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Lise Leplat Prudhomme est Jeannette, 8 ans. |
"Jeannette" ou le désensablement
Une jeune bergère chante dans les dunes de la Slack au XVe
siècle, parmi les oyats et les moutons, près du village côtier d’Ambleteuse, dans ce qui n’est pas encore le
Pas-de-Calais. La voix fait comme elle peut, le
corps danse comme il peut, l’effort est là, et la confiance aussi, et la grâce
surviendra, comme par coïncidence. Jeannette se prépare à devenir ce qu’elle
est déjà. Dans « Jeannette », le réalisateur Bruno Dumont a accordé à
la foi une ferveur qu’il dénie au cinéma ordinaire - celui des artifices. « Jeannette » est un film musical extraordinaire qu’on a dit
déjanté parce qu’il entraîne dans sa roue folle et voilée des acteurs amateurs
et des chorégraphies déchorégraphiées par Philippe Découflé, le lyrisme de
Charles Péguy et le baroque black métallisé d’Igorrr, alors que, pour la
première fois depuis des lustres, il vient au contraire de recoller
à la jante du réel. Directement en prise avec l’instant, le voilà captant ses blancs et
ses paroxysmes. Et, partout, occupant l’écran, le ciel, vaste et taiseux,
surplombe différents tableaux musicaux.
La caméra ne cherche pas à mentir - la musique a lieu, mais
les bruitages du quotidien continuent cependant ; les chanteurs ne
chantent pas toujours juste mais ils chantent avec émotion, le vent est beau et
les cheveux volent vraiment, Charles Péguy n’est pas « réinterprété » de l’intérieur par un jeu « inspiré » mais quasi récité comme au
catéchisme, quelquefois face caméra, par des êtres faillibles qui ne disputent
pas la toute-puissance au dieu en lequel ils sont censés croire. On ne fait pas
beaucoup semblant, dans « Jeannette ». Il y a du doute, de
l’incomplétude et du ratage qui frôle à plusieurs reprises le ridicule sans y
tomber : il trébuche trop de lui-même pour se laisser surprendre par un
croche patte du bon goût. Mais Jeannette est d’abord une enfant ; ainsi le
cinéaste, à son image, lui qui avait commencé par La Vie de Jésus, comparaît-il modestement, en tout petit, au pied de
son sujet : la valse-hésitation d’une jeune chrétienne en état de
« partance » pour l’Histoire, se consumant dans l’éternel mystère de
l’absence.
À la fin, Jeannette devient Jeanne (mais pas encore d’Arc)
et le film grandit et se coordonne ; ce petit soldat dévoué à son héroïne
a pris les armes et du galon. Le spectacle est sublime et imparfait, grave et
burlesque, tragicomique comme dans P’tit Quinquin, Ma Loute et Coin
Coin et les Z’inhumains. Sauf que cette
fois il n’existait pas de bonne distance pour poser la caméra ; ce n’est
plus une simple fiction. Les corps et les voix luttent pour y croire, comme
leurs spectateurs. De toutes ces gerbes de sable soulevées par les danses
effrénées s’élève peu à peu une énergie fruste et candide, là où le cinéaste
lambda se serait paresseusement contenté de filmer la mer pour faire
croire à dieu, Bruno Dumont a épousé les vaguelettes qu’une future Sainte
arrache à sa région natale. Il a désensablé la foi des polémiques et de la
théâtralisation des reportages. Son souffle gifle et pique les yeux, mais à la
fin nous avons les joues rouges et le regard qui brille.
O.S. le 27.11.2018
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