Cendrillon

Cendrillon
« Fallen princess, CINDER », 2017, © Dina Goldstein. Avec l'aimable autorisation de l'artiste.

mercredi 7 novembre 2018

CHRONIQUE (1)

Alan Moore, sorcier en terre post-païenne, créateur
d'une bible pop baptisée Jérusalem...

Seul scénariste de BD ayant réussi à faire rentrer Lovecraft dans des cases (avec Alberto Breccia), le mage britannique quitte l'indicible Providence pour sa ville natale, Northampton qui, sous sa baguette mythologique, se transmue en Jérusalem. Œuvre monument, Grand Œuvre, œuvre testimoniale et testamentaire en hommage à un passé englouti par Le Dévoreur, incarnation hobbsienne de toutes les technologies déshumanisantes, si un jour le mot "pavé" a jamais été utilisé avec pertinence, celui de Jérusalem est fait de marbre... Agrégeant mysticisme swedenborgien*, épisodes apocryphes de Peter Pan, réalisme à la Mike Leigh et chapitre à la langue finneganswakienne sur une ossature d'anticipation sociale gonflée aux hormones métaphoriques, l'édifice d'Alan Moore est certes un colosse aux pieds d'argile qui flirte avec le manifeste de la deuxième Internationale (jadis, le socialisme), mais c'est pour la bonne cause. Les failles, car comment une tour de Babel ne pourrait-elle pas en être parcouru, ne sont cependant pas d'ordre structurel, mais dans l'impossible variété de goûts que le lecteur devrait posséder afin d'apprécier à leur juste valeur toutes les saveurs ressuscitées. Celle d'un candeur parfois harassante d'enthousiasme que Moore ("more" en français) déploie quatre cent pages durant sur les pérégrinations de ses "enfantômes" nés de Dickens (le Scrooge, ici, c'est le capitalisme avaleur d'Histoire, négateur de communauté), parfois plombée par les difficultés qu'il a à incarner suffisamment cette bande de sales gamins, à grand renfort d'idiolectes forcés qu'ils balancent crânement à tour de rôle, tongue-in-cheek. Le plus beau personnage reste celui d'une femme artiste (ou plutôt l'inverse), riche reflet dans le miroir du mage lui-même au pays des dé-merveilles, à la fois en marge mais reine de son pâté de maison, pardon, de ses chers Boroughs : Alma Warren, de la dynastie de l'unique famille de Northampton à avoir pu écouter les anges (appelés "angles" à cause des ailes). Warren ? Un clin d’œil aux comics Creepy et Eerie de la maison Warren Publishing ? On s'en fiche. Imaginez les Rougon-Macquart mais sans autres atavismes qu'une folie mystique ; toute une lignée foutraque forcée de composer avec les démons intérieurs / extérieurs de ce qui fut l'ancien centre tellurique du royaume britannique. Deuxième personnage le plus charnu et donc poignant : Julia Joyce, fille et muse de son père, dont Claro a su rendre en français (on imagine le hammam) le bilinguisme autiste et magnifique, toujours signifiant, toujours évocateur. Troisième grande réussite féminine : l'affreuse Nene, esprit endémique de la vraie rivière éponyme, nymphe déchue charriant déceptions amoureuses et solitudes tortueuses, ondine toujours affamée.
En fait, seront ballottées dans cette épopée multicouches d'inspiration quantique (lieu = temps et vice-versa) toutes les grandes figures de l'identité insulaire, redevenues vivantes : "papa" Joyce mais aussi Thomas Beckett, Samuel Beckett (faux ami), qui fut le secrétaire du premier cité, John Clare et John Bunyan, poésie et religion convolant en justes noces dans Jérusalem. Sans parler des migrants  Charlie Chaplin, William Blake ou Lewis Carroll. Alors oui, pas facile de faire rentrer le monde entier dans un quartier sans recourir au chausse-pied, compliqué de rendre la mort et l'après-mort de façon originale quand on est un peintre figuratif comme l'est Moore (cette langue de terre supra-naturelle, ces "greniers du temps", on a le sentiment de les avoir déjà rencontrés, et pas dans nos rêves), mais bon dieu quel pari : celui de renouer avec la dimension cosmogonique d'une langue nivelée et macadamisée par France Info. Alan Moore, via Jérusalem, a su retrouver le vieux sentier mythique perdu à travers une jungle transformée en zoo, redonner du volume à un réel aplati par l'écran et le langage binaire. Lisons Jérusalem et Jérusalem lira en nous. Magnifique carte, divin territoire. Guide à suivre, car fiable. Bible publiée chez un éditeur nommé Inculte. On ne peut plus dire que cette décennie n'a vraiment cru en rien.

* le penseur mystique suédois avait déjà publié en 1782 un traité céleste intitulé La Nouvelle Jerusalem, relatant notamment ses conversations avec les anges.
O.S.

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