Cendrillon

Cendrillon
« Fallen princess, CINDER », 2017, © Dina Goldstein. Avec l'aimable autorisation de l'artiste.

vendredi 30 novembre 2018

CHRONIQUE (3)



"L'Arbre monde" de Richard Powers, ou le choix des arbres

L'homme scie la branche sur laquelle il est assis : voilà, brut de décoffrage, le constat de Richard Powers. Incapable de changer sa vision du monde, il est un champignon envahissant et toxique (un clitocybe ?) rongeant le pied de l'arbre millénaire qui lui offre de l'ombre et qui, pour lui donner beaucoup, n'a jamais reçu grand chose de sa part si ce n'est le plaisir d'être taillé à ras et débité en tranches. À la fin, comme chacun sait, l'espèce humaine périclite, mangée par son propre appétit. Tous les activistes de "L'Arbre monde" étaient auparavant des individus - un indien tétraplégique programmeur d'univers virtuels, une chercheuse quasi autiste en sylviculture, une cadre supérieure en quelque chose, un bûcheron, un artiste "primitif", une étudiante un peu nympho très paumée et trop camée, un sociologue cynique - avant de se transformer en rameaux, en cônes et en fruits, et de se confondre avec leur idéal arboricole. Un arbre particulier a, pour chacun, germé dans le champ de l'expérience familiale, intime, puis les branches ont poussé et fini par envahir leur vie. Parmi eux, tous se sont battus pour défendre l'Arbre commun ; certains ont survécu en mourant. D'autres sont spirituellement morts en refaisant leur vie, allés en prison ou ont continué à résister à une société bien déterminée à demeurer aveugle aux bouleversements qui la sapent. Dur de rester de marbre, de voir une hache du même œil après pareille lecture. Tronçonner un séquoia vieux de huit cents ans ne peut pas être un geste anodin. Incendier un entrepôt de machines destructrices de forêts primaires ne devrait pas aboutir à des peines de prison à vie. Un braqueur de banques, même un meurtrier ? La société accepte et châtie en proportion. Mais qu'on se batte pour ce qui possède un âge et aide à respirer, et là, elle a du mal. Il y a le terrorisme qui terrorise les gens, et celui qui terrorise l'État. L'économie a opté pour l'autodestruction et il y a un seul point rassurant à tout cela : elle finira d'elle-même. Et l'homme avec. "We are doomed" ("nous sommes condamnés") est une phrase récurrente dans la bouche du pacifique Richard Powers. Son livre est une huile essentielle à mettre en contact avec les yeux, faite pour pénétrer lentement nos cuirs coriaces. Le style y est parfois aussi sec qu'une vieille souche, solennel comme un chêne, grave comme un chrysanthème. Richard Powers n'est pas un fantaisiste. Il feint d'ignorer les chimères d'immortalité dont se nourrissent les hommes. Il fait certes des concessions à l'amour, au sexe, à l'amitié, mais il s'est placé du côté des arbres, son choix plutôt que les armes. Son propos convainc - en plus d'être un vénérable romancier, c'est un scientifique - et sait faire chanter aux oreilles des incultes les noms savants et les propriétés miraculeuses de chaque essence. Le nombre de mots que nous ignorons, et qui pourtant tandis qu'on cause nous ventilent, est vertigineux. Dans la construction du roman, il y a totuefois quelque chose de versaillais, plutôt qu'anglais. L'organisation est stricte, géométrique - "Racines", "Tronc", "Cimes", "Graines" en sont les parties - et ne restitue pas toujours le chaos impérieux (baroque) de l'inexorable énergie vitale dont témoignent ces géants qui poussent, poussent toujours plus vers le ciel, toujours plus vers le bas. À sa mesure, l'homme ne fait pas autre chose ; jusqu'à ce qu'un beau jour la nature l'émonde à son tour. Philosophiquement, l'auteur a préféré passer sous silence le mancenillier, surnommé "l'arbre de la mort", et aussi le fait que nos cercueils, hommage ou pas, restent en bois ; c'est un choix, mais qu'il le veuille ou non, l'extinction est dans nos gènes. À force, tout au bout des branches, quand il s'agit de réunir ses personnages en un seul tronc, la sève de l'inspiration tarit, c'est normal. L'aberration survit toujours aux discours. À ce propos, un peu de pragmatisme : il y a, dans le roman, monsieur le Cherche-Midi, un peu trop de pages blanches à la fin ; même si c'est recyclé, ça reste du papier. Et comme le dit Richard Powers, de croire que virer les vieilles souches pour en replanter des jeunes qui n'auront pas le temps de pousser est écologique, c'est vraiment très hypocrite. D'un autre côté, rarement arbres auront été aussi bien employés ; c'est de bonne guerre.
O.S.

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