Cendrillon

Cendrillon
« Fallen princess, CINDER », 2017, © Dina Goldstein. Avec l'aimable autorisation de l'artiste.

mercredi 5 septembre 2018

ENTRETIEN

Richard Powers : "Avant, j'avais plutôt tendance à croire qu'il y avait des secrets enfouis dans mon génome"...

 
© Photographie de Jimmy Kets / The Telegraph
Il est 11 heures à Palo Alto, Californie, quand le romancier Richard Powers reçoit notre coup de téléphone. Professeur invité à l’université de Stanford, l’une des plus prestigieuses des États-Unis, le lauréat 2007 du National Book Award est tranquillement assis dans son bureau, entre deux cours, et semble particulièrement apprécier une météo déjà estivale qui le change du climat « neigeux et venteux » de son Illinois natal. Mais, d’une certaine façon, dans ce berceau de la Silicone Valley qui vit naître Hewlett-Packard, Ethernet et Facebook, cet ex-programmateur informatique est ici chez lui. Quelque part entre science et littérature.

En 2008, la revue américaine GQ vous payait le séquençage total de votre génome. Que cherchiez-vous à découvrir ?
Je suis la neuvième personne au monde à avoir eu mon génome intégralement séquencé. Le magazine qui m’a employé était très intéressé par l’aspect commercial de ce phénomène - des entreprises proposant à des particuliers ce type de service, non pas à des fins médicales, mais seulement informatives. Voilà à quoi je me suis engagé, quel que soit ce qu’allait m’apprendre cette expérience et sans savoir si j’aurais de bonnes ou de mauvaises surprises…
Au final, il s’est avéré que vous possédiez le gène du « chercheur de nouveauté » ! Est-ce cette variation génétique qui a fait de vous l’écrivain que vous êtes ?
L’avoir est en tout cas très pratique pour un romancier ! L’étude a associé cette variation à un tempérament qui aurait besoin d’une grand nombre d’expériences et de stimulations pour se sentir bien… J’ignore quel crédit apporter à tout ceci : je pense qu’au final, toutes ces études génomiques (associant gènes et maladies NDLR) servent juste à montrer à quel point le déploiement de nos gènes est incroyablement complexe. Il y a dix ans, je croyais qu’on allait pouvoir trouver à l’intérieur des gènes de chacun des variations dont on pourrait par la suite déduire un grand nombre de phénotypes (ensemble des caractères observables d’un individu NDLR), mais il s’est avéré que c’était beaucoup plus compliqué que ça, que l’environnement jouait un rôle bien plus grand, tout comme la façon dont nos 25 000 gènes interagissaient. Bref, ce que vous possédez comme variations génétiques particulières est moins important que où, quand, à quelle vitesse et avec quelle fréquence tous ces gènes s’expriment à tour de rôle dans les différentes parties de votre corps, et ça, c’est une question à laquelle il beaucoup plus difficile de répondre !
Connaître votre génome n’a donc pas changé votre vie, ni le regard que vous portiez sur vous-même.
Ça a changé ma façon d’appréhender le déterminisme génétique. Avant mon séquençage, j’avais plutôt tendance à croire qu’il y avait des secrets enfouis à l’intérieur de mon génome et qu’ils pouvaient révéler certaines choses sur moi-même. Mais après, et c’est la leçon que j’en ai tirée, j’ai eu pris davantage conscience de l’importance du développement du vécu, où surviennent des faits plus cruciaux que les seuls gènes qui me constituent… En bref, je suis enclin à accabler moins souvent mon tempérament et le patrimoine génétique dont j’ai hérité !
Peut-on établir un lien entre cette expérience et votre roman Generosity ?
Il y en a un. Car j’ai eu cette expérience alors que j’écrivais Generosity, et le livre lui-même relate la découverte supposée du gène du bonheur. Mon but initial, quand je me suis lancé dans l’écriture de ce roman, était de raconter ce qui pouvait arriver quand une de ces vastes études génomiques disent pouvoir prouver que notre tempérament dépend effectivement de nos combinaisons génétiques. J’avais à l’esprit cette étude de 2003 sur la découvert du gène de la dépression, qui était alors de loin l’enquête à grande échelle la plus excitante jamais publiée : selon elle, des personnes qui possédaient cette variation sur ce gène spécifique présentaient beaucoup plus de risques de souffrir de dépression que des gens qui ne l’avaient pas. C’était en résumé l’inverse du gène du bonheur. Mon séquençage m’a rendu beaucoup plus sceptique quant à la possibilité de déduire de grandes lignes de notre profil sur la seule base d’un petit nombre de variations génétiques. Generosity parle finalement beaucoup plus de la naïveté du public envers le déterminisme génétique, que des possibilités réelles qu’a cette science de prédire à quel point nous pourrions être heureux. Dans cette société hautement capitalisée qui est la nôtre, il est probable que nous ayons à envisager davantage le génome comme une série de produits, de solutions marketings… c’est pourquoi mon roman s’achève en une sorte de satire sur la façon dont la science se vendra, à l’âge génomique. En fait, quand on m’a fait mon séquençage, on m’a dit que j’avais dix-huit des vingt-quatre variants qui déterminent l’obésité…
Je crois pourtant savoir que vous êtes plutôt mince ! 
Oui je suis même tout le contraire d’obèse ! Ça m’a amené à comprendre que ce type d’études allait peut-être vous dire à quel point vous serez obèse, mais jamais à quel point vous serez heureux. Au moment où ce roman - finalement très sceptique - allait être imprimé est paru dans Nature (revue scientifique américaine de référence NDLR), un nouvel article contredisant la viabilité d’anciennes études portant sur ce gène de la dépression. Aujourd’hui, même l’étude la plus célèbre est remise en question. Les gens réalisent que le lien entre cette maladie et cette variation génétique est beaucoup plus compliqué et problématique qu’on nous l’avait annoncé !
La génétique ne serait-elle pas finalement une forme de... fiction ?
Elle l’est ! C’est une fiction qui, en un sens, capitalise sur différentes choses : la première étant cette manie persistante qu’a l’humanité à se croire bénie ou maudite, à croire en la prophétie d’un destin, d’une fatalité qui nous frapperait dès la naissance… Si vous êtes parents et avez plusieurs enfants, il vous apparaît très clairement, et assez tôt, que certains d’entre eux vont être plus heureux que d’autres, et que ça n’a pas grand chose à voir avec des choses que vous auriez faites ou que vous leur auriez dites… Certains enfants sont juste plus heureux que d’autres. Dans un deuxième temps, cette croyance en un destin est trop facilement exploité par la science et par le marché.
Au final, GQ a par conséquent gaspillé de l’argent.
Non, je ne crois pas… Je pense que la revue a été finalement très contente de le dépenser ! L’article que j’ai écrit à la suite de cette expérience les a fortement et durablement apaisés sur un aspect que tout le monde avait à l’esprit, qui concernait la vision qu’un grand nombre de personnes avait du monde que nous sommes en train de créer. Même si cela a peut-être pris un peu à rebrousse-poil le type d’histoires qu’on voulait nous raconter à propos de ce nouveau monde. Mais bien sûr je ne peux pas parler au nom de ce magazine ! Ni dire que cette expérience m’a permis d’obtenir des informations précises…
Au moins pouvez-vous vous féliciter de ne pas avoir dépensé votre argent !
Oui ! Mais bizarrement, je suis plus heureux maintenant que mon génome a été séquencé. Parce que je suis à présent convaincu que ma faculté à jouir de ma nature propre et de mon existence sur Terre n’est pas entièrement édictée par ce qui se trouve à l’intérieur de mes gènes.
C’est un message plutôt optimiste, non ?
En partie alors, car d’un autre côté je ne pense pas que je puisse changer profondément mon aptitude à être enjoué, ou dans de bonnes dispositions… Mais là n’est pas l’important : je ne pense pas que nous voulons être heureux, je pense que nous voulons que notre vie ait un sens. Et ça, ça relève de notre propre volonté. Que nous soyons plus ou moins heureux, tout ce que nous voulons, c’est que notre histoire ait un peu plus de sens qu’elle n’en avait auparavant. Sur ce point, je suppose que vous avez raison. Ma façon de concevoir un échappatoire au déterminisme génétique est optimiste. Nous nous réservons le droit de donner un sens à notre vie.
Dans vos romans, vous semblez obsédé par l’histoire, la technologie et la musique. La technologie est-elle pour vous une façon d’échapper au passé ?
C’est compliqué. Je pense que la technologie traduit la soif qu’ont les hommes de se sentir en sécurité dans le monde. Les choses que nous avons créées sont des protections dressées par nos craintes et nos espoirs. Pour échapper au passé, nous avons construit des machines qui ont amélioré notre capacité à vivre dans le présent. Ce désir d’échapper au passé s’est, je crois, combiné à d’autres désirs : le désir de nous libérer du temps, de rendre nos corps et nos esprits moins vulnérables aux caprices de la nature…
Vous ne séparez pas la technologie de la condition humaine…
Je pense que la technologie que nous avons créée est la projection de ce que nous sommes. Nous avons choisi quelles machines nous sont utiles et souhaitables. J’ai tendance à voir tout ce que nous avons bâti comme autant d’artefacts qui révèlent notre propre psychisme. Pour moi il n’y a pas de séparation profonde entre technologie et humanité. La technologie est comme l’art : c’est la mémoire de ce que nous sommes et tentons de réaliser dans le monde. Les machines ne se sont pas imposées à nous ! Elles nous incorporent, nous prolongent – elles sont nous.
Vous semblez en revanche plus pessimiste sur les leçons que nous pouvons tirer du passé…
Je suis d’accord.  Nous avons toujours utilisé la technologie pour modifier le monde matériel qui nous environne… Nous pouvons ainsi changer jusqu’à un certain point son influence sur notre vie, et vivons maintenant comme des dieux, comparé à ce que les individus pouvaient obtenir du monde il y a un millénaire. Nous avons grandement accru notre capacité à imposer les conditions dans lesquelles nous voulions vivre, mais nous ne sommes pas parvenus à échapper aux horreurs de nos ténèbres intérieures : l’ombre du passé est toujours en nous. Nous avons cet héritage et nous continuons de commettre les erreurs violentes et sanglantes que nous avons toujours commises au cours de notre Histoire. En ce sens, la technologie ne nous a pas affranchis de nos démons.
Un avertissement orne la façade du Centre d’Histoire de la Résistance et de la Déportation de Lyon : « Ceux qui oublient le passé sont condamnés à le revivre ». Partagez-vous ce point de vue ?
Oui bien sûr. C’est une formule percutante, qui reflète bien la myopie dont souffrent les humains, leur instinct de la répétition. Quand je suis d’humeur pessimiste, j’irais même plus loin : même ceux qui se rappellent le passé sont condamnés à le revivre. Le passé a déjà rendu compte de nos limites en tant qu’individus et membres d’une même espèce : la vitesse à laquelle nous avons modifié notre manière d’interférer avec le monde ou de contrôler le temps et l’espace… cette vitesse est si supérieure à celle avec laquelle nous mûrissons, socialement et institutionnellement… et la vitesse à laquelle nous évoluons socialement est à son tour si supérieure à celle à laquelle nous évoluons biologiquement : dans les faits, nous avons le même cerveau et le même corps que nos ancêtres qui vivaient il y a des milliers d’années. Nous restons d’une certaine façon piégés par notre héritage biologique, très limités par notre immaturité sociale et institutionnelle, alors que dans un même temps, nous avons développé notre puissance et notre emprise sur le monde physique. L’inscription sur ce musée est donc absolument révélatrice : si nous voulons échapper aux erreurs du passé, nous avons besoin de les étudier très attentivement. Mais quand je regarde la marche du monde, je vois exactement le contraire : je vois un incroyable étourdissement, une capacité toujours plus importante des individus à flatter leurs propres besoins individuels… Alors que nous sommes incapables de dire ce que nous devons faire pour survivre.
Une question plus triviale maintenant : décrivez-moi où vous êtes.
Au moment où je vous parle, je suis assis dans un bureau du bâtiment des professeurs de Stanford. Ce n’est pas ma maison… Nous retournerons chez nous dans quelques jours, mais pour l’instant, c’est juste une belle, radieuse journée typique de Californie du Nord, dans la baie de San Francisco. Mais je suis juste un visiteur…
Ce temps est-il assez beau pour vous faire oublier le passé et le futur ?
Je vois ce que vous voulez dire... Peut-être est-ce une façon légèrement différente de formuler la chose… Aussi longtemps que nous vivrons seulement dans ce présent extrêmement éphémère, nous courrons à notre perte. Nous devrions, je pense, toujours relier ces instants présents à tous ceux dans lesquels ils trouvent leurs origines, et aussi à tous ceux auxquels ils pourraient mener. Et à moins que nous ne connections en permanence ce présent à ce qu’il y avait avant et à ce qu’il y aura après, à l’intérieur de cette toile incroyablement complexe et éternellement renouvelée qu’est le temps, nous sommes, sans nul doute possible, condamnés…
Propos recueillis par O.S. le 16.03.2010 pour Lyon Plus / Le Progrès

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