Cendrillon

Cendrillon
« Fallen princess, CINDER », 2017, © Dina Goldstein. Avec l'aimable autorisation de l'artiste.

mardi 29 janvier 2019

CECI N'EST PAS UN APPEL AUX DONS

Chers lecteurs, aimables lectrices, chères lectrices, aimables lecteurs,

Ce besoin compulsif de reconnaissance est vraiment une arnaque ! Même pas un an après le premier tiraillement enthousiaste, la flemme, vieille copine lesbienne de la désillusion, s’amène avec ses gros sabots ! Rien de triste là-dedans au contraire il est réconfortant de savoir que, quoi qu’il advienne, on pourra toujours compter sur cette bonne vieille nature humaine. On râle trop à cause des mauvaises décisions qu’elle nous fait prendre (type destruction de la planète, surpoids etc…) pour ne pas lui reconnaître une certaine ténacité. Bref, parlons de ce blog perpétuellement en chantier. Ce qui est génial, avec un blog, c’est que, grâce à lui, le sentiment de popularité même excessivement relative, n’a jamais été aussi proche de la certitude de l’impopularité. Car, comprenez, les deux sont aussi importants l’un que l’autre. Il peut être très instructif de dégoiser tout seul dans le désert, ça peut même être aussi drôle que de parler à des inconnu(e)s qui se fichent comme d’une guigne de ce que vous pouvez être en train de dire mais qui, poussé(e)s par un étrange élan de charité, découvrent vos majestueuses conneries. J’en appelle ainsi, chers lecteurs et -trices ou vice-versa selon que vous préférez la galanterie ou l’égalité des sexes ou les deux, à interagir pour la première et la dernière fois, rassurez-vous, avec mon ego surexploité. C’est une demande non virtuelle : envoyez-moi par mail le nom des post que vous voulez voir disparaître - fictions, réflexions, afflictions ou autre ; vous avez même le droit de demander la suppression pure et simple de ce blog. Génial non ? Aussi vrai que le sociologue franco-mexicain Michelle Guerrero existe, toutes vos doléances (ça se passe ici aussi) seront prises en compte. J’en profite pour préciser qu’il ne serait pas mal, en fait, de demander la suppression d’un post parce qu’on l’a apprécié : le souvenir et la nostalgie d’une phrase ou d’une idée (d’une illustration) sont souvent plus tendres et vivaces que l’exhibitionnisme constamment renouvelé d’une affreuse page d’écran bariolée façon tie-dye. Vu que je suis infoutu d’activer le gadget abonnement/flux RSS du blog, envoyez-moi un mail, même d’insulte, ça me fera toujours marrer de voir le monde malvoyant de la virtualité s’inviter concrètement dans mon salon. Dites-vous aussi que si ce blog ou une partie de ce blog perdure, c’est que décision a été prise par les plus hautes instances réceptrices de la République française de continuer à infliger au web sa présence fantomatique. Tout ce que je souhaite, c’est de ne pas avoir dissuadé certains d’écrire. Dites-vous que ce que vous écrivez est important pour les autres parce qu’il n’est important que pour vous, et jamais l’inverse. L’éphémère, comme nous le savons tous, n’est pas que du côté de la toile, pour parler bêta. Donc. Pour mon adresse mail, elle devrait vous apparaître si vous cliquez sur mon profil, sinon, c’est que je me suis encore gouré dans la mise en page de Blogger. Ah si. Un dernier truc : si vous avez envie de savoir ce que ressent un réflexologue jetant des cacahuètes savonneuses à un babouin, envoyez-moi un « mot » (vous avez toute latitude) et je publierai un post ad hoc dans les plus brefs délais. Voyez ça comme une sorte de concours sans trophée potentiellement poilant. Sur ce, mesdames ou mesdemoiselles et messieurs…

dimanche 27 janvier 2019

MICHELLE GUERRERO : "LA LITTÉRATURE VA ENTRER EN CLANDESTINITÉ"

Dans « Crépuscule des lettres », essai fictif  et très documenté à paraître aux PUF, le sociologue franco-mexicain Michelle Guerrero prophétise le bouleversement, selon lui salutaire, qui devrait frapper de plein fouet les éditeurs français dans les vingt prochaines années.


"Le roman français agonise", prétendez-vous dans la préface : n’est-ce pas une antienne qu’on entend à propos de tout - la mort de dieu, la mort de l’art, la mort du roman, du livre, de l’Histoire -, qui reflète une angoisse cyclique et rétrograde face aux bouleversements de la société ?
C’était un peu provocateur de ma part, mais le terme à retenir était « français » et non « roman ». Aux États-Unis comme en Amérique latine, l’étiquette « littérature française » a longtemps désigné une sorte de sous-genre né après-guerre, avec la NRF et les existentialistes comme Sartre ou Camus. Aujourd’hui, elle désigne une littérature dominée par l’intellectualisme et l’auto-fiction, diffusée par des éditeurs comme Minuit ou Verticales. C'est ce roman-là qui agonise. On a largement sous-estimé l’influence que Hegel, selon lequel nous n’existerions que par le regard d’autrui, a eue sur Sartre ou Serge Doubrovsky.
Mais ce n’est que la partie émergée de notre littérature. Il n’y a jamais eu autant de « petits » éditeurs français bien plus frondeurs...
Précisément. C’est à eux qu’est revenue la lourde tâche de défricher… Mais cet éclatement éditorial signe la mort d’un certain roman français tel qu’il est perçu à l’étranger. Une éditrice d’Actes Sud me confiait très récemment la difficulté qu’il y avait pour les grandes maisons à renouveler leur domaine français. L’intelligentsia s’est coupée de la diversité de la création et ne la perçoit plus qu’à travers les meurtrières de son château. Bizarrement, elle semble être la seule à ne pas s’en rendre compte ! Pour la première fois depuis sa création en 1967, le département de littérature comparée de l’université de Princeton, par lequel sont passées des voix majeures de la littérature comme Edmund White, Joyce Carol Oates et plus près de nous Kirstin Valdez, a fermé définitivement sa section dévolue au roman français contemporain. Je sais de source sûre que d’autres universités suivront.
À quoi attribuez-vous ce désamour : à cette difficulté qu’ont les auteurs français à parler du monde tel qu’il est, sur laquelle on a tant glosé ?
C’est une façon d’envisager les choses très schématique. Chaque auteur parle, volontairement ou non, du monde dans lequel il vit et crée. Le problème se situe davantage dans ce que le lecteur, et surtout la lectrice, a envie de lire. La fiction comme capacité à générer des mondes à la fois "autres" et signifiants a toujours été malmenée en France, depuis le Nouveau Roman et ce que Nathalie Sarraute appelait à juste titre « l’ère du soupçon ». Disons que la littérature française n’a jamais réussi à se débarrasser de ce soupçon : il y a eu  ici comme une crise de foi qui n’a pas pu bénéficier, comme aux États-Unis, de la dédramatisation post-moderne, et qui a fini par contaminer la part du lectorat cultivé qui restait sensible à l’imaginaire. L’autre facteur est, selon moi, et je sais que je ne vais pas me faire que des amis, la proverbiale paresse intellectuelle de vos grands éditeurs. C’est carrément devenu un running gag chez les talent scouts qu’on interroge à Francfort ou Turin ! 
Ne serait-ce pas plutôt bon signe, cette résistance au marché mondial du livre ?
Il faut en finir avec ce mythe du village gaulois ! La France en matière de littérature est une monarchie déchue, mais cela ne signifie pas qu’elle soit devenue la fameuse « république des lettres » qu’elle voudrait être. La vérité est que plus aucun de ses patrons d’édition, aujourd’hui, ne croit dans les pouvoirs de la littérature. Ils s’en remettent à des thématiques fédératrices qu'un style trop épais ou voyant ne doit surtout pas encombrer... L’écriture neutre est à la fête. Le journal, le mémoire, la biographie, le pseudo traité… La France en a toujours été friande mais par le passé il existait une alternative. À force de s’en nourrir, le phagocyte a tué la bête et périra avec elle. En 2018, c’est une journaliste qui a reçu le prix Renaudot, pour un récit journalistique (Valérie Manteau, pour Le Sillon, NDLR). Que le texte soit bon ou pas, ce n’est pas le sujet. Force est de constater que, depuis Beckett, stylistiquement comme thématiquement, nous assistons à une formidable régression : l’édition est passée de la recherche de la perle rare à celle du plus grand dénominateur commun. Il faut à tout prix "éclairer" le lecteur sur le monde, comme si l'audace formelle était un frein à sa compréhension ! Un peu comme le jazz, qui a traversé un long passage à vide après les expérimentations de John Coltrane, Albert Ayler ou Anthony Braxton ; heureusement son hybridation avec la world-music et le rock ont permis une certaine régénération. Ce n’est hélas pas le cas du roman français post-oulipien.
L’influence wikipédia ?
Ce serait un peu simple. Disons que les éditeurs pensent, peut-être à raison, mais en tout cas pour leur perte, que les lecteurs actuels recherchent un lien, une familiarité, et non plus une altérité, une singularité. Le fait qu’il y ait parmi les éditeurs français de nombreux idéalistes déçus n’est pas fortuit. À la désillusion politique a succédé un renoncement esthétique : on a l’impression d’avoir épuisé toutes les visions du monde, alors qu’auparavant les éditeurs étaient des francs-tireurs qui se sentaient en mission. Ne nous méprenons pas : faire publier un texte difficile n’a jamais été une partie de plaisir, mais les auteurs avaient des soutiens, des lecteurs. Gallimard publiait Faulkner ou Hélène Bessette (rééditée par le Nouvel Attila NDLR), Hachette, Perec, Minuit publiait Simon, qui recevait le prix de L’Express en 1960 (pour La Route des Flandres NDLR), Grasset publiait Delteil malgré l’anathème de Breton etc… C’étaient eux qui proposaient la nouveauté, et à la critique d’accepter ou non : mais ils avaient la main. Aujourd’hui les grands éditeurs sont pour l’essentiel les gestionnaires maussades d’une catastrophe annoncée : leur objectif n’est pas de la déjouer, mais juste d’en ralentir la venue. Il y a une grande part de cynisme, de nonchalance et d'irresponsabilité dans cette attitude, d’autant plus destructrice qu’elle n’est plus compensée par une véritable critique littéraire qui, jadis, se moquait totalement de resservir au lecteur les plats que les attachés de presse lui avaient pré-mâchés ! Tout cela explique à mon sens pourquoi ce que j’appelle dans mon livre « l’assise fictionnelle » - le champ créatif couvert par les romans, thématique ou stylistique - s’est considérablement réduite au profit de l’« assise analytique ». Par défaut, par manque de confiance en l’avenir, on a assigné à la littérature la tâche qu’on assignait auparavant à la sociologie ou à la philosophie. Or elle n’est clairement pas faite pour ça. Houellebecq est un très mauvais sociologue ! 
Ce n'est pas le cas dans les autres pays ?
Pas partout. Dans certains pays, la littérature résiste. Des piliers comme Borgès et Cortázar, Vargas Llosa et García Márquez ont, pour le moment en tout cas, sauvé la littérature d’Amérique latine, pour parler d’un domaine qui m’est cher. La notion de « réalisme magique » a été une incroyable bouée de secours. Il existe à cela une raison esthétique : la fiction latine, depuis Machado de Assis (1839-1908, récemment réédité par Grasset NDLR) a toujours intégré son propre commentaire critique. Elle n’en a jamais eu peur, comme chez vous.  Le plus drôle, c’est que ces grands romanciers novateurs ont beaucoup plus de poids dans la population que tous vos apprentis sociologues ! Aux États-Unis, on perçoit encore une tension entre renouvellement et abandon de la fiction créative au profit de ce que Mallarmé appelait avec mépris « l’universel journalisme » mais bien malin celui qui peut prédire quelle en sera l’issue. En France, le dossier semble clos. Quelqu’un comme Hunter S. Thompson se retrouve catalogué en « fiction », c’est tout dire !
Votre propos pourrait sembler excessivement pessimiste…
Au contraire ! Combien y avait-il de lecteurs au XVII, au XVIIIe siècle ? Cela a t-il empêché l’émergence d’une Madame de Lafayette, d’un Diderot, d’un Laclos, d’un Marivaux ? Il ne se passe pas une année sans qu’on adapte leur œuvre au théâtre ou au cinéma... Qui appréciait vraiment l’œuvre de Duchamp dans les années 50 ? Et quelle est son influence aujourd’hui ? Immense. Le choix qu’ont fait les ténors de l’édition d’abandonner leur rôle de vigie va se retourner contre eux, certainement pas contre la création elle-même. Même quand le format papier disparaîtra, même quand seules subsisteront de minuscules maisons d’éditions assez légères pour tenir la barre et ne pas couler sous le poids des charges et des dividendes de leurs actionnaires, il y aura toujours des créateurs, comme dans  les autres disciplines artistiques. La création existe depuis Chauvet (plus ancienne grotte ornée au monde, datée d'entre 33.000 et 35.000 ans avant JC, NLDR) et ne s'éteindra qu'avec l'espèce. Fatalement, les gros vendeurs vont en pâtir - les rayons qui leur sont réservés dans les supermarchés culturels diminuent déjà d’année en année, et le pilon n’a jamais aussi bien fonctionné - mais ceux qui osent fabriquer de nouveaux langages, eux, pourront enfin avoir les coudées franches. Mieux vaut un cercle de lecteurs restreint et convaincu, qu’un cercle important et peu concerné.
C’est un peu paradoxal, non ?
Je ne parlais pas de coudées financières ! La pression économique qui découle du fait de vouloir et de pouvoir encore « faire carrière » par l’écriture est abrasive. C’est un vieux rêve légitime, mais surtout dévastateur en ce qu’il nivelle et uniformise les créations. Quand les auteurs s’en affranchiront, la littérature française retrouvera naturellement sa pluralité et sa vitalité. Elle redeviendra, comme on le dit en politique, « force de proposition ». Tant qu’il y aura un lecteur…
Votre essai finit par une critique assez mordante de l’expression « passer sous les radars »…
L’Histoire devrait pourtant nous apprendre à être plus circonspect à l’égard de ce qui, aujourd’hui, paraît évident. La pensée humaine ne fructifie pas à force de répétitions du même. Ce serait la sous-estimer. La pensée se fabrique en silence, dans les arrière-cuisines, loin des pôles de décision et des comités de lecture, à la croisée d’innombrables paramètres, intimes et extimes. Or c’est la pensée qui valide ou non une autre pensée que la sienne. Un livre fonctionne alors qu’on ne s’y attendait pas, l’éditeur se dépêche de battre le fer tant qu’il est encore chaud, de capitaliser sur ce succès inespéré mais, nouvelle surprise, la recette prend déjà l’eau, heureusement un autre survient, et ainsi de suite… Tous les éditeurs le savent, mais c’est plus fort qu’eux. Ils sont devenus trop lourds pour remonter le courant et faire autrement que le suivre. C’est la raison pour laquelle les ventes dans le domaine de la fiction française ont été divisées par deux et demi en vingt ans malgré le panurgisme ambiant. Internet est un bouc-émissaire facile : selon le CNL, un Français lit en moyenne 20 livres par an en 2017, contre 16 en 2015. Les Français n'ont jamais lu autant ! La vraie question est : qu'est-ce qu'on leur donne encore à lire ? La couverture média a beau être de plus en plus agressive et uniforme, la réponse des libraires s'amenuise. Un prix littéraire n’est plus un blanc seing. Faire un « plateau » non plus. Le hasard revient en force. La littérature a commencé d’entrer en clandestinité, et c’est ce qui la sauvera.
Propos entièrement téléphonés recueillis par O.S. le 10.01.2019


dimanche 20 janvier 2019

ENTRETIEN

Rodrigo Fresán : « L'idée de futur est terminée »


Si la SF, ou un « parfum » de SF, parcourt toute l’œuvre du romancier argentin Rodrigo Fresán, c’est dans Le Fond du ciel, que le phénomène est le plus visible. Alors quoi ? Un homme du futur, ce Fresán ? Que nenni. Un anti-William Gibson. Un ennemi déclaré des gadgets hi-tech, des réseaux sociaux et, plus étonnant encore, de la vitesse. Nous l’avions rencontré en juin 2011 aux cinquièmes Assises internationales du roman de Lyon.
 
Dans vos livres, que ce soit dans Mantra ou plus récemment dans Le Fond du ciel, le futur est toujours lié au passé. Relié à l’enfance.
En littérature, le passé est tout. Le futur est juste une illusion. Par principe, quand vous écrivez, dans l’acte même d’écrire, vous êtes toujours en train de vous rappeler ce qui vous est arrivé deux secondes, cinq minutes, deux heures ou trois jours plus tôt, quand vous preniez des notes, et il faut que vous l’écriviez. Vous travaillez toujours avec le passé, que vous écriviez sur le présent ou sur l’avenir. J’ai toujours trouvé étrange, étant gosse, que dans ces récits fantastiques ou dans ces films sur les machines à remonter le temps, il y ait toujours cette obsession à se rendre dans le futur, mais jamais dans le passé. Alors que le passé est un lieu beaucoup plus intéressant. Retourner dans le passé vous donne la chance de comprendre beaucoup de choses que vous ne pouviez pas comprendre quand ce passé était encore votre avenir. C’est un endroit auquel on revient sans cesse.
 
Raison pour laquelle vous n’avez jamais écrit de "vrais" livres de science-fiction ?
J’ai toujours lu de la science fiction et j’en lis encore beaucoup même si j’en lisais encore plus quand j’étais gosse. Mes écrivains préférés sont des écrivains de SF comme Philip K. Dick, Kurt Vonnegut, J.-G. Ballard, ou des auteurs dont les livres contiennent de la SF comme Borgès et Bioy Casarès et notamment son Invention de Morel. J’aime généralement tous les écrivains de SF qui ne se présentent pas tout le temps comme des écrivains de SF – et je me fiche de ceux qui, comme Asimov, passent leur temps à dire « Hé, je suis un écrivain de SF !». Je n’aime pas ce genre de SF qui proclame sans arrêt « Hé, je suis de la SF, je suis le futur !» - où tout est expliqué dans le livre. Je n’aime pas ces films comme Star Wars qui, d’une certaine façon, jouent au futur et exhibent tous ces gadgets en disant « Hé, regardez ce que j’ai là !» C’est absurde, parce que cette réaction est celle du présent. Ils ne peuvent pas savoir ce qu’ils éprouveront dans le futur. C’est pourquoi ils ont pâti d’un film comme 2001, L’Odyssée de l’espace

Film que vous citez souvent dans vos livres…

Oui, parce que c’est le premier film de SF qui n’essaie pas de se dire SF, qui ne se soucie pas de se revendiquer du futur. Il se déroule dans le présent. En même temps, paradoxalement, c’est un film de SF qui porte dans son titre un futur précis : 2001, et non 2000. C’est d’ailleurs, je crois, la seule chose qui ne fonctionne pas dans ce film. 

Mais vous pouviez aussi écrire de l’anticipation, comme Ballard…
C’est vrai, mais tous mes livres sont de gigantesques clins d’œil. Même dans mon premier livre, Historia argentina (L’Homme du bord extérieur, NDLR), je parle d’une fondation futuriste qui préserve les écrivains. J’aime ces petites touches. Je pense que ça vient de Kurt Vonnegut. La plus grande partie de sa carrière, on l’a pris pour un auteur de science-fiction - même lui en plaisantait. Il avait inventé cet écrivain de science-fiction, Kilgore Trout, qui remplissait ces livres de sujets absurdes et de réflexions sur ce que devait être la science fiction. Là où j’ai le plus approché la SF est Le Fond du ciel, qui n’est pas…

Un livre de SF mais sur la SF…
C’est ça. Exactement ça. J’aime la SF comme parfum, je n’aime pas tout le costume d’astronaute. La science-fiction et la fiction, c’est pareil. Une voiture, c’est une voiture, quelle que soit la marque. Au fond, ça a toujours quatre roues et ça va d’un point à un autre. Je n’aime pas me coller une étiquette. La seule chose géniale qu’il y a d’être né en Argentine, c’est peut-être que la littérature argentine ne connaît pas de limites. Vous pouvez toujours faire ce que vous voulez. Personne n’attendra de vous que vous donniez dans le « réalisme magique »…

L’étiquette serait juste une habitude française ?
Non, c’est le cas partout. Mais personne n’attend de grand « narco-écrivain » argentin, de grand « réaliste magique » argentin… Borgès en est le meilleur exemple. Il a toujours fait ce qu’il voulait. Toute la littérature argentine est ainsi. Faite de livres. Faite de livres où on lit des livres !

D’où le côté métafictionnel de vos fictions, truffées de mises en abyme et de citations…
C’est le motif le plus important de cette littérature. Dans tous les meilleurs livres argentins, vous trouverez quelqu’un en train de lire. La littérature argentine est une littérature de lecteurs. C’est dans Borgès, dans Cortázar, dans Bioy Casarès, dans Alan Pauls… Quelqu’un y ouvre toujours un livre, dit qu’il est train de lire un livre qui bla bla bla… C’était métafictionnel avant que la métafiction ne devienne une réalité et une mode. C’est comme ça depuis le début des temps. Le premier « classique » argentin, Facundo de D.F. Sarmiento (éditée à la Table ronde en 2011 NDLR), qui doit dater du début du XIXe siècle (1845 NDLR), est rempli de différents niveaux de lectures, de brusques changements de structures et de points de vue… C’est censé être un classique mais c’est un livre très étrange…

Comme Tristram Shandy de Sterne ?
Je n’y avais jamais pensé, mais oui, d’une certaine manière !

Dans Mantra, le narrateur affirme « Maintenant nous vivons dans le futur ». Mais c’est ce que chacun a dit lorsqu’est arrivée la première voiture, quand, au plafond, la première ampoule a succédé aux chandelles… Le futur va toujours trop vite !
Mmm… Je sais. En vieillissant, je me découvre de plus en plus en défenseur de la lenteur. Nous devrions revenir un peu en arrière, ralentir un peu… OK, la vitesse, c’est très bien. Mais pas la vitesse pour la vitesse… Pas au point de chanter en permanence les louanges de la communication à grande vitesse, du type Facebook. Je veux dire… Vous n’avez pas besoin d’un million d’amis, ni même de cinquante. Ayons dix bons amis et ce sera super ! L’idée d’être tout le temps en communication… Vous vous souvenez de cette époque où quelqu’un voulait toujours vous montrer ses photos de vacances ? C’était une torture ! Et maintenant vous regardez ces photos sur Facebook et vous êtes censés dire : ouahou, elles sont superbes ! Tout le monde détestait ça et voilà que ça recommence ! Je trouverais chouette qu’on ralentisse un peu et qu’on prenne plus de temps à rester seul. Et par seul, j’entends avec votre femme et vos enfants. Pas avec vos millions d’amis d’écran. Ou même juste avec soi-même. Vous avez besoin d’être seul pour lire ou pour écrire, pas avec tous ces « amis » qui regardent par dessus votre épaule.

La solitude est une autre grande constante dans vos romans…
La solitude était jadis un privilège. Si aujourd’hui vous dites que vous souhaitez rester seul, c’est forcément qu’il y a quelque chose qui cloche. Ça ne me plaît pas, cette idée que des gens soient « branchés » tout le temps…

Et pourtant, tout au long du Fond du ciel, les trois personnages principaux passent leur temps à essayer d’entrer en contact et de se rejoindre… Ce fond du ciel lui-même leur sert d’horizon commun !
Le Fond du ciel est une histoire d’amour, point. Tout comme L’Invention de Morel d’Adolpho Bioy Casarès en est une. J’avais dans l’idée de mettre des sentiments, à un degré que je n’avais pas atteint jusque là dans mes livres. Pour la première fois, j’avais envie d’être romantique. Ce que je voulais vraiment, c’était écrire un roman de fin du monde où le monde avait déjà pris fin et où une fille tente d’envoyer une dernière carte postale de sa civilisation, sur laquelle elle et ces deux hommes pourraient constituer une sorte de mythe moderne. C’est très simple en fait. C’est même de la guimauve. Oui, on peut aller jusqu’à dire ça... De la guimauve. Je voulais vraiment être sentimentaliste à la façon du Frank Capra de La Vie est belle. Un film où il y a aussi beaucoup de neige. J’aime vraiment ça. Quand vous vieillissez et que par exemple vous devenez père, les sentiments deviennent beaucoup plus importants dans la littérature.

En France, plusieurs intellectuels affirment que le futur est mort, et que le seul temps qui compte aujourd’hui, c’est le présent – un long présent sans fin. Vous êtes d’accord avec ça ?
Le futur va mourir parce que vous allez mourir. Vous ne serez pas capable d’en faire l’expérience parce que vous ne serez tout simplement plus là ! Vous devez comprendre que votre futur va devenir le présent puis le passé d’autres personnes. C’est un cycle sans fin. Ce que je pense, c’est que l’idée de futur est terminée. Si vous remontez quarante, cinquante ans en arrière, on se faisait une grande idée du futur, comme dans les livres de SF où les voitures volaient… Maintenant, c’est un peu comme si on vivait dans le futur. On sait qu’à l’avenir, ce sera plus ou moins la même chose que maintenant.

Mais comment pouvez-vous en être sûr ? Comment pouvez-vous dire que nous vivons dans le futur ?
Hum… Les gens vont vivre plus longtemps ! Le passé sera de plus en plus long aussi. Comme je le dis dans le livre, je pense qu’une des choses auxquelles nous sommes résignés, dans notre imaginaire, c’est à l’idée de ne jamais voir arriver d’aliens. Personne n’attend plus d’être sauvé par des extra-terrestres. Nous sommes devenus nos propres aliens. Nous ne voyageons plus dans l’espace mais dans notre espace intérieur, via l’ADN. Personne n’en a plus rien à faire, d’aller sur une autre planète ! 

N’est-ce pas un peu triste ?
Ça fait partie d’un cycle, là aussi. Ça reviendra sans doute un jour quand nous aurons fini par démolir la planète et qu’il faudra en partir, un jour ou l’autre. Le dernier voyage touristique dans l’espace a eu lieu la semaine dernière n’est-ce pas ? Et nous aurons encore à bâtir des fusées non ? 

Aujourd’hui la SF est à la mode dans la fiction contemporaine, comme chez Will Self ou David Foster Wallace… Comment l’expliquez-vous ?
Tous ces auteurs appartiennent à ma génération. Nous avons grandi avec la SF. C’est une sorte d’acné, de bouffée de chaleur qui se déclare d’une façon ou d’une autre… Ça fait partie des choses que nous lisions quand nous étions gosses : les comics, Superman etc… J’ai regardé pas mal de fois Bob l’éponge, ce dessin animé qui se passe sous la mer. C’est totalement surréaliste. Quand je regarde ce cartoon qui est fait par des types de mon âge, je me dis : bien sûr, ils se droguaient quand ils avaient vingt ans et maintenant ils écrivent des cartoons. Ce n’est pas comme les dessinateurs qui bossaient chez Disney dans les années 50, et qui étaient très classiques. C’est la même chose avec la SF. Qu’est-ce qui se passe dans Bob l’éponge et pourquoi ? C’est totalement dingue. Un jour, croyez-moi, on y verra débarquer un robot (Mantra a sa momie-robot, NDLR).

L’idée désincarnée du futur pourrait être un nouveau territoire mythique pour la littérature, comme jadis l’exotisme colonial dans la littérature européenne…
Il y en a toujours eu dans Stan E. Lavlamb (??) ou dans David Foster Wallace et son Infinite Jest ou chez Kurt Vonnegut. Une fois encore, les écrivains argentins les plus importants œuvrent dans ce genre et en Argentine, nous n’avons pas ce genre de problème...

Ici oui !
En Espagne aussi ! Ils enchaînent les livres sur la guerre civile – et la moindre référence à Blade Runner leur fait s’écrier : Waou, Blade Runner ? Alors qu’en Argentine c’est tout à fait normal. Nous n’avons aucun problème avec ça. Qui est le plus grand écrivain argentin ? Borgès. Et il écrivait des nouvelles fantastiques.

Pensez-vous comme l’héroïne sans nom du Fond du ciel que de « conter les différentes fins du monde », c’est « les refuser, les éteindre une à une » ?
Oui.

Sûr ?
Pourquoi pas ? A y réfléchir je prends ! Au moment de me lancer dans son portrait, quand je commençais à préparer un peu le terrain comme le fait tout écrivain, je me suis dit que c’était vraiment elle l’auteur du livre, que c’était elle qui procédaient par petites touches, qui effectuaient d’une certaine façon les finitions pour réunir ces deux hommes dans l’espace et dans le temps. Et puis, c’est elle qui écrit ce livre, Évasion.

Qu’y a-t-il dans le fond du ciel ?
Je ne sais pas. On parle toujours du fond de la mer et j’aime vraiment cette idée. J’ai trouvé que ça sonnait bien, comme titre. L’expression était présente dans le court extrait que j’avais utilisé pour l’édition de poche. C’est une notion qu’on retrouve dans la mythologie grecque : au fond du ciel tout survient en même temps, il n’y a pas de passé, de présent, de futur. Pas de ciel, pas de monde. C’est drôle parce qu’au départ c’était juste une idée une peu « lyrique » et en même temps il s’est avéré que c’était la parfaite définition du lieu où se déroule l’action…. 

Propos recueillis et traduits par Olivier Saison pour le site Fluctuat (qui a finalement coulé).