Cendrillon

Cendrillon
« Fallen princess, CINDER », 2017, © Dina Goldstein. Avec l'aimable autorisation de l'artiste.

mardi 27 novembre 2018

CHRONIQUE (2)



Lise Leplat Prudhomme est Jeannette, 8 ans.
"Jeannette" ou le désensablement

Une jeune bergère chante dans les dunes de la Slack au XVe siècle, parmi les oyats et les moutons, près du village côtier d’Ambleteuse, dans ce qui n’est pas encore le Pas-de-Calais. La voix fait comme elle peut, le corps danse comme il peut, l’effort est là, et la confiance aussi, et la grâce surviendra, comme par coïncidence. Jeannette se prépare à devenir ce qu’elle est déjà. Dans « Jeannette », le réalisateur Bruno Dumont a accordé à la foi une ferveur qu’il dénie au cinéma ordinaire - celui des artifices. « Jeannette » est un film musical extraordinaire qu’on a dit déjanté parce qu’il entraîne dans sa roue folle et voilée des acteurs amateurs et des chorégraphies déchorégraphiées par Philippe Découflé, le lyrisme de Charles Péguy et le baroque black métallisé d’Igorrr, alors que, pour la première fois depuis des lustres, il vient au contraire de recoller à la jante du réel. Directement en prise avec l’instant, le voilà captant ses blancs et ses paroxysmes. Et, partout, occupant l’écran, le ciel, vaste et taiseux, surplombe différents tableaux musicaux.
La caméra ne cherche pas à mentir - la musique a lieu, mais les bruitages du quotidien continuent cependant ; les chanteurs ne chantent pas toujours juste mais ils chantent avec émotion, le vent est beau et les cheveux volent vraiment, Charles Péguy n’est pas « réinterprété » de l’intérieur par un jeu « inspiré » mais quasi récité comme au catéchisme, quelquefois face caméra, par des êtres faillibles qui ne disputent pas la toute-puissance au dieu en lequel ils sont censés croire. On ne fait pas beaucoup semblant, dans « Jeannette ». Il y a du doute, de l’incomplétude et du ratage qui frôle à plusieurs reprises le ridicule sans y tomber : il trébuche trop de lui-même pour se laisser surprendre par un croche patte du bon goût. Mais Jeannette est d’abord une enfant ; ainsi le cinéaste, à son image, lui qui avait commencé par La Vie de Jésus, comparaît-il modestement, en tout petit, au pied de son sujet : la valse-hésitation d’une jeune chrétienne en état de « partance » pour l’Histoire, se consumant dans l’éternel mystère de l’absence.
À la fin, Jeannette devient Jeanne (mais pas encore d’Arc) et le film grandit et se coordonne ; ce petit soldat dévoué à son héroïne a pris les armes et du galon. Le spectacle est sublime et imparfait, grave et burlesque, tragicomique comme dans P’tit Quinquin, Ma Loute et Coin Coin et les Z’inhumains. Sauf que cette fois il n’existait pas de bonne distance pour poser la caméra ; ce n’est plus une simple fiction. Les corps et les voix luttent pour y croire, comme leurs spectateurs. De toutes ces gerbes de sable soulevées par les danses effrénées s’élève peu à peu une énergie fruste et candide, là où le cinéaste lambda se serait paresseusement contenté de filmer la mer pour faire croire à dieu, Bruno Dumont a épousé les vaguelettes qu’une future Sainte arrache à sa région natale. Il a désensablé la foi des polémiques et de la théâtralisation des reportages. Son souffle gifle et pique les yeux, mais à la fin nous avons les joues rouges et le regard qui brille.

O.S. le 27.11.2018

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