuf.
Heurtant le sol, sa vie, instantanément, se transformerait en art. En art pur. Et sa vie, comme son œuvre, entrerait dans la légende. Chaque gorgée le rapprochait de son destin. Il était mort avant sa mort, et vivrait après sa vie.
Il se tourna, épousseta sa queue de pie et quitta l’ombre du cactus. Devant lui, la poussière qu’il soulevait scintillait de mille et un éclats : borax, fer, argent…
« Diddy wah diddy wah ! Diddy wah diddy wah !»
Toutes les saloperies qu’il avait pu commettre s’éparpilleraient dans cette poussière ; tous les mensonges qui l’avaient blessé, toutes les frustrations, toutes les déceptions d’une vie entièrement dédiée à la création. Même les misérables infidélités de Scylla, qu’il avait pourtant, comme sa musique, laissées fondre au soleil. Tout deviendrait rien, rien serait tout. Dans ce désert, toute chose valait son contraire. Il s’arrêta, ouvrit sa braguette et visa, fermant l’œil gauche, une carcasse de gerboise.
« Diddy wah…. Diddy waaaah…»
Brusquement, la dépouille pelucheuse disparut, puis reparut, et un spasme lui électrisa l’échine tandis que l’urine continuait tranquillement à éclabousser le bout de ses chaussures. Le processus commençait.
Il se rappela qu’il avait son chapeau et le remit bien droit.
S’il ne voulait pas rôtir avant la nuit, il lui faudrait gagner le Tehachapi dès ce soir. Son corps était déjà plus lourd, plus lent, se faisait aussi rétif qu’une vieille mule qui aurait deviné le sort qu’on lui réservait.
Il voulait voir la nuit. Ce serait sans doute la plus belle, la plus profonde de toutes les nuits, après cette journée de lumière et d’éblouissements. Il avait envie d’avoir froid une dernière fois ; il cracha dans ses mains et commença à escalader. Il sentait ses poils se hérisser au contact des pierres - ses paumes saigneraient, mais ne l’empêcheraient plus de se hisser au sommet. Signe incontestable qu’il avait franchi une autre étape, les lois du désir s’étaient inversées : l’important, l’attrayant à ses yeux, ce n’était plus la nouveauté mais l’ancien, l’ultime partition du connu et du familier.
« Diddy wah... »
C’est pourquoi, quand parvenu tout au sommet il aperçut la fusée, le premier sentiment qu’il éprouva fut la colère.
De l’autre côté du Tehachapi, au milieu de nulle part, une petite fusée blanche s’élevait, flanquée de tentes rondes et de camions aux citernes chromées, telle un majeur dressé vers l’Azur - aussitôt, il se mit à descendre - et plus il s’en approchait, hypnotisé, fasciné, plus ce majeur lui semblait énorme.
Vulgaire.
Il avait suffisamment étudié la carte des lieux pour savoir qu’il n’y avait aucun site militaire dans cette zone – le premier se trouvait plus au nord, vers Hesperia, à des centaines de kilomètres. Puis il réalisa qu’aucun des camions, qu’aucune des tentes n’arborait le kaki honni : tous étaient blancs, frappés de deux lettres rouges et stylisées.
VG
Il n’avait jamais vu ce sigle. Comment aurait-il pu ? Les seules nouvelles qui lui arrivaient étaient celles, dérisoires ou alors amplifiées, que Scylla lui rapportaient de Palmdale avec les courses du mois. Et, malgré ses velléités journalistiques, Scylla n’avait jamais été très au fait de l’actualité économique.
Il se gratta la nuque. Son vieux chapeau ne l’avait pas protégé – il regarda ses avant-bras, ses poignets… Ils bouillonnaient.
Le campement était plus loin qu’il ne semblait et il dut encore marcher une bonne heure (outre sa gourde et son chapeau, il avait aussi tenu à prendre sa montre à gousset) avant d’atteindre la première tente, qui de fait n’était pas une tente mais un hangar en toile ignifuge. Plusieurs fûts marqués « Inflammable » formaient un demi-cercle, une dizaine de mètres devant l’entrée.
Un homme était assis sur l’un d’eux, lui tournant le dos, ses tennis de toile, dans lesquelles il était pieds nus, touchaient à peine le sol. Il avait de longs cheveux blond roux grisonnants et, sous les manches relevées de sa chemise, ses avant-bras étaient couverts de crème solaire. Ils étaient si blancs, si uniformément blancs, frais, que Capitaine ne put s’empêcher de tendre la main pour les toucher - sa botte écrasa une branche morte.
« Après mûre réflexion, déclara l’homme qui plia son journal sur ses genoux (le Times, découvrit Capitaine), il ne serait pas inutile d’avertir aussi Buckingham. Je ne déteste pas suffisamment la Reine pour la laisser dans l’ignorance… »
L’homme parut réfléchir : 
« Par ailleurs, je n’aime pas suffisamment les gens de Downing Street pour leur faire ce privilège. Ils le sauront tous en même temps, qu’en penses-tu ? Jerry ?»
L’homme fit volte-face. Il affichait une élégante barbe de trois jours et une expression qui trahissait moins l’effroi que la surprise. Dans un second temps pourtant, ses yeux bleu délavé s’écarquillèrent. Il sauta de son fût et lui serra la vigoureusement la main. L’étreinte était virile, sincère et, au grand dam de Capitaine, presque agréable. Capitaine laissa à son propriétaire le soin de prendre la parole.
« Don Van Vliet ! En chair et en os ! J’avais bien entendu des rumeurs selon lesquelles vous viviez dans le coin... fit l’homme. C’est incroyable, n’est-ce pas, que nous nous rencontrions ici... à ce moment précis ».
 Puis, voyant que Capitaine ne bronchait toujours pas, l’homme ajouta :
« Richard Charles Nicholas Branson. Vous êtes une de mes références. »

*

L’homme (qui insistait pour qu’il l’appelle « Richard »)  était loquace. Pas loquace comme ces pipelettes de studio. Loquace comme qui vivrait un événement trop grand. Et cet événement, apparemment, ce n’était pas lui.
C’était la chose oblongue. Elle lui rappelait un film de science-fiction qu’ils avaient pris un soir en cours de route sur leur télé noir et blanc. Dans cette scène, des hommes singes s’étripaient autour d’un monolithe.
Des représentants des deux sexes s’affairaient à présent au pied du machin, comme autant de zélateurs d’un culte interdit. Sous leurs bobs et leurs chapeaux de paille, ils semblaient suer sang et eau et ne levèrent la tête que pour héler avec affection « Richard » (tout le monde l’appelait Richard, donc). Richard lui expliqua tout.
Comment lui, ou plutôt comment Virgin Galactica, son groupe - il fallait garder les pieds sur terre - s’apprêtait à lancer le premier voyage touristique de masse dans l’espace. A près de cent kilomètres d’altitude.
A quel point le premier véritable test, qui allait avoir lieu dans deux jours, avait éveillé l’intérêt de tous les médias de la planète.
Combien nombreux étaient les aléas, les imprévus techniques et administratifs d’une telle entreprise. Il n’avait pas fermé l’œil de la nuit.
L’homme sourit et tira de la poche arrière de son treillis une petite feuille pliée en quatre.
Capitaine prit la liste qu’on lui tendait. Une dizaine de noms étaient imprimés. Il n’en connaissait aucun. Si, un. Le guitariste d’un vieux groupe de rock blanc dont Scylla disait pour plaisanter qu’ils étaient assommants comme les pierres.
« Keith Richards, lut-il.
- On a déjà trois personnes en attente pour le dernier siège. Bob De Niro tarde à m’envoyer son check-up. Au pire, la petite Hilton prendra le prochain vol. Avec Poutine, Bono et le dalaï-lama »
Toute la difficulté, selon lui, consistait à ménager les susceptibilités. Il avait appris par voie de presse que certains chefs d’Etat, dont il tairait le nom, n’avaient pas pris la peine de postuler, certain que lui, Sir Richard Charles Nicholas Branson, leur avait spontanément réservé une place d’honneur… Son sourire s’élargit.
Il avait une dentition parfaite.
Capitaine était secrètement impressionné.
« Ce désert a toujours attiré les chercheurs d’or » déclara-t-il solennellement.
L’homme d’affaire le regarda puis, l’imitant, se tourna à son tour vers la fusée, qui paraissait de plus en plus pâle et pointue à mesure que le soir tombait. Capitaine sentit dans sa chair se planter les crocs venimeux d’une sensation dont il s’était cru à jamais immunisé. Il dévissa le bouchon de sa gourde et s’offrit une rasade - une rasade si longue qu’il la vida. Il la secoua, lapa la dernière goutte à même le goulot. Son interlocuteur était rivé à ses lèvres.
« Combien ? demanda-t-il en s’essuyant la bouche sur les galons de sa manche.
- Six places. Mais les prochaines navettes seront plus spacieuses.
- Le ticket. Le tarif pour grimper là-dedans.
- 200 ou 300 000 dollars… dans cet ordre d’idées... La moitié de la moindre croûte à la Basel de Miami Beach »
Capitaine voulut lancer une des paraboles énigmatiques dont il avait le secret mais se tut, captivé par l’effet du crépuscule sur le fuselage. Au loin, un coyote hurla, superbement anachronique. Des paroles de ses anciennes compositions - Big Eyed Beans from Venus, Moonchild… - lui revenaient par bribes, l’emplissant d’une douce mélancolie. Il entendit qu’une voix l’invitait à rester (« Soyez notre hôte ») mais ne prit pas la peine de répondre. Cet endroit, conclut-il, avait le Truc.
Ils dînèrent à neuf heures précises autour d’une grande table de bois installée au pied de la fusée blanche. L’homme nommé Richard avait tenu à ce qu’il s’asseye à sa droite. En face d’eux, un jeune couple d’ingénieurs batifolaient en noyant un tajine aux miel - opulent mais trop sec à son goût -, de grands verres de vin rouge. A un moment, la fille, esquivant un baiser, voulu savoir quel était son «  style musical » puis éclata de rire alors qu’il tentait une définition. La tête lui tournait. Il avait la bouche pâteuse. Elle ressemblait à Scylla.
Toute la nuit, il retourna le problème dans sa tête. Une Indienne polyglotte en turban blanc l’avait installé dans une tente, avec deux hommes qui sentaient l’eau de toilette et qui ronflaient déjà lorsqu’il arriva, titubant. La couchette était très confortable, mais il dormit mal. Au plus profond de la nuit, il chassa une petite chauve-souris rose qui s’était nichée au creux de son bras, fuyant les vents du désert. Lorsqu’il se réveilla, les deux autres couchettes étaient vides, et leurs draps déjà tirés. De dehors des bruits lui parvenaient, mais il n’en identifiait aucun. Un bongo décoratif traînait dans un coin, sur le tapis luxueux. Il l’attrapa et le coinça entre ses cuisses. Il commença par frapper très fort, espérant sans trop y croire voir apparaître, dans l’ouverture, le minois de la fille ingénieur de la veille. Puis soudain il s’arrêta, prit son chapeau, enfila sa queue de pie à même son torse et sortit.

2
 
Une expérimentation atomique, ou un raid extraterrestre avaient eu lieu, car le camp était plus désert que le désert. Capitaine remonta sa manche, se grattant tout en pivotant lentement à 360°.
« Diddy wah diddy… » murmura-t-il.
Il sortit sa montre à gousset de la poche de sa veste. La rangea. Plaisanterie, canular, songea-t-il. Tous. Vaste farce. En mon honneur.
Mais déjà les silhouettes de deux hommes se dessinaient dans l’éther blanc cassé du désert. On aurait juré des peintres en bâtiments. Salopettes blanches, casquettes blanches, teint crayeux. Ceintures bardées d’outils. L’un portait des seaux. L’autre une sorte de tuyau - en plastique gris. Capitaine les laissa patiemment arriver à son niveau. Aucun n’exhibait le sigle
 VG
« Je voudrais parler à votre chef »
Les hommes se regardèrent.
« A Richard » ajouta Capitaine.
« Je voudrais savoir où se trouve la femme ingénieur du dîner d’hier soir »
Richard se redressa brusquement sur son fauteuil.
- Un peu de thé ? »
Capitaine secoua la tête. Son hôte s’étira comme un chat et ôta d’une grimace les pieds de son bureau. Un bureau en forme de U. Enseveli sous des piles et des piles de dossiers. De candidature, sans doute. Capitaine identifia à des télescripteurs trois grosses machines blanches qui émettaient de petits bip à intervalles réguliers. Peut-être du morse.
« Mes fax, soupira Richard. On n’a pas de réseau ici. Et mes ingénieurs m’ont interdit le GPS. A cause de la navette. Pour les parasites. Ni DGPS ni WAAS, donc. De toute façon, je n’ai aucunement confiance en l’USAF »
Il se tourna vers une des machines et arracha la langue de papier qu’elle tirait. Richard lui tendit la feuille, l’agitant jusqu’à ce qu’il la prenne.
Les caractères étaient trop petits et Capitaine n’avait pas de lunettes. Dans une colonne, en face, des chiffres étaient entourés d’un rouge vengeur.
« Les triglycérides de Bobby, commenta Richard. Il m’avait pourtant promis qu’il n’irait pas avec Grace à la Mostra. Vous savez comment on l’appelait, quand il était gosse ? Bob le laiteux. Parce qu’il était blanc comme un linge. Mais ce n’est pas tout »
Richard lui reprit la feuille des mains et lui en confia une autre. Cette fois, il n’y avait pas de chiffres. Pas de ronds rouges. L’en-tête représentait juste un chandelier sur fond bleu.
« Peres s’est décommandé, soupira l’entrepreneur. Difficile de lui en vouloir, à lui ! En tout cas, c’est un scoop, n’est-ce pas ? Autant d’Etat que nécessaire, aussi peu que possible !
Capitaine se mit à effiler son bouc :
« Tilton ? Hilton ?
- Paris ? »
Richard le dévisagea et hocha lentement la tête. Les plaques de crème qu’il avait sous les yeux commençaient à se craqueler, à ressembler à ce que Capitaine s’imagina être la surface volcanique de Mars. La planète rouge.
« C’est toute l’ironie de la chose, poursuivit son interlocuteur. Elle ne vient que s’il y a Bobby B. Elle l’avait croisé sur le plateau des Aventures de Rocky & Bullwinkle quand elle avait 19 ans. On venait de réussir à les placer côte à côte. Très beau, votre chapeau, Don.
- Et la fille ingénieur, je peux la trouver où ?
- Caroline ? Elle doit être à la navette. S’occupe des réacteurs »
Il s’empara de la tasse noire qui se trouvait devant lui et la leva haut au dessus de sa tête :
« Au moins, buvons à la création de l’Etat Palestinien !»
Dehors, le vent s’était levé. Capitaine reboutonna son col et remit son chapeau. Se contentant de se gratter l’intérieur du coude à travers la veste. A une centaine de mètres de l’endroit où il se trouvait, le fuselage virginal s’élevait au delà des hangars, de leurs habitants et de leurs petites manigances.

Il se rendit directement à la fusée, la quittant le moins possible du regard.
Et n’y trouva personne.
Privée de ses adorateurs, elle lui paraissait même légèrement plus petite. Plus menue.
Il se demanda si Bobby n’avait pas tout fait capoter puis chassa aussitôt cette pensée de son esprit.
Les noms propres et les sigles commençaient à le contaminer, tourbillonnaient autour de sa mémoire comme une ceinture d’astéroïdes…
Il s’approcha de la fusée et imposa sa main sur le fuselage.
C’était froid.
Lisse comme une fesse de journaliste.
Tendu comme une peau de tambour.
Il ferma les yeux, se concentra. Un jour, il avait fait redémarrer la vieille Oldsmobile de l’homme Wazoo. Comme ça, rien qu’en posant sa main sur le capot.
Mais, des années plus tard, quand, à la fin d’un de ses concerts, il était venu en coulisse lui rappeler l’anecdote, l’homme Wazoo avait oublié. L’homme Wazoo avait la mémoire courte.
Il rouvrit les yeux. Il n’avait ressenti aucun frémissement. Rien. Il regrettait de ne pas avoir un bongo sous la main, même décoratif.
Puis il se rappela la raison de sa présence au pied de la fusée et, tournant les talons, se remit en chemin. Au sein du campement vide, balayé par les rafales.
Comme si leur seule vocation était de le faire mentir, deux silhouettes réapparurent. L’une portait un seau. L’autre un tuyau.
Le reconnaissant, les deux hommes lui firent un petit signe de tête, de loin. Se figeant quand Capitaine se dirigea vers eux. Mais Capitaine Cœur-de-Bœuf avait décidé de se montrer d’une amabilité exquise.
« Votre chef est un petit plaisantin, leur dit-il. Je cherche une femme ingénieur du nom de Caroline »
Suivant des câbles qui, à la façon de boas en rut, s’entrelaçaient inlassablement dans la poussière, Capitaine commençait à saisir. Dieu jouait avec lui. Le promenait de Charybde en Scylla comme il l’avait fait jadis avec Ulysse. Ou Jason - ses années de lycée étaient loin !
Capitaine se mit à fredonner - déjà il entrevoyait le grand hangar que les deux ouvriers lui avaient décrit comme étant le «  bloc d’assemblage B1 ». Il s’étonnait, d’ailleurs, de ne pas l’avoir remarqué la veille, depuis le sommet du Tehachapi. C’était le seul hangar rouge – au sigle de se contenter de la peinture blanche. Il était aussi construit en dur et son toit semblait légèrement enflé, comme un début de panaris.
Capitaine souleva son chapeau et s’essuya le front. Lors de ses précédentes escapades, il avait remarqué que, dans ce désert, le vent cessait souvent de souffler vers midi, au moment où le soleil était au plus haut. Le vent du Mojave était vicieux, comme ses habitants les serpents, les scorpions, les yuccas et le monstre de Gila. Les araignées-loups et les humains qui le peuplaient.
Il se baissa, épousseta ses bottes avec son mouchoir et entra dans le hangar. De l’intérieur, il semblait encore plus grand.
Ils étaient donc là, les zélateurs du monolithe. Il y en avait bien une centaine. Instinctivement, Capitaine sortit sa gourde. Puis il se rappela qu’elle était vide. Il fit quelques pas en avant, ébloui par le champ de néons blancs.
Une sorte de B52 se trouvait là. Un B52 à deux cockpits, à la ligne futuriste. Spécialement profilé, sans doute, pour permettre le ravitaillement en vol de la fusée. Le VG était cette fois suivi de l’inscription complète Virgin Galactica. L’endroit sentait l’huile moteur, la soudure et la sueur. Pas le sable ni l’eau de toilette. Encore moins le parfum.
Hommes et femmes étaient, pour la plupart, en simples tenues civiles – et quelques autres, ceux qui travaillaient sur l’avion, en vulgaire bleu de travail. Mais tous portaient des badges, avec leur prénom.
Et des casques blancs.
Capitaine porta la main à son chapeau. Hésita à le laisser. Une main se posa sur son épaule, le faisant sursauter.
Cela faisait bien dix ans que Capitaine n’avait pas vu de représentant de l’autorité. L’homme ressemblait peut-être à un policier, mais aucune arme ne pendait à sa ceinture. Il voulait vérifier son « accréditation ».
 « Tout ce que je veux, c’est parler à Caroline » déclara Capitaine.
L’homme à l’insigne parut se détendre :
«  Vous venez pour le spectacle, c’est ça ? Pour le concert de l’inauguration ?
- Elle s’appelle Caroline et elle est ingénieur. D’habitude, elle travaille sur les réacteurs de la fusée »
L’homme l’avisa des pieds à la tête, de nouveau inquiet.
« Une grande brune, continuait le visiteur. Plutôt mince »
L’agent de sécurité abdiqua et s’empara de son talkie-walkie.
« Philip ? Essaie voir si tu pourrais pas me trouver une certaine Caroline. Une ingénieur. Ouais. Elle travaille sur la navette.
- Sur les réacteurs »
L’agent le regarda un instant, puis hocha la tête :
« Philip ? Ouais. Sur les réacteurs de la navette »
Stoïque, Capitaine Cœur-de-Bœuf se laissa conduire dans la petite cabine vitrée qui se trouvait à leur gauche, dans un renfoncement. Il s’assit sur la chaise qu’on lui proposait. Sur le bureau, qui n’était pas en U, un numéro récent de National geographic côtoyait un Penthouse écorné. La couverture du National geographic représentait une baleine.
« Vous jouez dans quel groupe ? Ce serait pas Deep Purple par hasard ? Vous n’êtes pas le premier à nous rendre une petite visite vous savez ! Il y a quinze jours, un Malcolm machin-chose s’est pointé. Un pote de Richard. Un type bien. Très sympa. Vous auriez vu comment était habillée sa femme ! Vivienne, elle s’appelait. Rosbif, elle aussi. En tout cas, ils avaient leur accréditation »
Capitaine ferma les yeux.

Quand il les rouvrit, l’affreux rouquin avait laissé place à une grande brune en civil qui portait un casque et un joli badge prénommé Caroline. Capitaine sourit. Des paroles de Her Eyes are a blue million miles se mirent à lui trotter dans la tête. Il prit la main qu’elle lui tendait :
« Hier soir, à ce dîner, le vin m’a quelque peu obscurci les idées. Mais, pour vous donner une définition plus claire de ma musique, voilà... J’écris de la musique de noirs pour les blancs »
Après réflexion, il ajouta :
« Pour les blancs qui n’aiment pas la musique noire »

3
 
La femme ingénieur n’avait pas davantage aimé cette définition. Et voici que maintenant lui-même doutait de sa pertinence ! Etendu sur sa couchette, immobile sous la tente qui sentait l’eau de toilette, Capitaine observa les mouvements de la toile qui, sous l’effet des rafales, se contractaient. Se dilataient. Se contractaient. Puis se dilataient. Sans le moindre rythme. Sans donner naissance à... rien. Quand, sur la rive du fleuve Mojave, il avait jeté l’allumette d’une main empestant l’essence, le visage de Howlin’ Wolf avait continué à lui sourire. Le vieux bluesman n’avait pas eu peur de lui. Même quand les flammes l’avaient gondolé et rendu totalement anonyme, même quand elles avaient transformé sa guitare en brindille, il n’avait pas eu peur de la colère et de la déception de celui qui avait si longtemps abreuvé à sa musique. C’était à présent qu’Howlin’ Wolf avait peur. Car il comprenait désormais ce que signifiait n’être qu’un mot dans le crâne d’un amnésique. Capitaine déglutit roula sur le flanc, cherchant des yeux sa gourde.
Même Bo Diddley peinait à se frayer un chemin jusqu’à sa bouche.
Quand il tenta de se relever, la tête lui tourna.
Lorsqu’au pied de la fusée, Richard l’aperçut, il l’invita à s’asseoir près de lui (« Il n’y a rien de mieux qu’un repas gratuit, Don ! »), à sa droite comme la veille - il avait à lui parler. Mais quand la femme qui ressemblait à Scylla arriva au bras de son ingénieur, elle l’ignora et alla s’asseoir à l’autre bout de la table. Sur le tabouret qu’elle avait occupé se trémoussait, au rythme d’une musique invisible, une blonde très blonde, très jeune et très maigre qui ne cessait de rire et de faire tinter, à chaque fois qu’elle portait son verre à ses lèvres, ce qu’elle faisant sans cesse, n’y prélevant que quelques gouttes, d’énormes bracelets qui, sur ses poignets aux os de poulets, sonnaient comme les grelots d’un fou.
Son voisin de droite vint doucement cogner son verre contre le sien. Il avait plusieurs restaurants à New York et à Londres et connaissait par cœur certains de ses titres. Il lui en avait déjà débité quelques-uns a capella, et « à la virgule près ». Capitaine le crut volontiers. Il se contenta de hocher la tête, jetant parfois par dessus son épaule un regard à la fusée.
A la fusée blanche.
Prête à décoller.
Quand il se retourna, le restaurateur lui trouva un mauvais teint. Ca lui arrivait souvent aussi, à lui aussi. Soucis, décalage horaire. Et pour ça, il avait ce qu’il fallait. Il suffisait juste d’être discret. Et de savoir doser. Comme en cuisine.
« Richard est devenu très strict, avec toute cette histoire de navette. Vous avez pu la voir ? La navette de Richard ?»
Capitaine pivota de nouveau et acquiesça en lampant le fond de son verre.
« Elle est juste derrière nous » lâcha-t-il, sans acrimonie particulière.
Le tajine lui paraissait meilleur que la veille. Moins sucré. Ou était-ce le vin qui était plus salé ? Les mots, dans son esprit, ne cessaient d’échanger leur place. Il s’apprêtait à demander confirmation auprès du restaurateur quand il s’aperçut que ce dernier le regardait d’un air peiné.
« Vous moqueriez vous de moi ? »
Capitaine se demanda si ses paroles n’avaient pas franchi ses lèvres avant qu’il s’en rende compte. Etrangement, il n’éprouvait aucune colère.
« Je trouvais juste que le tajine était meilleur que hier soir » lui dit-il.
Ce n’est pas de cela que je vous parle, rétorqua l’autre.
Capitaine voyait bouger les lèvres de son voisin, mais ne les entendait plus.
Je vous parle de la navette, continuait le restaurateur.
Je voulais juste définir ma musique, fit Capitaine en se levant, cherchant des yeux la femme ingénieur. Mais d’une main l’autre se força à se rasseoir.
« Excusez-moi. J’ai vraiment cru que vous vous fichiez de moi. Vous pensiez vraiment que cette fusée… »
Cette fois, ils se tournèrent simultanément vers elle.
« Était la navette ? » poursuivait l’autre.
Capitaine l’observa et sourit. Le son des mots était revenu. Peu à peu, le sens leur emboîta le pas et Capitaine Cœur-de-Bœuf se tourna brusquement vers son voisin. Qui lui rendit son sourire au centuple.
« Damien serait content, lui confia celui-ci. Ou alors il s’en ficherait. Il est si imprévisible !
- Qui est Damien ? » s’entendit-il aboyer.
Un nouveau nom propre, Capitaine.
Le prénom de l’artiste qui a conçu cette « fusée » dont vous me parlez. J’ai du mal à croire que vous ne l’avez jamais entendu prononcer, même au plus profond de ce désert. C’est sans conteste le plus riche de la planète. A l’en croire, elle incarnerait le rêve de l’Espace. Le rêve primitif, atemporel, totémique, priapique (le compte y est, je crois) de la conquête de l’infini par l’homme. Chez Christie’s, ils l’estiment déjà – en interne, cela va sans dire – à plus de cinq cent mille dollars. Mais quand la navette de Richard décollera, la vraie Capitaine, sa cote devrait tripler. C’est du moins ce que m’a dit un ami.
« On comprend pourquoi ils n’arrêtent pas de l’astiquer » conclut le restaurateur.
En face, la blonde aux os de poule éclata de rire. S’essuya aussitôt la bouche de ses doigts aux ongles de nacre.
Alors que ce n’était pas de la nacre, juste du vernis.
« Don ? »
La voix était familière. Rassurante. Capitaine pivota vers sa gauche. Le visage de Richard lui sourit, penché au dessus de son assiette, quêtant son attention :
« Sammy vous a parlé de son petit projet ? Tous ses restaurants possèdent une vraie scène, vous savez. Ils ne leur manquent plus qu’un vrai public. Un peu comme à vous, car, soyons honnêtes mon ami, vos disques ne rapportent pas un kopeck. Je suis bien placé pour le savoir !»

C’était peut-être cela, le désert.
Ca n’avait peut-être rien à voir avec les Mohaves, les Dipodomys et les Chuckwalla. Les tarentules et les crotales. Le désert, c’était peut-être juste un grand endroit creux, où le moindre mot, la moindre pensée, le moindre songe ne trouvaient écho qu’en vous-même.
Un endroit blanc comme la navette de Virgin Galactica où il prit place sous l’œil amusé de Richard Branson. Au milieu des passagers en uniformes, il paraissait plus étrange que jamais, avec son treillis couleur sable et ses tennis de toile.
Il ne leur parlait pas, se bornait à leur adresser de petits signes – de reconnaissance, d’envie, d’optimisme, ou juste de sympathie – car il savait qu’ils ne l’entendaient plus. Seuls les passagers, déjà, pouvaient s’entendre et se parler, par l’intermédiaire des petits micros disposés dans les casques.
« Les résultats de votre prise de sang sont excellents, Don » : la voix de Richard résonnait encore à ses oreilles.
Coincé par ses harnais, Capitaine chercha du regard la fille blonde parmi les autres rangées. En vain. L’homme assis à côté de lui sourit. Son visage ne lui était pas étranger.
Puis une voix lui parla dans le casque : douce, parcimonieuse. C’était presque un murmure. Les lèvres de l’homme coïncidaient. C’était son voisin qui lui parlait. Il lui demandait qui il cherchait ainsi du regard.
Je croyais que Paris devait être à côté de vous, lui dit Capitaine, assourdi par sa propre voix. Il comprenait pourquoi l’autre murmurait.
L’autre disait :
Quand j’ai su qu’elle venait, j’ai fait semblant de décommander. J’ai envoyé un faux check-up.
Vous n’êtes pas allé à la Mostra ?
L’homme secoua la tête en souriant :
Je n’étais pas à l’écran.
Puis l’homme ferma les paupières et Capitaine sentit une sorte de poids de 1 Kg s’élever dans son estomac. Il se pencha, regarda par le hublot et vit qu’ils décollaient.
Les nuages succédèrent à la Terre, puis l’azur aux nuages. Au bout de quelques minutes, l’azur, qui n’avait jamais semblé si pur, se mit à s’assombrir. A se teinter de pourpres et de roses, d’ors, de rubis et d’émeraudes qui, à leur grand regret, commencèrent eux aussi à se mélanger et à se contaminer. La palette céleste devenait folle, malmenée par un pinceau subjugué par son propre pouvoir, par l’étendue de sa propre Autorité. L’obscurité vint comme une sanction – à quoi sert la création si plus personne n’est en mesure de la contempler, de la distinguer ?! Mais, comme s’il fallait déjà l’alléger, des centaines, des milliers d’étoiles se mirent à briller.
C’était plus que Capitaine n’en avait jamais vu depuis la caravane. Toutes les constellations s’offraient, désormais complètes, à la façon de palimpsestes dont le retour flamboyant éclipserait les motifs plus récents, et jusqu’au support lui-même. Elles étaient là, en suspension, de l’autre côté du hublot. Dansant à travers leurs seuls scintillements. Leurs seuls souvenirs. Capitaine tendit le doigt. Il pouvait les toucher.
Il en avait la certitude.
Puis les moteurs s’éteignirent et les harnais se débloquèrent. Capitaine, dans l’instant, se sentit monter et c’était cela, exactement cela : il s’élevait dans l’habitacle et tous les autres passagers faisaient de même, se transmettant leurs plates excuses quand il leur arrivait de se frôler. A un moment, Capitaine retrouva Bob, comme lui la tête à l’envers. Le sang affluait à son visage.
« On ne pourra plus vous appeler le laiteux » fit Capitaine.
L’homme lui sourit dans une grimace et, bras et jambes boudinés par l’absence de pesanteur, s’en alla balader dans une autre partie de la navette. Capitaine tourna sur lui-même et, parvenant à se stabiliser d’un mouvement de hanche, posa le doigt sur le hublot. Il n’était pas homme à renoncer si facilement.
Un autre passager, derrière, lui heurta les jambes, et le hublot et avec lui ses étoiles s’éloignèrent… Il voulut revenir mais une autre secousse, plus violente encore, le projeta la tête en bas ; le sang s’engouffra vers le fond de son crâne avec la brutalité d’un siphon qu’on débouche.
« Tu as encore soif ? » déclara une voix, une voix si rocailleuse que son casque  implosa.

4

Un homme roux, plutôt jeune, agita un jerricane sous son nez.
« C’est de l’eau, lui dit-il. Tu as encore soif ? »
Capitaine Cœur-de-Bœuf cligna des yeux. Il y avait trop de lumière. Trop de bruits. Une main lui maintenait la nuque. De l’eau coulait sur son menton. L’homme le forçait à boire.
Capitaine Cœur-de-Bœuf avala, tenta de se redresser. Un marteau prenait sa tête pour une enclume. Ses joues lui donnaient l’impression d’avoir été passées au grill, envers et endroit. Mais ce n’était rien comparé au vilebrequin avec lequel quelqu’un s’acharnait à percer un trou dans sa hanche droite.
« Apparemment, tu n’as rien de cassé »
Il grimaça et gémit tandis qu’on l’aidait à s’asseoir. L’homme était grand et plutôt robuste. Il était bien roux, mais n’avait pas d’insigne. Après l’avoir dévisagé, Capitaine ferma les yeux, épuisé par le seul fait d’avoir à se concentrer. Il lui donnait une trentaine d’années – trente-cinq tout au plus.
Quand il rouvrit les yeux, le crépuscule était tombé. L’homme était assis en face de lui, de l’autre côté du feu. Il prit quelque chose dans sa poche et le lui montra.
« Ca capte pas », fit-il.
Et il rangea le petit téléphone dans sa poche.
« Il va falloir qu’on décampe, dit-il. J’ai pas de couverture. Juste de l’eau et des cachetons mais je te les conseille pas »
Capitaine regarda autour de lui. Il connaissait ces rochers. L’angle de leurs arêtes. Leur couleur indécise. Ils étaient au pied du Tehachapi.
L’homme tendit le doigt vers la grosse saillie rocheuse qui se découpait dans la pénombre, une trentaine de mètres au dessus de leur tête.
« T’as dû dégringoler de là-haut. Il y avait du sang sur la pente en dessous »
L’homme lui jeta son chapeau et sa gourde.
« Je l’ai remplie au cas où. On lève le camp grand père ? »
Capitaine s’aida de la paroi rocheuse derrière lui et de l’épaule qu’on lui offrait. Il avait les jambes en coton et sa nuque lui faisait l’effet d’être en caoutchouc. Au bout de quelques mètres, ils parvinrent à un drôle de petit véhicule.
Un buggy.
Capitaine sourit et en tapota le flanc.
« Ca fait une éternité que j’en ai pas vu.
- Elle s’appelle Rosie. Comme dans la chanson d’AC DC. Tu connais AC DC ? »
Capitaine acquiesça. Un petit Roswell en plastique phosphorescent trônait sur le tableau de bord. Il se mit à dodeliner de la tête quand son propriétaire démarra. Il fit rugir le moteur et prit un accent bouseux :
« Cette Rosie, mon pote, elle va partout. J’ai d’autres caisses dans d’autres ports du monde, mais c’est de loin celle-là que je préfère »
Capitaine lui demanda son nom.
« Joshua. Mais je préfère que tu m’appelles Homme »
Rosie s’engagea sur le chemin de terre. Soulevant un nuage de poussière. L’Homme conduisait d’une main, en sifflotant. Son long corps décontracté épousant tout le siège. Un bracelet de cuir sombre ceignait son poignet gauche.
« Tu es musicien » déclara Capitaine.
L’Homme lui adressa un clin d’œil et sourit.
« Faut pas se fier aux apparences. J’ai un petit studio dans le coin. On vient jouer de temps à autre avec mes potes, entre deux tournées. On fait des bœufs. On picole. On se drogue. Et on écrit »
L’Homme donna un coup de volant et évita un cadavre de gerboise.
« T’aurais peut-être ressemblé à ça si aujourd’hui j’avais réussi à aligner trois notes » lança-t-il, puis il alluma la radio.
Et monta le volume. Capitaine lui dit où il habitait et, bercé par les cahots, finit par s’assoupir.
Quand il se réveilla, la nuit était tombée. Sur le siège conducteur, l’Homme attendait, moteur au ralenti. Il lui tapota sur l’épaule :
« Tu vas t’en tirer tout seul petit père ou faut que je descende ?
 - Je crois que ça ira »
Capitaine s’aida de l’arceau du buggy, posa un pied à terre, puis l’autre. Sa tête le faisait toujours horriblement souffrir. Comme après un excès de Rhum. Au loin, la silhouette ronde de la caravane fumait un peu. Les fenêtres étaient éclairées - Scylla devait être en train de se faire cuir un steak. Bizarrement, vivre dans le désert lui avait donné goût à la viande.
Quand Capitaine se retourna, il ne parvint plus à distinguer le visage de l’Homme et il en fut peiné. Le moteur de Rosie gronda. L’Homme lui cria :
« Tu viens jouer quand tu veux, au studio »
Capitaine sourit et le salua. Mais il ne le regarda pas partir.

*

La veille au soir, quand Scylla, nue sous son tablier, lui avait demandé si, « cette fois, il avait trouvé quelque chose dans le désert », Capitaine Cœur-de-Bœuf n’avait pas su quoi lui répondre.
Il expliqua qu’il était tombé. Qu’il avait fait une mauvaise chute par là-bas, vers le Tehachapi, et qu’un jeune type l’avait ramassé.
Ils avaient dîné – Scylla avait fait décongeler deux steaks, au cas où un vieux coyote re-pointerait son museau – puis, après, ils avaient fait l’amour. Ils ne l’avaient pas fait depuis des mois et l’expérience n’améliora pas son état. Au milieu de la nuit, la douleur dans sa hanche le réveilla et il se leva.
Il avait toujours le visage en feu mais le mal de crâne était parti.
Il regarda la forme qui ronflait sous les couvertures et sortit. C’était la première fois qu’il sortait nu. Aussi à poil qu’un renard.
Qu’un puma.
Il serra les dents et se glissa à quatre pattes sous la caravane. Il n’avait pas besoin de ramper. C’était là, à portée de mains. Il ôta les cailloux, et creusa jusqu’à s’en faire saigner le bout des doigts.
Il l’avait enterrée plus profond qu’il ne l’avait cru. Quel mariole il faisait.
Quand il heurta le bois du manche, il n’éprouva pas la moindre nostalgie. Il se contenta d’arracher sa guitare à son tombeau et de la secouer pour en faire tomber toute la terre, tous les cailloux qui s’étaient glissés dedans.
Il avait voulu l’enterrer mais n’avait brisé aucune corde. Elles étaient sacrément rouillées - normal, en trente ans – et faisaient un vilain bruit de ferraille.
Il partit s’asseoir à bonne distance de la caravane et dénicha une grosse pierre, sur laquelle il posa ses fesses douloureuses.
Quand il commença à l’accorder, un point lumineux traversa le ciel, et disparut avant même qu’il ait pu lever la tête.
C’était peut-être une étoile, peut-être une fusée.
Mais Capitaine Cœur-de-Bœuf s’en foutait.


FIN