Cendrillon

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« Fallen princess, CINDER », 2017, © Dina Goldstein. Avec l'aimable autorisation de l'artiste.

dimanche 27 janvier 2019

MICHELLE GUERRERO : "LA LITTÉRATURE VA ENTRER EN CLANDESTINITÉ"

Dans « Crépuscule des lettres », essai fictif  et très documenté à paraître aux PUF, le sociologue franco-mexicain Michelle Guerrero prophétise le bouleversement, selon lui salutaire, qui devrait frapper de plein fouet les éditeurs français dans les vingt prochaines années.


"Le roman français agonise", prétendez-vous dans la préface : n’est-ce pas une antienne qu’on entend à propos de tout - la mort de dieu, la mort de l’art, la mort du roman, du livre, de l’Histoire -, qui reflète une angoisse cyclique et rétrograde face aux bouleversements de la société ?
C’était un peu provocateur de ma part, mais le terme à retenir était « français » et non « roman ». Aux États-Unis comme en Amérique latine, l’étiquette « littérature française » a longtemps désigné une sorte de sous-genre né après-guerre, avec la NRF et les existentialistes comme Sartre ou Camus. Aujourd’hui, elle désigne une littérature dominée par l’intellectualisme et l’auto-fiction, diffusée par des éditeurs comme Minuit ou Verticales. C'est ce roman-là qui agonise. On a largement sous-estimé l’influence que Hegel, selon lequel nous n’existerions que par le regard d’autrui, a eue sur Sartre ou Serge Doubrovsky.
Mais ce n’est que la partie émergée de notre littérature. Il n’y a jamais eu autant de « petits » éditeurs français bien plus frondeurs...
Précisément. C’est à eux qu’est revenue la lourde tâche de défricher… Mais cet éclatement éditorial signe la mort d’un certain roman français tel qu’il est perçu à l’étranger. Une éditrice d’Actes Sud me confiait très récemment la difficulté qu’il y avait pour les grandes maisons à renouveler leur domaine français. L’intelligentsia s’est coupée de la diversité de la création et ne la perçoit plus qu’à travers les meurtrières de son château. Bizarrement, elle semble être la seule à ne pas s’en rendre compte ! Pour la première fois depuis sa création en 1967, le département de littérature comparée de l’université de Princeton, par lequel sont passées des voix majeures de la littérature comme Edmund White, Joyce Carol Oates et plus près de nous Kirstin Valdez, a fermé définitivement sa section dévolue au roman français contemporain. Je sais de source sûre que d’autres universités suivront.
À quoi attribuez-vous ce désamour : à cette difficulté qu’ont les auteurs français à parler du monde tel qu’il est, sur laquelle on a tant glosé ?
C’est une façon d’envisager les choses très schématique. Chaque auteur parle, volontairement ou non, du monde dans lequel il vit et crée. Le problème se situe davantage dans ce que le lecteur, et surtout la lectrice, a envie de lire. La fiction comme capacité à générer des mondes à la fois "autres" et signifiants a toujours été malmenée en France, depuis le Nouveau Roman et ce que Nathalie Sarraute appelait à juste titre « l’ère du soupçon ». Disons que la littérature française n’a jamais réussi à se débarrasser de ce soupçon : il y a eu  ici comme une crise de foi qui n’a pas pu bénéficier, comme aux États-Unis, de la dédramatisation post-moderne, et qui a fini par contaminer la part du lectorat cultivé qui restait sensible à l’imaginaire. L’autre facteur est, selon moi, et je sais que je ne vais pas me faire que des amis, la proverbiale paresse intellectuelle de vos grands éditeurs. C’est carrément devenu un running gag chez les talent scouts qu’on interroge à Francfort ou Turin ! 
Ne serait-ce pas plutôt bon signe, cette résistance au marché mondial du livre ?
Il faut en finir avec ce mythe du village gaulois ! La France en matière de littérature est une monarchie déchue, mais cela ne signifie pas qu’elle soit devenue la fameuse « république des lettres » qu’elle voudrait être. La vérité est que plus aucun de ses patrons d’édition, aujourd’hui, ne croit dans les pouvoirs de la littérature. Ils s’en remettent à des thématiques fédératrices qu'un style trop épais ou voyant ne doit surtout pas encombrer... L’écriture neutre est à la fête. Le journal, le mémoire, la biographie, le pseudo traité… La France en a toujours été friande mais par le passé il existait une alternative. À force de s’en nourrir, le phagocyte a tué la bête et périra avec elle. En 2018, c’est une journaliste qui a reçu le prix Renaudot, pour un récit journalistique (Valérie Manteau, pour Le Sillon, NDLR). Que le texte soit bon ou pas, ce n’est pas le sujet. Force est de constater que, depuis Beckett, stylistiquement comme thématiquement, nous assistons à une formidable régression : l’édition est passée de la recherche de la perle rare à celle du plus grand dénominateur commun. Il faut à tout prix "éclairer" le lecteur sur le monde, comme si l'audace formelle était un frein à sa compréhension ! Un peu comme le jazz, qui a traversé un long passage à vide après les expérimentations de John Coltrane, Albert Ayler ou Anthony Braxton ; heureusement son hybridation avec la world-music et le rock ont permis une certaine régénération. Ce n’est hélas pas le cas du roman français post-oulipien.
L’influence wikipédia ?
Ce serait un peu simple. Disons que les éditeurs pensent, peut-être à raison, mais en tout cas pour leur perte, que les lecteurs actuels recherchent un lien, une familiarité, et non plus une altérité, une singularité. Le fait qu’il y ait parmi les éditeurs français de nombreux idéalistes déçus n’est pas fortuit. À la désillusion politique a succédé un renoncement esthétique : on a l’impression d’avoir épuisé toutes les visions du monde, alors qu’auparavant les éditeurs étaient des francs-tireurs qui se sentaient en mission. Ne nous méprenons pas : faire publier un texte difficile n’a jamais été une partie de plaisir, mais les auteurs avaient des soutiens, des lecteurs. Gallimard publiait Faulkner ou Hélène Bessette (rééditée par le Nouvel Attila NDLR), Hachette, Perec, Minuit publiait Simon, qui recevait le prix de L’Express en 1960 (pour La Route des Flandres NDLR), Grasset publiait Delteil malgré l’anathème de Breton etc… C’étaient eux qui proposaient la nouveauté, et à la critique d’accepter ou non : mais ils avaient la main. Aujourd’hui les grands éditeurs sont pour l’essentiel les gestionnaires maussades d’une catastrophe annoncée : leur objectif n’est pas de la déjouer, mais juste d’en ralentir la venue. Il y a une grande part de cynisme, de nonchalance et d'irresponsabilité dans cette attitude, d’autant plus destructrice qu’elle n’est plus compensée par une véritable critique littéraire qui, jadis, se moquait totalement de resservir au lecteur les plats que les attachés de presse lui avaient pré-mâchés ! Tout cela explique à mon sens pourquoi ce que j’appelle dans mon livre « l’assise fictionnelle » - le champ créatif couvert par les romans, thématique ou stylistique - s’est considérablement réduite au profit de l’« assise analytique ». Par défaut, par manque de confiance en l’avenir, on a assigné à la littérature la tâche qu’on assignait auparavant à la sociologie ou à la philosophie. Or elle n’est clairement pas faite pour ça. Houellebecq est un très mauvais sociologue ! 
Ce n'est pas le cas dans les autres pays ?
Pas partout. Dans certains pays, la littérature résiste. Des piliers comme Borgès et Cortázar, Vargas Llosa et García Márquez ont, pour le moment en tout cas, sauvé la littérature d’Amérique latine, pour parler d’un domaine qui m’est cher. La notion de « réalisme magique » a été une incroyable bouée de secours. Il existe à cela une raison esthétique : la fiction latine, depuis Machado de Assis (1839-1908, récemment réédité par Grasset NDLR) a toujours intégré son propre commentaire critique. Elle n’en a jamais eu peur, comme chez vous.  Le plus drôle, c’est que ces grands romanciers novateurs ont beaucoup plus de poids dans la population que tous vos apprentis sociologues ! Aux États-Unis, on perçoit encore une tension entre renouvellement et abandon de la fiction créative au profit de ce que Mallarmé appelait avec mépris « l’universel journalisme » mais bien malin celui qui peut prédire quelle en sera l’issue. En France, le dossier semble clos. Quelqu’un comme Hunter S. Thompson se retrouve catalogué en « fiction », c’est tout dire !
Votre propos pourrait sembler excessivement pessimiste…
Au contraire ! Combien y avait-il de lecteurs au XVII, au XVIIIe siècle ? Cela a t-il empêché l’émergence d’une Madame de Lafayette, d’un Diderot, d’un Laclos, d’un Marivaux ? Il ne se passe pas une année sans qu’on adapte leur œuvre au théâtre ou au cinéma... Qui appréciait vraiment l’œuvre de Duchamp dans les années 50 ? Et quelle est son influence aujourd’hui ? Immense. Le choix qu’ont fait les ténors de l’édition d’abandonner leur rôle de vigie va se retourner contre eux, certainement pas contre la création elle-même. Même quand le format papier disparaîtra, même quand seules subsisteront de minuscules maisons d’éditions assez légères pour tenir la barre et ne pas couler sous le poids des charges et des dividendes de leurs actionnaires, il y aura toujours des créateurs, comme dans  les autres disciplines artistiques. La création existe depuis Chauvet (plus ancienne grotte ornée au monde, datée d'entre 33.000 et 35.000 ans avant JC, NLDR) et ne s'éteindra qu'avec l'espèce. Fatalement, les gros vendeurs vont en pâtir - les rayons qui leur sont réservés dans les supermarchés culturels diminuent déjà d’année en année, et le pilon n’a jamais aussi bien fonctionné - mais ceux qui osent fabriquer de nouveaux langages, eux, pourront enfin avoir les coudées franches. Mieux vaut un cercle de lecteurs restreint et convaincu, qu’un cercle important et peu concerné.
C’est un peu paradoxal, non ?
Je ne parlais pas de coudées financières ! La pression économique qui découle du fait de vouloir et de pouvoir encore « faire carrière » par l’écriture est abrasive. C’est un vieux rêve légitime, mais surtout dévastateur en ce qu’il nivelle et uniformise les créations. Quand les auteurs s’en affranchiront, la littérature française retrouvera naturellement sa pluralité et sa vitalité. Elle redeviendra, comme on le dit en politique, « force de proposition ». Tant qu’il y aura un lecteur…
Votre essai finit par une critique assez mordante de l’expression « passer sous les radars »…
L’Histoire devrait pourtant nous apprendre à être plus circonspect à l’égard de ce qui, aujourd’hui, paraît évident. La pensée humaine ne fructifie pas à force de répétitions du même. Ce serait la sous-estimer. La pensée se fabrique en silence, dans les arrière-cuisines, loin des pôles de décision et des comités de lecture, à la croisée d’innombrables paramètres, intimes et extimes. Or c’est la pensée qui valide ou non une autre pensée que la sienne. Un livre fonctionne alors qu’on ne s’y attendait pas, l’éditeur se dépêche de battre le fer tant qu’il est encore chaud, de capitaliser sur ce succès inespéré mais, nouvelle surprise, la recette prend déjà l’eau, heureusement un autre survient, et ainsi de suite… Tous les éditeurs le savent, mais c’est plus fort qu’eux. Ils sont devenus trop lourds pour remonter le courant et faire autrement que le suivre. C’est la raison pour laquelle les ventes dans le domaine de la fiction française ont été divisées par deux et demi en vingt ans malgré le panurgisme ambiant. Internet est un bouc-émissaire facile : selon le CNL, un Français lit en moyenne 20 livres par an en 2017, contre 16 en 2015. Les Français n'ont jamais lu autant ! La vraie question est : qu'est-ce qu'on leur donne encore à lire ? La couverture média a beau être de plus en plus agressive et uniforme, la réponse des libraires s'amenuise. Un prix littéraire n’est plus un blanc seing. Faire un « plateau » non plus. Le hasard revient en force. La littérature a commencé d’entrer en clandestinité, et c’est ce qui la sauvera.
Propos entièrement téléphonés recueillis par O.S. le 10.01.2019


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