Cendrillon

Cendrillon
« Fallen princess, CINDER », 2017, © Dina Goldstein. Avec l'aimable autorisation de l'artiste.

dimanche 28 octobre 2018

ENTRETIEN

Richard Powers : "Aux États-Unis, tout avait déjà été mis
en œuvre pour qu’on oublie
"...

C’est un double rendez-vous auquel avait été convié à Lyon l’auteur de L'Arbre monde (cf chronique ci-dessus) et de La Chambre aux échos. Avec le public des Assises internationales du roman, organisées par la Villa Gillet et Le Monde. Mais aussi avec son passé, quand il lui a fallu se replonger avec nous dans son deuxième roman, Le Dilemme du prisonnier, écrit vingt-cinq ans avant sa traduction en français. L'entretien qui suit a été publié sous une version abrégée dans Le Magazine littéraire. Une histoire de père se trouvant au mauvais endroit au mauvais moment, d'Exposition universelle new-yorkaise, d'atome et de structure en fusion...

Trop curieux, Richard Powers n’a jamais su choisir. Ce natif de l’Illinois - le « plat pays » d’outre-Atlantique -, s’est longtemps heurté au monstre de la spécialisation qu’exigeait toute carrière universitaire, littéraire ou scientifique. Formellement, thématiquement, ses romans sont à son image : multicouches, tel un blu-ray vierge qui voudrait enregistrer le plus de données possibles. Pour autant, cette fois, le romancier n’aura pas à trancher : il ne sera interrogé ni sur les sciences dures ni sur les sciences molles, ni même sur la musique, sinon celle de ce petit « je », discret et néanmoins persistant qui fait des caméos tout au long de son œuvre. Un peu comme si son génome, intégralement séquencé en 2008, revenait régulièrement réclamer son dû jusqu’au sein de sa fiction. En ce sens, au sein de celle-ci, son deuxième roman, intitulé Le Dilemme du prisonnier fait figure d’exception. Bien plus autobiographique que ses frères de sang, mais tout aussi foisonnant, ce livre écrit juste après Trois fermiers s’en vont au bal, narre les périls indicibles qui guettent une famille américaine de la fin des années 70 baptisée Hobson. Dans un chapitre, le petit Bud, un jeune avatar du père Eddie Hobson Sr, se rend à l’Exposition universelle de Flushing Meadow, dans le Queens new-yorkais, en 1939. Parmi tous les pavillons présents, c’est sans conteste celui de la firme Westinghouse qui l’émerveille le plus, avec son robot Elektro et ses promesses d'un lendemain futuriste. Un concentré du rêve positiviste et technologique de l’Amérique d’alors, dont on peut encore trouver, et imprimer les affiches, depuis le net. Petit test de mémoire en compagnie de l’auteur qui, apparemment, ne s’attendait pas à se retrouver un jour confronté à cette affiche, près de quarante ans plus tard.

Cette image vous rappelle quelque chose ?
Où l'avez-vous trouvée ? Il y avait six ou sept affiches différentes pour la campagne publicitaire de cette exposition. Lors de mes  recherches pour le Dilemme du prisonnier, j’ai passé beaucoup de temps dans les universités et dans les bibliothèques, qui possédaient des séries entières de revues d’époque. Tout le matériau sur la jeunesse d’Eddie Hobson Sr, je l’ai recueilli juste en les feuilletant et en regardant ces images, en étudiant la vision que le monde avait alors de lui-même pour mieux m’immerger dans cette période…

Et elle résonne encore en vous, vingt-cinq ans après l’écriture du Dilemme…
Bien sûr. C’est un lien personnel direct… La re-création de la vie de mon propre père. Mon père est né en 1926. A la fin du roman, je ne sais pas si vous vous rappelez, mais je sors de la fiction. Comme dans ces films où la caméra recule soudain et vous dévoile le studio : vous réalisez alors que vous êtes sorti du film et que vous êtes à présent dans le vrai monde, le grand. Pour moi, la structure du livre elle-même est comme la cassette audio enregistrée par Eddie Hobson Senior : un monde à l’intérieur d’un autre. À l’intérieur du roman, vous allez de DeKalb, Illinois, à Hobstown, la ville imaginaire inventée par Eddie Sr. Mais à la fin, vous faites le chemin inverse et réalisez que le Dilemme du prisonnier est mon Hobstown à moi, et que j’ai re-créé le monde de mon père. Mon père devait avoir treize ans lorsqu’il est allé à cette Exposition et j’ai travaillé à partir de là. Il m’avait parlé de son passé, mais pas de son expérience lors de la guerre, ni des circonstances dans lesquelles il avait perdu son frère aîné. Étrangement, quand on est né comme moi en 1957, en plein baby-boom – mon père devait déjà avoir 30 ou 31 ans -, la Seconde guerre mondiale, qui a pratiquement eu lieu la veille, n’en est pas moins pour vous, qui êtes encore enfant, un lieu totalement imaginaire. Aux États-Unis, tout avait déjà été mis en œuvre pour qu’on oublie. Pour dire : ce passé était mauvais, passons à demain, au monde de demain (le nom de l’Exposition Ndr). La participation de mon père à la guerre est très proche de celle d’Eddie Hobson Sr. Lui aussi s’était rapidement mis à travailler comme mécano dans plusieurs bases, puis dans les White Sands…

Votre père était à Almogordo[1] ?
Oui. De là vient tout le livre. Quand j’étais déjà un jeune homme, j’en savais peu sur ce que cette période avait signifié pour mon père, mais je savais à quel point il était affecté par la mort de son frère. Mais un jour, sortant pour ainsi dire de nulle part, alors que nous parlions de la formidable autobiographie d’Oppenheimer, sur l’invention de la bombe et sur le Projet Manhattan, il me dit : "j’y étais". Pour moi, ça a été un choc. Il ne l’avait jamais mentionné. Nous parlions de cet événement historique de façon très abstraite, et tout à coup mon propre père me dit : "nous étions stationnés là-bas, cette nuit-là, à Almogordo, près d’Albuquerque, et soudain c’est arrivé, nous avons pensé que le soleil s’était levé trop tôt, tout le ciel était clair…"

Il jouait aux cartes, et il est sorti fumer une cigarette, comme Eddie Hobson Sr dans le roman ?
Exactement. Ce fut une révélation pour moi. Je n’ai plus jamais regardé cet homme de la même manière. Quand il m’a dit ça, les poils sur ma nuque se sont hérissés… Je n’arrive pas à croire que vous ayez pu mettre la main sur cette publicité ! Où l’avez-vous trouvée ? Vous croyez qu’ils pourront s’en servir pour illustrer cet entretien ? Elle est si belle !

J’essaierai ! Votre père aussi est mort d’un cancer. Ça a un lien avec ce qu’il a vécu ?
Comment savoir ? Plus tard, le gouvernement a fait des études pour voir s’il y en avait. Et il a payé : il a dédommagé les gens qui se trouvaient près des sites d’essais nucléaires, dans les années 40 et 50. Si vous pouvez apporter la preuve que vous résidiez là-bas, et que vous avez des problèmes de santé, vous pouvez bénéficier de cette aide.

Mais ce n’a pas ce qui vous a poussé à écrire Le Dilemme du prisonnier n’est-ce pas ?
Non. La maladie de mon père n’en a pas été le moteur. Ce qui m’y a poussé, presque dix ans après sa mort en 1978, a été le désir de me raccorder de façon très vivante à ce passé sur lequel l’Amérique, visiblement, était incapable de revenir.

Est-ce la photo de votre famille qui figure sur l’édition américaine du livre ?
Le plus drôle, c’est que sur cette couverture ma famille est réduite à quatre enfants, deux garçons et deux filles un peu rognées, et à nos père et mère. Mais c’est moi qui ai pris la photo. On dirait qu’il n’y en a que quatre comme dans le livre, mais, une fois encore comme dans le livre, je suis le fils manquant, le cinquième. C’est pourquoi à la fin, dans les dernières pages, je reviens et dis : ceci est ma famille, la vraie famille Powers et non celle d’Hobstown. Mais j’ai mis un peu de moi-même dans ces deux garçons, Artie et Eddie Jr, dans l’aîné et dans le benjamin.

Il y a décidément beaucoup des gènes de Richard Powers dans ce livre !
Énormément ! Les Hobson sont ma petite expérience personnelle en génomique, je me suis créé un petit lieu imaginaire où je peux me promener au milieu des démons du monde réel. En général, le premier livre d’un romancier est censé être quelque peu autobiographique, et le deuxième plus difficile, car il doit alors cesser de parler de lui-même pour commencer à parler du monde qui l’entoure : d’une certaine façon, j’ai fait l’inverse. Mon premier, Trois fermiers s’en vont au bal, parlait de technologie, d’Histoire, de l’Europe, de la guerre, mais, dans le deuxième je suis revenu sur ma vie pour écrire mon livre autobiographique. Ces deux-là sont quand même liés : Trois fermiers… traite de la Première guerre et du début du vingtième siècle, de la responsabilité collective, de la culture de masse et de la reproduction en série, de la façon dont la technologie s’est muée en guerre totale. Avant d’écrire Le Dilemme, je me suis demandé : et après, qu’est-ce qui s’est passé, dans ce siècle ? La Seconde guerre. Mon troisième livre (The Gold bug variations, non traduit NDR) porte sur la Guerre froide. Il faut prendre les trois comme une sorte de trilogie qui tente de retracer l’histoire de ce siècle à travers ses deux conflits majeurs.

Dans Générosité, qui annonce une autre « guerre », celle du génome, vous apparaissez là encore au début et à la fin en tant qu’auteur. Mais Le Dilemme..., qui est sans doute votre roman aux couches narratives les plus complexes, ne laisse subsister pour finir qu’une seule voix : la vôtre. Pourquoi, dans ce cas, multiplier les niveaux narratifs et les rendre aussi inextricables ?
Il existe une analogie entre la complexité de la structure et la complexité du thème abordé. Je qualifierais la structure du Dilemme de « récursive », à la façon de poupées russes, emboîtées les unes dans les autres, ou des Mille et une nuits : une histoire à l’intérieur d’une histoire à l’intérieur d’une histoire… Je voulais cet emboîtement car le livre est une exploration des liens entre le petit et le grand. Le Dilemme entend montrer comment ces grands événements historiques façonnent ce microcosme familial, comment des enfants peuvent hériter du trauma de ces conflits sans même savoir ce qui s’est passé ! Être modelés, écrits par des événements dont ils ignorent tout ! J’envisage ces effets de l’Histoire sur les vies individuelles comme ces poupées emboîtées. Ce que ce roman essaie d’analyser, aussi, c’est pourquoi les relations humaines sont instables, pourquoi est-il si difficile de coopérer, alors que c’est dans l’intérêt de chacun. D’où vient ce besoin constant de se trahir mutuellement, entre nations, entre communautés, entre individus voire entre membres d’une même famille ? Nous savons où il nous faudrait aller, pour notre intérêt à tous, mais nous sommes incapables de nous y rendre, obsédés que nous sommes par nous-mêmes : nous nous sentons séparés des intérêts d’autrui. C’est tout l’enjeu du « dilemme du prisonnier ».

Se faire confiance.
Que ce soit dans l’intrigue, ou dans la structure du livre, il vous faut prendre de la hauteur, surplomber la partie, pour ensuite sauter en bas et regarder comment ça se passe, comment ces gens s’accommodent de l’intérêt commun… Et là, vous les voyez se dire : il va me trahir, alors je vais le trahir en premier. Mais vous, d’en haut, vous savez que tout ce dont ils ont besoin, l’un et l’autre, c’est de se faire confiance. J’ai créé une forme dans laquelle le lecteur descend dans une histoire, puis dans une autre, puis encore dans une autre : vous avez DeKalb, puis vous avez Hobstown, puis vous avez la Seconde guerre mondiale. Puis toute la structure remonte et à la fin, au sortir de ces poupées emboîtées, le livre que vous êtes en train de lire devient lui-même enchâssé à l’intérieur de votre propre vie… A partir de là, l’idée est que si vous pouvez prendre conscience de ce que ces personnages imaginaires ont besoin de faire dans leur intérêt, peut-être alors serez-vous vous-même capable de faire le chemin inverse. Tout comme Mickey Mouse, dans le roman, emmène Eddie Sr et lui montre à quoi ressemble sa vie, vue d’en haut.

Mais le nom, « Hobson », fait référence à l’expression familière « choix de Hobson » : un faux choix entre deux possibilités, sans réelle alternative…
Le dilemme du prisonnier est un modèle économique classique. Ce qu’on nomme un « choix de Hobson » est différent, car il ne vous laisse pas le choix. Dans le dilemme du prisonnier, vous l’avez : il est juste difficile de faire le bon. Je voulais appeler cette famille ainsi pour jouer avec cette idée d’un choix particulièrement délicat…

Quoi qu’il en soit, cette structure est fréquente dans vos romans : une première histoire romanesque à laquelle est juxtaposée une seconde, qui en constitue en quelque sorte l’étiologie, comme dans Gain, où la genèse d’une multinationale (« Gain » est une célèbre marque de savon américain) vient mettre en perspective l’évolution de la maladie de Laura Bodley.
C’est en grande partie vrai. L’important, cependant, n’est pas de savoir combien il y a de couches narratives, ou si l’une explique l’autre, mais de ne pas se contenter que d’un seul cadre narratif. L’objectif étant de fabriquer une sorte de réalité en trois dimensions, où les différentes narrations se font écho, se réfractent de manière provocante.

Une sorte de « fiction post-génomique » dans laquelle causes et effets se confondraient, comme en rêve Thomas Kurton, le savant fou de Générosité ?
Plutôt une narration perçue dans un stéréoscope : vous disposez deux images à l’intérieur et vous obtenez soudain une vision parfaitement nette, en relief. Le nombre d’images dépend du sujet du livre, mais leur agencement force le lecteur à les déplacer, à les explorer et à réfléchir sur les relations qu’entretiennent les différents éléments à l’intérieur. Si bien que vous vous retrouvez parfois plongé dans un rêve fictif, mais aussi parfois dans une ambiance plus méditative. L’essentiel est d’obtenir une approche plurielle, multimodale…

Il y a cependant des motifs récurrents dans vos livres. La maladie y occupe une place très importante : dans Le Dilemme et dans Gain, mais aussi dans La Chambre aux échos et, d’une certaine façon, si le bonheur en est une, dans Générosité.
La maladie y joue un grand en rôle, en effet. Surtout le cancer. Bien sûr, la maladie est un des grands motifs du roman moderne : je pense à La Montagne magique de Mann, à Proust… La maladie rend notre univers familier étranger. Elle permet au destin de s’abattre sur le quotidien et de le rendre impossible. Elle empêche les gens de prendre l’ordinaire pour acquis. Elle introduit le temps dans une histoire, en nous montrant combien nous vivons dans le déni de l’issue fatale, tout en nous poussant vers l’horloge plus tôt que nous ne le pensions. Mais, dans un sens plus large, tant de fictions sont mues par ces deux moteurs, captivants pour un lecteur : soit l’amour, soit la mort. Avec la maladie, toutefois, ce n’est pas encore la mort, et il y a donc encore un peu de temps pour l’amour. La tension dramatique est alors amplifiée, accélérée par cette interaction…

Pour vous, la fiction est-elle comme pour Eddie Sr un refuge contre ce que vous appelez « le cauchemar de l’Histoire » dans Le Dilemme… ?
Oui, et en particulier dans ce livre, qui explore la nature duelle de la fiction. Le mot « refuge » est merveilleux. Comme les enfants Hobson à la fin de ce roman, nous créons ces lieux, utilisons ces simulations ou ces « modélisations » artistiques pour pouvoir y entrer et nous renforcer, et en sortir plus fort. Dans un monde de fiction, nous pouvons nous mesurer à tous les défis de l’existence, mais les conséquences sont seulement symboliques. Si bien que nous pouvons tester nos valeurs, nos choix, dans un lieu où nous ne pouvons ni mourir ni perdre, ni nous voir confrontés à leurs conséquences catastrophiques. C’est pourquoi la fiction est un refuge, une cachette, un lieu où vous pouvez reprendre vos forces, vous reconstruire grâce aux forces de l’imagination avant de retourner dans le monde. Il y a néanmoins un risque.

La « poussière de fée » de Walt Disney, cette poudre de perlimpinpin que décrit Eddie Sr…
Échapper au monde par la fiction peut être positif, un paradis de sécurité, mais nous pouvons aussi nous désengager du monde, disparaître dans l’imaginaire. Nous courons alors le risque de prendre la carte que nous avons sous les yeux pour le monde réel, et oublier à quoi celui-ci ressemblait. C’est la différence qui existe entre s’évader et fuir. Le premier est une solution, le deuxième une négation de la menace, qui ne la repousse pas mais fait comme si elle n’était plus là. Ce n’est jamais totalement clair, et Le Dilemme… s’intéresse à cette ambivalence.

Raison pour laquelle vous vous en extrayez, à la fin.
Exactement, et quand je brise le cadre romanesque dans les dernières pages, c’est pour sortir le lecteur de cette histoire et lui dire, non, désolé, vous ne pouvez pas y rester indéfiniment. L’idée est : vous pouvez venir y passer un moment, mais vous devrez un jour en sortir. Le but de ce refuge n’est pas que vous y demeuriez à jamais, mais que vous retourniez ensuite dans le vrai monde et utilisiez ce que vous y avez appris, pour vous rendre plus apte à la vie. A l’université de Palo Alto, où je suis revenu enseigner durant l’hiver, en 2010, quelque temps après notre premier entretien, mes étudiants me demandaient : dites-nous, dites-nous comment devenir de meilleurs écrivains. Et je leur disais : attendez un peu, nous ne vivons pas pour écrire de meilleurs livres, nous écrivons afin de mener une vie meilleure. Eddie Sr disparaît dans le désert, mais il veut que ses enfants sortent de sa fiction, s’en échappent.

Le chant pratiqué en famille est un autre leitmotiv dans vos livres, notamment dans Le Temps où nous chantions. Mais les Hobson ne chantent pas aussi bien que les Strom.
Non, c’est vrai. Il y avait cette expression très à la mode il y a quelques décennies : « la famille dysfonctionnelle »… Je ne pense pas qu’elle s’applique ici – bien sûr, « famille dysfonctionnelle » est toujours d’une certaine façon un pléonasme – mais je crois que les Hobson ne sont pas un cas désespéré... Ils sont très proches. Il y a beaucoup d’amour entre eux, un amour qu’ils cachent dans le langage. Une grande partie du livre porte là-dessus : le langage secret d’une famille, la façon dont ils utilisent des mots spécifiques... Et je pense qu’il fut très difficile pour Jean-Yves Pellegrin, le traducteur, de récréer cet idiolecte dans une autre langue.

Le langage : une autre prison dans Le Dilemme
C’est une prison, mais aussi une clé. La carte n’est pas le lieu qu’elle désigne, mais c’est tout ce que nous avons pour nous y rendre. Comme la fiction, le langage peut être une évasion, ou une fuite, une barrière entre les gens. Mais il peut être aussi la meilleure ouverture, le meilleur passage entre deux prisonniers, deux cellules séparées. Les Hobson s’y sentent un peu mal à l’aise, mais ils ne sont pas cyniques. Ils se protégent un peu.

Mark Schluter, dans La Chambre aux Echos, souffre du Syndrome de Capgras : il peut se rappeler le passé, mais non se sentir familier avec lui, ni le reconnaître comme sien. Eddie Hobson Sr, lui, veut garder en lui ses blessures de guerre, refuse de laisser son passé s’échapper…
C’est terrible. Comment s’accommoder de son passé, c’est tout le problème. Comment vivre avec un passé insoutenable et en faire un présent vivable. Si vous vous coupez de votre passé comme Mark vous n’avez plus de fondations mais si vous disparaissez en lui comme Eddie Sr vous ne vous pouvez plus avancer, évoluer. Quant à savoir quelle est la meilleure position, c’est justement la question à laquelle ce livre essaie de répondre : que faire du passé ? Vous devez en faire, je crois, un ouvrage d’art comme Eddie Sr, et trouver le moyen de le faire résonner suffisamment afin qu’il vous donne une nouvelle solution pour le présent, sans pour autant le laisser vous écraser. La pire catastrophe que vous puissiez trouver dans un livre, ou dans la musique, peut vous bouleverser profondément, mais ça n’abîmera jamais votre vie : c’est pour ça que nous composons, afin que les espoirs et les craintes puissent être soulagées, et que nous en soyons libérés sans trop de mal. C’est de la médecine homéopathique. Pour vous sortir d’un problème, on vous donne une toute petite dose de ce problème. Ma conception de l’art s’apparente à un traitement homéopathique : elle vous inocule de petites doses de désastres, afin de vous en prémunir.

Une autre réponse pourrait être la mélancolie. Russel Stone, dans Générosité, ou Eddie Hobson Sr, sous ses dehors sarcastiques, sont des êtres mélancoliques. La Chambre aux Echos baigne également dans cette atmosphère…
La mélancolie est-elle pour eux une partie du problème ou du traitement ? La dépression est un dysfonctionnement, mais la mélancolie, elle, est « normale ». Nous la recherchons tous, car elle est d’une grande beauté. En musique, la tonalité mineure est plus riche que la majeure. Elle semble nous parler d’un spectre plus large de potentialités humaines, c’est pourquoi à mes yeux la mélancolie est une qualité positive : elle permet de faire le point, de prendre conscience de certaines choses…

Et c’est pourquoi, dans votre œuvre, Thassa, l’héroïne constamment gaie de Générosité, ne peut être qu’une aberration. Dans ce livre, la journaliste Tonia Schiff demande au généticien Thomas Kurton, de ne surtout pas éradiquer les gènes de la mélancolie…
Oui, parfois, les gens qui sont heureux en permanence ne sont pas très attentionnés. Devant certaines situations dans le monde, on peut penser que ce n’est pas la réponse la plus saine ni la plus appropriée aux défis de l’existence. C’est aussi une sorte de maladie légère.

Vous n’avez donc pas le gène du bonheur…
Non, je ne me soupçonnerais pas un tel gène ! Ceci dit, je pense que j’ai une grande aptitude à me sentir heureux, et je me sens souvent heureux, mais il y a ce passage fameux de Dante, qui dit que « les étoiles tirent leur luminosité des ténèbres environnantes ». Les moments de mélancolie augmentent l’intensité des instants joyeux.

Il y a quand même beaucoup de prisonniers dans vos roman, dans Le Dilemme…, dans L’Ombre en fuite, et même dans Générosité, où le couple Stone/ Weld projette d’écrire un livre à quatre mains sur un prisonnier qui s’échappe de sa cellule…
Certains livres sont explicitement destinés à servir d’opium, à emmener leur lecteur le plus loin possible de la réalité, dans un lieu joyeux, quand d’autres disent : je ne vais pas vous donner un lieu confortable où demeurer trop longtemps. La fabrication d’une fiction façonne ce choix. Moi-même je veux que mes histoires soient séduisantes, que les lecteurs prennent plaisir avec mes personnages, qu’ils en reçoivent une sorte de gratification émotionnelle. Mais je veux aussi déranger le lecteur, et pas seulement l’emplir d’un sentiment de puissance, de gloire, de majesté. Après tout, il fait parfois sombre dehors, et même souvent. En ce sens mes livres sont un peu schizophréniques, ils sont distrayants mais également subversifs.

A propos de schizophrénie plus structurelle, dans vos deux derniers livres, La Chambre aux échos et Générosité, les différents niveaux narratifs convergent beaucoup plus vite et se « réconcilient » !
Oui, il y a une sorte de réintégration. Je veux qu’une fiction soit un lieu où le sujet puisse être réintégré, mais dans l’acception la plus large : non pour qu’il se suffise à lui-même, mais pour qu’il se mélange et établisse des connexions avec le reste. Ces livres veulent réintégrer le moi dans un tout, l’incorporer. Montrer que le moi ne se suffit pas mais qu’il est mêlé au monde extérieur, qu’il doit en prendre conscience et coopérer avec lui.

Cette « coopération », c’est un chemin que vous allez suivre, dans vos prochains livres ?
C’est intéressant, parce qu’Orfeo, qui va être publié en janvier aux Etats-Unis, possède une structure simplifiée. Il contient une intrigue principale, au présent et au passé mais toujours avec les mêmes protagonistes, et de mystérieux interludes dont vous ne saisissez le sens qu’arrivé à la toute fin du livre, où ce processus d’intégration se répète. C’est une nouvelle sorte d’exploration formelle pour parvenir à éclairer la scène avec différents projecteurs, mais je n’y vois pas une évolution de ma façon d’écrire, juste une autre possibilité narrative. Le personnage principal est un compositeur d’avant-garde de 72 ans qui, se retournant sur son vie, se demande s’il n’a pas commis une erreur en poursuivant si âprement un art si difficile, si élitiste : en demandant aux gens d’écouter des choses extrêmement compliquées afin d’aller toujours plus loin dans la transcendance de son art, dans l’extension du vocabulaire musical, quitte à perdre son public en route. D’être allé si loin est-ce noble, ou stupide ? Sans vouloir dévoiler la fin, peut-être a-t-il voulu composer l’œuvre expérimentale de trop, un œuvre dont la forme même lui causera pas mal d’ennuis !

Propos recueillis et traduits par Olivier Saison



[1] (attention spoiler) Ville située dans le désert du Nouveau-Mexique et surtout site où a été effectué le premier essai nucléaire, le 16 juillet 1945.

mercredi 24 octobre 2018

NOUVELLE

Une nouvelle inédite, autour d'un personnage qui fera peut-être bientôt un jour et pourquoi pas l'objet d'un roman (gnniii !!!) :

William Blake, "Pity" (1795, aquarelle et encre sur papier, Tate Gallery, London)
Le Semeur
Il était le semeur et promenait son vieux corps noueux de demeure en demeure pour perpétuer la vie. Sa longue barbe blanche possédait l’éclat d’une jouvence éternelle et la lueur qui éclairait son œil gris n’était ni celle de l’amour ni celle de l’envie. Il agissait sans intérêts et les femmes le sentaient. Il intervenait sans pensées et les hommes l’en louaient. Quand venait le temps d’engendrer, il ne rougissait pas et ne se soupirait jamais. Trois coups de son poing et la porte s’ouvrait sur des visages prêts, et émus.
La loi voulait qu’en général trois portes le séparent de son but : il les franchissait l’une après l’autre sans prendre le temps de les élire. Derrière la première apparaissait parfois, assez souvent à Noël, le sourire surpris d’un enfant. Derrière la dernière celui plus averti du ventre féminin. Au milieu maris et amants se relayaient pour tourner la clé et baisser la poignée.
Sa mission achevée le semeur repartait ; de nouvelles portes s’ouvraient.
Pendant l’acte nombre de femmes tentaient de découvrir dans son regard le souvenir de leurs devancières. Nulle trace, malgré leurs efforts, n’offrait à l’émulation ou à l’orgueil de quoi remonter la piste. Nul corps, dans ce vif argent, ne miroitait suffisamment pour évoquer la survivance d’une précédente. Chaque geste, déployé par les muscles sans nerf, semblait neuf et vierge d’habitudes. La curiosité, chez les dames, laissait alors place à la paix ; tout originel qu’il était, ce geste savait durer.
Pourtant, le vieux semeur se souvenait. Il ne dissimulait point : son souvenir était aussi long que sa barbe, induisant l’absolue distance que seuls connaissent les anges et les très vieux démons. Il se rappelait la première aussi nettement que sa dernière et assez l’une et l’autre pour dépasser les nuances et toucher à l’essence : c’était le reflet égal et opaque de leur être qu’elles avaient regardé, désiré percer, puis appris à accepter. Il ne gardait de toutes que l’image d’une roue vivante où les rayons étaient jambes, le moyeu un visage stationnaire et lui la main calleuse sachant comment la faire tourner ; ce petit soleil terne que pensait deviner un compagnon en détournant les yeux.
La première femme avait laissé les siens fermés.
Elle habitait un vieil immeuble de rapport sans véritable étage. C’est elle qui lui avait ouvert. Il nota la présence d’une ombre, assise dans la cuisine devant un cendrier froid.
« Nous vous attendions » avait chuchoté la femme avant de le guider vers la chambre. Elle avait quitté ses chaussons, les avait placés côte à côté au pied du lit. Elle avait déboutonné sa jupe, retiré ses collants. Ôté sa chemise, dégrafé son soutien-gorge et s’était étendue nue au dessus des draps, les bras le long du corps, frottant des orteils rougis par le froid. Tout le temps qu’avait duré l’étreinte elle l’avait appelé à voix basse « monsieur » en dépit de leur âge, de l’alliance et de ses premiers cheveux gris. Quand il passa de nouveau le seuil, l’ombre, dans la cuisine, ne s’était pas levée.
L’époux de la dernière aidait celle-ci à se pomponner en conseillant le grand miroir de sa coiffeuse quand il était apparu dans la chambre à coucher. Un petit garçon terrorisé était venu l’accueillir.
« Tu vas me faire un frère » avait-il prédit.
Neuf mois plus tard son cadet était né et le père embrassait la nuque lisse et parfumée de sa femme en la regardant se démaquiller au fin fond du grand miroir. Son ventre était encore rond mais elle désirait le troisième avant que le dernier né ne fût en âge de s’attirer la jalousie de l’aîné. Elle posa la brosse et le mari sortit.
Le mari ferma la porte et l’épouse demanda au semeur de l’aider à décoincer la fermeture à glissière de sa robe de soirée et à concevoir des jumelles, gentilles si possibles. Le tissu se déchira alors qu’elle prenait appui sur le bord du sofa. Sa robe était d’une demie taille trop petite et son bassin, estima-t-il, suffisamment large, ainsi que son sourire.
Tandis qu’il la fécondait et lui donnait des triplées, le semeur anticipait la suivante.
Suivante qui serait un jour le fruit gentil de ce large bassin, qui nourrirait sans nuance le même large dessein. Devant lui, la femme à moitié vêtue se tourna pour le dévisager, ne décelant rien d’autre que l’intuition de son succès.

Que le souhait émanât d’une femme ou d’une quelconque immanence, le semeur exécutait et sa semence allait son train, au gré ou en dépit des contingences. Lui-même ne caressait aucun espoir ni n’entretenait de flamme ; le seul sentiment qui l’habitait parlait d’un souvenir. Les pores s’ouvraient ou se fermaient et son souvenir continuait.
Le temps, pour lui, n’était qu’une ride sur la face humaine qu’il traversait. Et la roue vivante qu’il faisait tourner n’exhumait rien d’autre que son propre mouvement. Tel prophète y aurait vu le verbe mais à ses yeux lents et gris les femmes n’auraient pu se borner à de beaux compléments ; les femmes justifiaient sa présence qu’elles recevaient comme un hommage.
Toutes devinaient qu’il n’était pas dans sa nature d’assimiler la beauté à la chose : il arrivait pourtant que l’une d’elles, pleine d’un espoir vain ou d’un désespoir criard, se préparât davantage que ne l’exigeait l’usage. Sans feinte et sans mépris, il négligeait cependant le mets raffiné et la couchait sur la table, ne faisait pas plus de cas des chandelles que de la lingerie et la convainquant de quelques gestes que son espoir était puéril et sa tristesse infondée, son luxe déjà désuet, son zèle sans lendemain. La femme se délestait alors de ses excédents de soie ; il la prendrait sans fard ou ne la prendrait pas. À celles qui conservaient l’habit et le sourire, le semeur jouait l’appétit et les goûtait telles qu’elles étaient. Pour les autres, les indécises, les timides et les contraintes, il redevenait ce qu’il était et leur faisait oublier l’ombre sise à quelque table, avec l’aplomb de la fatalité et l’intime et paisible détermination de celui qui, pour s’être souvenu, ne s’est jamais trompé. Et même devant elles, le semeur ne baissait pas les yeux.
L’étoffe sensible glissait et ne se froissait pas, ravie qu’il ne soit pas de plus beau dénuement que le dénouement d’une pudeur courageuse. Puis il les laissait nues, allongées dans la lumière et la main sur le ventre, sachant que l’enfant serait belle, et semblable à sa mère.
Lorsqu’une femme l’appelait qui voulait materner il se montrait méchant garçon vilain garnement cruel et piètre amant juste assez pour l’engrosser, l’endurcir et susciter sa pensée ; lorsqu’une mère l’appelait qui s’amusait à faire l’enfant il était l’éphèbe ardent inconséquent sans vertu ni parent ; lorsque l’envie d’une femme ne l’appelait pas ou l’appelait faussement il n’entendait rien et passait son chemin. Et cela d’un geste sans souffler mot ni souhaiter faire le bien. Le semeur n’était pas casuiste, n’étant pas acteur ; il était ce rêve que font parfois les femmes, plus ou moins souterrain et toujours arbitraire.
Être seule avec le semeur, et l’enfant.
Mais même cela, il ne le savait pas. Il connaissait les portes, les ascenseurs rapides et les cages d’escalier moisies, les sourires, les besoins et le grain des soies naturelles et, chez elles, la variété d’émois allant du rêve au cauchemar et de l’ivresse à l’enfer, qu’il ne ferait que soulever du bout des doigts sans émettre le moindre souffle ni le moindre soupir.
Sa négation par devant les hommes faisait de lui l’approbation suprême de leur compagnonnage, l’aveu déjà joué d’un échec inéluctable, le témoignage presque vivant d’une félicité aveugle et imbécile ou le compte rendu d’un vieux malheur à peine suspendu au cours duquel il était fréquent qu’il désavouât l’ami, dédaignât l’amour et délaissât l’enfant.
Mais le semeur s’en allait.
Le semeur fonctionnait par probabilités.
Son souvenir était un chiffre, sa science celle de la suppléance.
Sa barbe blanche n’avait jamais été blonde. Sa semence s’écoulait sans jaillir.
Lui qui ne semait la vie que pour mesurer la mort, légataire d’une longue humanité qui défilait sur un compteur insensé que nul ne viendrait jamais relever.

O.S.

mercredi 10 octobre 2018

ANALYSE

Le Black Moutain College en 1938 © Western Regional Archives, States Archives of North Carolina.

Rire en bâillant en cette rentrée universitaire : petite analyse textuelle plate du chapitre « Où mangeons-nous ? Et que mangeons-nous ? » extrait des Mots vides de John Cage (1979):

On ignore si l’on doit parler de strophes ou de paragraphes, s’il faut même parler de poésie. En revanche, nous pouvons parler d’un concept, d’une intention de John Cage : évoquer par le menu les destinations d’une troupe de danseuses et danseurs - celle de Merce Cunningham - et de leurs mœurs alimentaires. Nous ne pouvons parler d’itinéraire car l’enchaînement des lieux ressortit plus du jeu de saute-mouton ou du saut de puces, où le hasard joue un grand rôle. Nous passons en une phrase de l’Oregon à « Varsovie, trois heures du matin. »
Aucune référence n’est faite à la psychologie ou aux états d’âmes des danseuses et danseurs.

Le style est simple, dépourvu d’images, d'affect ou de figures de style. L’effet ainsi obtenu est celui d’une accumulation de lieux et d’aliments, par une constante juxtaposition de phrases courtes, descriptives. Le ton est plat. Neutre. Des épithètes qualifient parfois les plats mangés : « succulent », « restaurant pitoyable », « meilleur poulet de l’Oklahoma» « pickles délicieux ».

Contrairement au style minimaliste de Cage, l’absorption de nourriture semble gargantuesque, dans sa variété, comme dans son abondance. Nous ne voyons jamais la troupe sur scène, dépenser toutes les protéines et graisses accumulées. Mais parfois nous la voyons se rendre aux toilettes. Au fond de la cuvette flottent parfois deux sardines qu’une danseuse n’a pas voulu manger ou a vomies parce qu'elle a voulu les manger.

La nourriture des danseuses et danseurs est tout sauf frugale. Elle peut être raffinée, exotique, grasse, commune ou inventive  - boulettes de noix dont Cage nous livre ici la recette : 4 tasses de farine, 12 cuillerées à soupe de sucre, 200 grammes de beurre, 4 cuillers à thé de vanille. Cage dit avoir « pétri 125 boulettes environ », cuites à 350° dans le four du motel. Regagne la chambre 135. La roule dans une livre de sucre en poudre. Boulettes au noix » (recette à retrouver p. 89). Cage est pince-sans-rire. Mais juste syntaxiquement. On observe pas mal de chiffres (heures, recettes, distances) comme si l’existence était une somme de nombres isolés.

Certains repères surgissent de façon récurrente dans ce road-movie sans histoire : l’intérêt de Cage pour les champignons, dont il cite avec un délice rentré les noms savants latins, même quand ils ne sont pas comestibles. Le restaurant Chez Joe, à la sortie d’Albany, dans l’État de New York.

Le tour du monde est aussi le support à une accumulation de lieux, de pays, de continents, d’hôtels, de gîte qui, eux, sont rarement décrits et jamais jugés pour leur beauté, leur luxe.
Pas de couleurs locales ici. D’intérêt architectural ou paysager.

Merce Cunningham paraît être celui qui mange le plus en quantité. Après avoir obtenu la bourse Guggenheim, quand on lui demande à quoi il va employer l’argent, il répond « Manger ! » (p.84)

Au Black Mountain College, je cite, les performances de la troupe sont payées en cadeaux et, quand l’université est ruinée, les enseignants en steaks issus de l’élevage de bétail de l'université.

Aucune notion de danse ou de chorégraphie n’est abordée sinon celle-ci : « Les danseurs ne mangent jamais de haricots avant une représentation. On se réjouit à l’avance, je crois, d’une danse végétarienne (...) La nouvelle danse végétarienne sera-t-elle aussi pleine d’énergie que la danse carnivore l’est ? » (pp. 78-79). La longue succession de lieux et de plats dénotent une certaine forme de détermination et d’abnégation exigeant beaucoup d’énergie.

La danse carnivore domine dans ces paragraphes. Mais il n’y a jamais, semble-t-il, voracité. Juste une absorption tenace, un appétit permanent mais détaché. Aucun rituel précédant les repas. Aucun système. Aucune organisation de la consommation de nourriture sinon la contrainte de l’horaire - les danseuses et danseurs doivent manger avant de répéter, c’est à dire entre 15 et 17 heures. Ils boivent de l’alcool et nagent parfois dans une piscine.

Elles et ils sont désignés par leurs prénoms tout comme certains hôtes prestigieux qui les reçoivent le sont par leur nom à l’instar des Riboud (propriétaires du groupe Danone). Boulez est appelé tantôt « Boulez » tantôt « Pierre ». Alice B. Toklas, compagne de Gertrude Stein, est appelée Alice B. Toklas. Je cite Wikipédia, ce qui laisse une marge de manœuvre à la contre-vérité : « En 1954, Alice Toklas publie un livre mêlant souvenirs et recettes de cuisine sous le titre The Alice B. Toklas Cookbook. La recette la plus connue s'appelle haschisch fudge, un mélange de fruits secs, d'épices et de « canibus sativa », d'où l'appellation de certaines préparations à base de cannabis et de chocolat : Alice B. Toklas brownies. En 1969 est sorti un film intitulé « I love you, Alice B. Toklas », avec Peter Sellers. Il raconte l’épiphanie d’Harold Fine, un avocat trentenaire névrosé parti à la recherche de Herbie, son frère, qui vit dans une communauté hippie. Alison Knowes, présentée dans le sous titre comme étant la muse qui a inspiré à John Cage ces 38 variations apparaît elle aussi sous le nom Alison Knowes. Alison Knowes était membre du courant Fluxus, qu’elle avait fondé avec le même John Cage. Le mouvement Fluxus rassemblait un groupe de poètes performers qui se disaient « anti-art ». Je n’ai pas trouvé, lors de mes recherches, quel était le plat préféré d’Alison. Mais il y a un flux, ici. Un trajet allant de la bouche de la troupe de Merce Cunningham à notre propre bol alimentaire.

Les rapports humains sont passés sous silence. Comme si les êtres, eux aussi, étaient juste juxtaposés. Pourtant, Cage dit plus souvent « nous » que « je ».

On note quand même quelques références cocasses ou philosophiques ou les deux : « Parce qu’il ne mangeait que des chardons, Milarepa en a pris la forme. » Milarepa, ascète du XIe siècle, a donné naissance au lamaïsme, bouddhisme tibétain qui cherche l’éveil et l’abolition de toute souffrance intérieure.

P. 92, le chroniqueur relate cette anecdote : « Je crois que c’est Remy qui a eu l’idée de faire notre publicité en nous qualifiant de Compagnie de Danse la Mieux Nourrie d’Amérique. »

Cinq pages plus tôt, p. 87, le même Cage déclare : « Maintenant que je vieillis, je pense que je comprends ce que Wittgenstein avait derrière la tête. Il disait que s’il trouvait quelque chose à manger, cela lui suffirait, et ne mangerait rien d’autre. »

Le concret est pour John Cage une forme de spiritualité. Wittgenstein était un philosophe mathématicien qui s’est dressé contre toutes les philosophies avant de mourir d’un cancer de la prostate dans une famille qui a compté beaucoup de dépressions et de suicides. Son Tractatus logico-Philosphicus, qui se veut un traité de logique, passe pour être un des ouvrages les plus difficiles à lire. Wittgenstein était également clarinettiste. Il s’était intéressé très jeune à ce que signifiait le mot « vérité » (comme David Foster Wallace qui l’a lui aussi étudié avant de mettre fin à ses jours).

Cette collection de faits alimentaires et géographiques s’achève par cette remarque : « La rumeur court que Merce va se retirer. Il y a dix ans, un critique londonien a affirmé qu’il était trop vieux. Lui-même dit qu’il commence toute juste à s’échauffer. »

On ignore toujours qui est Joe, propriétaire de ce fameux restaurant à la sortie d’Albany, dans l’État de New York. Mais il figure peut-être encore dans les pages jaunes.

O.S., le 24/06/2018

vendredi 5 octobre 2018

POÉSIE

Les lunes d'Hécate

Le jour où les lunes cesseront d'être féminines, alors les hommes retrouveront le soleil.
Ils se délesteront, sans même le savoir, de leurs loupes et de leurs télescopes et se remettront à vivre nus dans l'irradiation du jour.

OS 6.09.2016