Cendrillon

Cendrillon
« Fallen princess, CINDER », 2017, © Dina Goldstein. Avec l'aimable autorisation de l'artiste.

dimanche 22 janvier 2023

Nono

Tes pieds au bord de la falaise
M'ont mis au pied du mur
Tout en bas ta dépouille brisée sur les rochers
A coupé en moi le systématisme
Qui conduisait aux chemins sûrs et verdoyants
Des vies balisées renseignées sur la carte
Désormais je longe à mon tour
Les bords crayeux battus par les rafales du nord
Me rappelant que la pire douleur est possible
Que l'amour ni l'écoute ne sont d'un grand secours
Quand l'être que les émois ont fait de nous
N'épouse pas le patron découpé par nos voeux
Tes pieds se sont avancés
À cet instant, peut-être, une mouette passait
Les ailes déployées, le bec vers le bas,
Te jetant au passage un coup d'oeil intrigué
Tu l'aurais alors entendue malgré la nuit
Rire tandis que tu tombais
Du ris innocent et doux des créatures de Dieu
Confrontées chaque jour au fléau de la gravité
Au fléau des rafales et de la vaste indifférence
Tu aurais seulement pu te promener, remonter le col de ta veste
Omettre de commettre ce léger pas de côté
Ta vie aurait repris, la mienne aurait suivi
Nous aurions de concert bravé les courants d'air
 Plongé follement dans le cambouis
Avec l'ardeur imbécile des guerriers de la vie
Nous aurions contemplé nos mains noires
Les aurions essuyées à chacun de nos anniversaires
Sur la nappe neuve dressée pour l'inventaire
Nous y aurions aussi planté tels des drapeaux nos bougies respectives
Puis les aurions rallumées d'un simple briquet
Après chaque rafale dévastatrice.
Tu as juste choisi de ne plus souffler
De te laisser porter, privé des ailes que tu méritais,
Pour célébrer à ta façon la dureté du sol où tu es né
Cette terre sans anges ni diables ni filets
Nous aurions conservé le bonnet et le cachez-nez de l'enfance
Ils nous auraient protégés
Le talisman de notre jeunesse commune
N'a pas ralenti ta chute
Et si le poids des ans a allégé la mienne
Elle ne l'empêchera pas non plus car
À chaque paysage, sa falaise
À chaque moment, son vertige
De la ligne droite que ton drame en moi a tracée
Germe une éventualité de chaque instant
J'attends de ton spectre qu'il plaide auprès de mon coeur
La thèse de l'erreur de jeunesse et du trébuchement
L'idée que le raccourci que tu as pris
Ne menait pas vraiment au même endroit
Que celui vers lequel, en boitant, je m'achemine 
Tes rochers là-bas sont à présent couverts de varech
Ton jeune sang s'est délayé
 Et si ta voix, dans la mienne, résonne encore parfois
Elle me rappelle également
Que je ne suis plus le même et que les rafales du nord
Savent, de temps à autre, s'arrêter de souffler.

Saint-Lager, le 22.01.23

samedi 21 janvier 2023

                                                                    Neglegentia diligens

Qu'importe que la Terre soit ronde.
Qu'importe que tu sois plate ou vallonnée. Que je te parcoure en vélo ou SUV. Que je découvre du pétrole dans tes fonds ou un pâle ersatz de ma propre essence. Qu'importe que je remonte une âme du noir de tes puits, qu'ils soient emplis d'or ou d'eau croupie, qu'aussitôt humé le gaz du vide m'asphyxie.
Qu'importe que je meure ou poursuive modérément ma vie, car je ne possède plus ce crochet d'or qui sert à se récupérer. Des drames ont séché et je ris, en suspens, au nez rouge des tragédies.
Mon encre s'est diluée dans l'inanité du monde, l'air me traverse, je suis transparent, sans gravité. Je n'adhère plus même à la cause du néant et quand enfin la mort me rattrapera je ne serai plus depuis longtemps que l'étiquette griffonnée à la va-vite sur l'orteil de mon cadavre.

O.S. 19.01.23.

mercredi 4 janvier 2023

A ÉTÉ

Sous une chaise, un masque est tombé
Par accident, une autre main l'a ramassé.
De l'air vicié fut respiré communément,
Symptôme précurseur de la peste à venir.

Déjà sur l'écran de petits mots germaient
Humectant les cristaux liquides d'une cyprine abstraite.
Les phrases, l'une après l'autre, soulevaient leurs jupes
Troussant le long des allusions leur vérité nue.

Rendez-vous fut pris, très vite débroussaillé par la réalité
Un présent apporta sa pauvre obole, métonymie d'un été rêvé
Mais entretemps les mots s'étaient changés en paroles :
L'épidémie, soudain, était partout, et Pan voulait son dû.

Il l'eut, porte fermée, sur une table, sur un bureau
Sous forme de fougue adolescente, aux langues tournoyantes
De respirations rauques et d'apnées mal négociées.
La qualité de l'oblation mesurant celle des sacrifiants.

Tel le porc scindé verticalement par la scie de l'abattoir
L'officiant continua, sur une jambe, à arpenter la scène du monde.
L'autre patientait déjà sur un lit inconnu,
L'intimation des draps durcissant les conditions de l'échange.

Une première échappée fut tentée un soir
Tôt rattrapée par les baisers du matin.
Ce qui n'était naguère qu'un gaz avait pris l'odeur du lien
Et une breloque au nombril, un air de piège à lapin.

Sur la rivière langoureusement s'écoula sans heurt
Le bateau mou de leurs primes amours.
Pan, conciliant, leur avait ménagé un nid
Conforme aux mensurations d'un ébat sans gestation.

La perspective des adieux rendait chaque instant crucial,
Émotion et désir allant main dans la main à leur premier bal
Convolant en d'injustes noces qui n'étaient pas les leurs.
À l'abri d'un parc un échéancier fut vite échafaudé.

Des Milan et Furiani, fut-il convenu, seraient les lieux de sa chute.
Privés de corps, les petits mots revinrent, plus petits encore.
L'écran avait rétréci et les doigts, engourdis,
Cultivaient la périphrase et l'euphémisme.

Le brasier de l'hyperbole avait vécu.
Place aux manoeuvres et aux trompettes solennelles de la morale !
N'est pas Pan qui veut, quant à Apollon...
Le rat de la conscience ne se contente pas d'un maigre biscuit.

L'air de l'été, déjà, est redevenu pur.
La saison des masques peut recommencer.
Les chaises sont en place, les futures conversations bruissent,
Sans égard pour les tombes roses qu'elles ont creusées jadis.

L'écran est éteint, peut-être un jour se rallumera-t-il,
Avides de mots à polir et à tordre en tout sens ?
Ô frénésie des miroirs où nos brèves idylles se contemplent,
Vénère la poudre d'éternité avec laquelle tu te pomponnes !

Mais n'espère pas, sur tes beaux yeux plats,
Recueillir un jour la quintessence de nos idiosyncrasies !
Car nos êtres, au dehors, sont aussi creux que toi.
Ce ballet de fantoches qu'un été tu as vus danser 
Sans ton aide n'aurait jamais existé.


Minervio, 9.08.2022.