Cendrillon

Cendrillon
« Fallen princess, CINDER », 2017, © Dina Goldstein. Avec l'aimable autorisation de l'artiste.

mardi 18 décembre 2018

ENTRETIEN



Russell Banks : « Les gens n'ont pas souvent conscience d’appartenir à l’Histoire »

Longue promenade mémorielle, depuis le Carlton de Lyon, dans l'œuvre de l’auteur de De beaux lendemains et surtout d’Hamilton Stark. C’était en 2008 et La Réserve allait sortir chez Actes Sud. Le romancier du Massachusetts publierait ensuite Lointain souvenir de la peau (2013), Un membre permanent de la famille (2015) et Voyager (2017).

Bien que la plupart de vos livres traitent de divorce, de crise familiale et d’alcoolisme, seriez-vous d’accord pour dire que leur sujet principal reste l’Histoire ?
C’est assurément le contexte principal. Je suis très sensible à l’Histoire et à la manière dont les gens tentent de vivre à l’intérieur d’une Histoire donnée. Même si, la plupart du temps, ils n’ont pas conscience de lui appartenir.
Même en ce qui concerne la narratrice d’American Darling ?
D’une certaine façon, oui, elle est en très consciente, bien plus que n’importe lequel de mes autres personnages. Quoi que, Owen et John Brown dans Pourfendeurs de nuages le sont aussi... Mais je pensais surtout à des gens comme Bob Dubois, de Continents à la dérive ou de Wade Winehouse d’Affliction, des gens simples qui ne se rendent pas compte de toutes les forces historiques qui les traversent, contrôlent, dessinent leur destinée. Si Hannah Musgrave d’American Darling ou John Brown sont plus lucides quant à ses forces, c’est parce qu’ils sont plus intellectuels, plus cultivés et que leur imagination le leur permet. Ce qui ne les rend pas plus conscients de l’impact psychologique de ces forces et des éléments subjectifs altérant leur jugement. Je pense que la plupart des gens sont issus du mélange de plusieurs éléments, historiques, économiques... sociaux... raciaux... sexuels : tous ces éléments qui contrôlent le comportement des gens à un degré considérable et dont il est très difficile de s’affranchir, pour chacun de nous. Il existe enfin des facteurs psychologiques, comme les dynamiques familiales, l’ordre de naissance dans la famille, la petite enfance ; tout cela joue aussi. Il n’y a pas d’explication unique pour justifier ce pourquoi tel personne suit ce chemin, et telle personne un autre. C’est une interaction de forces.
Un autre thème récurrent dans vos romans semble être le lieu. Bone cherche sa place dans le monde comme s’il ne savait pas de quel pays il venait. Même chose pour le professeur du Livre de la Jamaïque. D’ailleurs, la plupart de vos romans se situent moitié en Amérique, moitié dans un autre pays, souvent africain...
Vous avez raison. Cela s’explique d’abord par mon expérience personnelle. Dans les années 70, j’ai quitté les États-unis pour vivre plusieurs années en Jamaïque. J’ai ainsi réalisé que je pouvais voir mon propre pays de loin, que je le voyais plus clairement de l’extérieur que de l’intérieur. Quand je sors des États-unis, je peux me retourner, regarder en arrière et le voir plus nettement, et c’est ce qui modèle mes opinions politiques et ma vision de la réalité sociale américaine, avec plus de rapidité et d’acuité que si j’étais restais chez moi. J’ai fait cette expérience et j’ai tenté de la dramatiser, de la rendre romanesque dans Le Livre de la Jamaïque, que j’ai écrit juste après mon retour. C’est une expérience similaire que fait Bone dans Sous le règne de Bone et, à un certain degré, ou Hannah Musgrave qui peut sortir de son pays et regarder en arrière et se voir elle-même dans un contexte, avec plus de clarté que quand elle reste aux Etats-Unis. À la fin du Livre de la Jamaïque, le professeur américain rentre chez lui, défait, après avoir échoué à pénétrer l’identité jamaïcaine, en homme plus sage mais aussi plus triste puisque son mariage était détruit... et qu’il est devenu Capitaine Blood lui-même en se servant de la machette pour couper la main du Jamaïcain avec une puissance qu’il ne se savait pas posséder ; Bone, lui, n’y retourne jamais vraiment : on le quitte sur un bateau dans les Caraïbes.
Entre deux mondes.
C’est un adolescent, Il a toute sa vie devant lui. Je crois que Sous le règne de Bone a une fin heureuse. Il est plus sage mais il est toujours jeune, capable de concevoir, de découvrir qui il est. De tous mes caractères, c’est le seul pour lequel je me demande encore : où il en est, à présent ? Où est-il ? Que fait-il ? Quel âge a-t-il ? Il avait 16 ans en 1994... Il aurait 28 ans aujourd’hui et dirigerait probablement un petit restaurant en Martinique ou ailleurs...
C’est votre personnage préféré ?
D’une certaine façon, oui, c’est celui qui reste auprès de moi le plus longtemps. Il était si jeune au moment où je l’ai abandonné. Il avait quinze ans... Il a eu une vie après la fin de mon roman. Si je devais écrire une suite à un seul de mes romans, ce serait une suite à Sous le règne de Bone, pour savoir ce qui lui arrive.
Une partie de vous ?
Chacun de mes personnages est une partie de moi, même Hannah Musgrave d’American Darling. Je pense vraiment que c’est parce que je l’ai quitté avant de savoir quel homme il deviendrait, et j’en éprouve une véritable curiosité. Il reste un mystère. Un jour, je reviendrais vers lui. Peut-être. C’est un personnage qui me tient vraiment à cœur. Un jour, un dessinateur m’a proposé d’utiliser Bone pour en faire un roman graphique : sur Bone, pas sur Sous le règne de Bone : il voulait dessiner ce qui arrivait à Bone après la fin du livre. Dans sa tête, il revenait chez lui, dans l’État de New York, en homme plus sage et plus vieux. J’ai réfléchi et j’ai dit non, je ne pense pas... Et je ne lui ai pas donné les droits de l’utiliser. Je me suis dit si quelqu’un doit un jour écrire une suite à Bone, ce sera moi.
L’errance de Bone, sa quête d’un autre pays, semble parallèle à sa quête du père, et c’est encore le cas dans le Livre de la Jamaïque ou dans Hamilton Stark. Une quête impossible.
Je ne l’avais pas remarqué. C’est d’ailleurs aussi le cas d’American Darling. Il y a un rejet de ce qui est « donné » à chacun des personnages, y compris John Brown et Bob Dubois de Continents à la dérive, qui rejette le monde qui lui est donné : le New Hampshire, qu’il quitte pour la Floride et changer de vie. Votre observation est juste.  Il y a une recherche, disons, d’une patrie qui est différente de celle qui a été donnée au personnage par la naissance et la famille. Et la plupart du temps, le personnage échoue à trouver cette patrie. Mais il change. Je crois que c’est le cas pour chacun de nous. Nous avons besoin de rejeter ce qui nous a été donné pour trouver ou découvrir de nouveaux critères de vie, une nouvelle patrie.
En Afrique, en Jamaïque ?
En tout cas ils essaient. Certains de mes romans traitent de la partie rejet comme Affliction...
Je n’avais jamais pensé, avant que vous ne le mentionniez, que c’était un élément d’Hamilton Stark mais je dois admettre que vous avez raison. Il y a un processus de rejet et la quête résulte de ce rejet. Dans Pourfendeurs de nuages, ce rejet revêt une forme différente, celui des États-Unis comme pays esclavagiste, ou une forme violente comme chez Owen et John Brown qui conduit systématique au désastre... mais c’est une intéressante notion qui m’avait échappé...
Question stupide : avez-vous honte d’être blanc ?
Certains de mes personnages en conçoivent une certaine culpabilité. Mais je n’ai pas plus à éprouver de la honte que de la fierté. Je rejette les deux. Mais je pense que beaucoup de blancs sont fiers de l’être, et qu’ils en conçoivent une certaine supériorité. Il est intéressant de voir que les blancs qui dominent la société tendent à penser que le blanc n’est pas une couleur, et que ce sont les autres qui sont colorés. Alors que nous sommes tous colorés, mais pas de la même façon.
Avez-vous jamais pensé raconter une histoire à travers la voix d’un homme noir ?
J’y ai effectivement pensé. Je peux le faire si l’histoire le demande. Je peux raconter l’histoire depuis le point de vue d’un noir comme depuis celui d’une femme, comme dans De beaux lendemains ou American Darling. Mais il y aurait alors certaines contraintes : j’aurais besoin de savoir à qui cet homme parlerait. Je sais ce que disent les noirs quand ils parlent aux blancs mais je ne sais pas ce qu’ils disent entre eux parce que je n’ai jamais été là à ce moment-là, tout comme je ne sais pas ce que les femmes disent quand il n’y a pas d’hommes dans les parages. Je dois donc trouver à qui il parle comme je le disais hier soir lors de la lecture ; je savais ce que dirait Hannah Musgrave si elle parlait à un homme comme moi. Eh bien c’est la même chose. Je saurais ce que dit cet homme noir s’il parlait à un homme blanc. Je devrais mettre sur pied cette scène pour le découvrir. Je pourrais le savoir parce que j’ai beaucoup d’amis noirs, africains ou afro-américains, et je sais qu’il y a certaines choses qu’ils ne me diraient pas à moi mais diraient à un autre noir.
Par exemple ?
Leur attitude envers les blancs. C’est la même chose entre les hommes et les femmes. Nous avons tous ce petit truc plus ou moins conscient de rétention et de régulation de notre parole, sur ce que nous pourrions révéler de nous-mêmes. La vie est un processus continu consistant à donner et retenir. Le discours est de ces actes qui révèlent autant qu’ils fédèrent. Tout narrateur, toute histoire, tout conteur fait la même chose : il révèle et fédère en même temps.
Pourtant le professeur du Livre de la Jamaïque comprend qu’il ne pourra jamais se mettre à la place d’un Jamaïcain, d’un Marron (descendant d’esclaves africains qui se sont libérés de leurs fers Ndr)...
Il essaie. Comme Bone, qui finit par couper ses dreadlocks et les abandonner dans les collines... et réalise qu’il ne peut pas s’identifier avec la victime jamaïcaine, puisqu’il n’a pas été tué parce qu’il était blanc. Il avait rêvé qu’il était un enfant esclave des plantations mais, dans la réalité, il ne peut pas se projeter. Johnny fait la même découverte, peu à peu...
Lequel est, parmi tous vos livres, celui que vous préférez ?
Vraiment, je n’en ai pas.
Le prochain ?
Oui, c’est cela, celui que je n’ai pas encore écrit ! Parce que je viens de finir un roman, La Réserve, et que je suis douloureusement conscient de ses limites, alors c’est forcément le roman qui n’est pas encore écrit, celui qui n’a pas encore de limites et qui est donc parfait...
Pensez-vous comme Bone qu’un bon livre est un livre facile à lire ? Vos premiers livres comme Hamilton Stark ou Le livre de la Jamaïque étaient plus complexes esthétiquement que les derniers...
C’est un préalable formel. Vous avez différentes conditions d’écriture, qui dépendent du sujet que vous traitez et de la façon dont vous pouvez l’approcher. Parfois, vous pouvez allez directement sur le sujet, parfois c’est très difficile et vous devez être plus indirect, user d’une forme plus élaborée comme dans le cas d’Hamilton Stark, où la quête devenait quasiment métaphysique, ou dans le Livre de la Jamaïque, qui impliquait une recherche d’identité plus complexe, en termes raciaux, à laquelle je ne pouvais accéder qu’indirectement. Celui que je viens de finir, en fait, est formellement complexe, il y a des flashback et des anticipations, différents tons. Hier soir j’ai lu deux passages, un très descriptif et très subjectif, celui où l’homme et la femme sont dans l’avion, qui se déroule le 4 juillet 1936, et l’autre très, très détaché et froid, en Europe, un an plus tard, où vous ne savez pas qui est la femme et d’où elle vient, ce qui se passe... La Réserve est beaucoup plus complexe qu’American Darling, formellement. Plutôt que simple ou complexe, je préférerais direct et indirect. Par exemple, j’estime que la narration d’American Darling est très complexe à sa façon, avec trois histoires qui se développent en même temps : âge de l’enfance, Amérique, Afrique... le tout du point de vue d’une femme qui possède une ferme dans l’État de New York et regarde en arrière, depuis son époque post 11-Septembre. Trois différentes histoires parallèles qui conduisent au même point antérieur, mais pas ouvertement...
Qu’en est-il de votre adaptation pour le cinéma de Sur la route de Kerouac ?
Je me le demande ! J’ai adoré l’écrire pour Coppola mais c’était le quatrième scénario qu’on lui donnait, et aucun des trois précédents ne lui plaisait ! Il en a même écrit un lui-même avec son fils Roman, juste avant le mien. Le dernier dont j’ai entendu parler était de Walter Salles (réalisateur de Central do Brasil Ndr) avec Francis à la production. Francis a également lu un autre script, mais je ne sais plus lequel... Je ne sais vraiment pas ce qui va se passer. Coppola devait le faire il y a près de quarante ans. Il avait acquis les droits en 1969, pas une simple option, mais tous les droits d’adaptation, ce qui ne devait pas représenter beaucoup d’argent car Kerouac n’était plus très coté alors, il était devenu presque obscur. Personne ne peut savoir ce qui adviendra sauf Francis qui lui-même hésite depuis quarante ans, si bien que, parfois, je me demande si cette adaptation verra jamais le jour ! Mais pour moi ce fut une grande aventure car j’admire Coppola, c’est une personnalité, un homme brillant, et j’ai dû me replonger dans Sur la route et négocier avec les difficultés qu’il y a à adapter pour l’écran. Quand j’ai écrit le script, je me suis aussi replongé dans toute les écrivains beat de l’époque, dans la correspondance de Kerouac, lettres d’amour, journaux intimes, biographies et ainsi de suite... C’était drôle parce que c’était un peu dans ma propre jeunesse que je me replongeais... Je suis de la génération qui a suivi celle des Beat. Ils ont émergé dans les années 50-60, quand j’étais encore adolescent, et je les ai lus quand ils venaient juste de publier, plus âgé que moi de 20 ans... Ils étaient comme mon père et mon oncle... et je les avais pas relus de près depuis. Entre-temps je n’étais pas revenu à Ginsberg, Burroughs et à tous ces écrivains que j’avais lus quand j’étais jeune. Je me suis rendu compte que la plupart étaient vraiment bons et, ce que j’admire plus encore, qu’ils avaient au-delà de la rébellion que tout le monde voyait, cette sorte de très grande ambition pour la littérature et même pour l’art. Kerouac voulait devenir le prochain Proust... Il avait cette ambition démesurée ! Il voulait tout réinventer et il pensait qu’il le pouvait... Il n’y est pas parvenu, bien sûr, mais j’adore cette ambition, c’est une bonne chose, trop d’écrivains aujourd’hui n’ont pas cette ambition, ils veulent juste devenir célèbres ! Ils ne veulent pas réinventer le monde et c’est précisément ce qu’on devrait vouloir faire quand on est jeune ! Écrire le grand roman américain ! Le grand poème épique américain ! Ginsberg avait cette ambition : raconter l’histoire de l’Américain, toute l’histoire, tout mettre dedans...
Comme William Vollmann (entretien à suivre Ndr) ?
Je suis content que vous le citiez. Parmi tous les auteurs de sa génération, il est celui qui nourrit encore cette ambition ! Mais la plupart de ses collègues ne l’ont pas. En France non plus d’ailleurs. Comme partout d’ailleurs sauf peut-être aux États-unis ou en Australie. Les écrivains australiens ont cette immense ambition car à leurs yeux, leur pays est encore un pays neuf et ils le recréent encore dans leur art, des gens comme Thomas Keneally (qui a écrit, entre autres, La Liste de Schindler Ndr) et Peter Carey...
Vous considérez-vous comme un écrivain américain ou comme un écrivain tout court ?
Je ne me vois pas comme un écrivain américain. Je l’ai fait quand j’étais jeune, quand j’avais encore un fort sentiment d’appartenance nationale mais peu à peu, il s’est estompé et j’en suis heureux ! Il est très important d’abandonner ces idées d’écrivain national : vous êtes juste un écrivain et vous devez transcender ces limites que représentent l’identité nationale, raciale, sexuelle... Si vous voulez devenir un artiste, il faut dépasser tout cela... J’ai dû passer par plusieurs étapes pour m’échapper de ces conceptions identitaires étriquées et m’identifier à un écrivain... En tant que citoyen, je suis Américain, comme je sais que je suis blanc de couleur de peau, ou sexuellement un homme... Mais comme un écrivain, je n’ai aucune de ces identités. Je me sens aussi proche d’une écrivaine chinoise ou du nigérian Wole Soyinka (premier Nobel de littérature noir Ndr) que d’un américain comme John Updike ! Nous sommes tous les trois écrivains et je suis heureux que ces dernières années, je sois parvenu à traverser ces barrières, moralement et physiquement, en voyageant et en m’investissant dans le Parlement international des écrivains et dans des festivals comme celui-ci (Les Assises internationales du Roman Ndr), où je peux éprouver et exprimer une forme de solidarité avec mes collègues. C’est comme un rassemblement, une famille, et je suis très content qu’il existe ce type d’événements. Je m’y rends toujours parce que ça me permet de réaffirmer ma solidarité envers tous les écrivains du monde entier.
Retranscription intégrale de propos recueillis et traduits par O.S. pour le quotidien Lyon Plus.

vendredi 30 novembre 2018

CHRONIQUE (3)



"L'Arbre monde" de Richard Powers, ou le choix des arbres

L'homme scie la branche sur laquelle il est assis : voilà, brut de décoffrage, le constat de Richard Powers. Incapable de changer sa vision du monde, il est un champignon envahissant et toxique (un clitocybe ?) rongeant le pied de l'arbre millénaire qui lui offre de l'ombre et qui, pour lui donner beaucoup, n'a jamais reçu grand chose de sa part si ce n'est le plaisir d'être taillé à ras et débité en tranches. À la fin, comme chacun sait, l'espèce humaine périclite, mangée par son propre appétit. Tous les activistes de "L'Arbre monde" étaient auparavant des individus - un indien tétraplégique programmeur d'univers virtuels, une chercheuse quasi autiste en sylviculture, une cadre supérieure en quelque chose, un bûcheron, un artiste "primitif", une étudiante un peu nympho très paumée et trop camée, un sociologue cynique - avant de se transformer en rameaux, en cônes et en fruits, et de se confondre avec leur idéal arboricole. Un arbre particulier a, pour chacun, germé dans le champ de l'expérience familiale, intime, puis les branches ont poussé et fini par envahir leur vie. Parmi eux, tous se sont battus pour défendre l'Arbre commun ; certains ont survécu en mourant. D'autres sont spirituellement morts en refaisant leur vie, allés en prison ou ont continué à résister à une société bien déterminée à demeurer aveugle aux bouleversements qui la sapent. Dur de rester de marbre, de voir une hache du même œil après pareille lecture. Tronçonner un séquoia vieux de huit cents ans ne peut pas être un geste anodin. Incendier un entrepôt de machines destructrices de forêts primaires ne devrait pas aboutir à des peines de prison à vie. Un braqueur de banques, même un meurtrier ? La société accepte et châtie en proportion. Mais qu'on se batte pour ce qui possède un âge et aide à respirer, et là, elle a du mal. Il y a le terrorisme qui terrorise les gens, et celui qui terrorise l'État. L'économie a opté pour l'autodestruction et il y a un seul point rassurant à tout cela : elle finira d'elle-même. Et l'homme avec. "We are doomed" ("nous sommes condamnés") est une phrase récurrente dans la bouche du pacifique Richard Powers. Son livre est une huile essentielle à mettre en contact avec les yeux, faite pour pénétrer lentement nos cuirs coriaces. Le style y est parfois aussi sec qu'une vieille souche, solennel comme un chêne, grave comme un chrysanthème. Richard Powers n'est pas un fantaisiste. Il feint d'ignorer les chimères d'immortalité dont se nourrissent les hommes. Il fait certes des concessions à l'amour, au sexe, à l'amitié, mais il s'est placé du côté des arbres, son choix plutôt que les armes. Son propos convainc - en plus d'être un vénérable romancier, c'est un scientifique - et sait faire chanter aux oreilles des incultes les noms savants et les propriétés miraculeuses de chaque essence. Le nombre de mots que nous ignorons, et qui pourtant tandis qu'on cause nous ventilent, est vertigineux. Dans la construction du roman, il y a totuefois quelque chose de versaillais, plutôt qu'anglais. L'organisation est stricte, géométrique - "Racines", "Tronc", "Cimes", "Graines" en sont les parties - et ne restitue pas toujours le chaos impérieux (baroque) de l'inexorable énergie vitale dont témoignent ces géants qui poussent, poussent toujours plus vers le ciel, toujours plus vers le bas. À sa mesure, l'homme ne fait pas autre chose ; jusqu'à ce qu'un beau jour la nature l'émonde à son tour. Philosophiquement, l'auteur a préféré passer sous silence le mancenillier, surnommé "l'arbre de la mort", et aussi le fait que nos cercueils, hommage ou pas, restent en bois ; c'est un choix, mais qu'il le veuille ou non, l'extinction est dans nos gènes. À force, tout au bout des branches, quand il s'agit de réunir ses personnages en un seul tronc, la sève de l'inspiration tarit, c'est normal. L'aberration survit toujours aux discours. À ce propos, un peu de pragmatisme : il y a, dans le roman, monsieur le Cherche-Midi, un peu trop de pages blanches à la fin ; même si c'est recyclé, ça reste du papier. Et comme le dit Richard Powers, de croire que virer les vieilles souches pour en replanter des jeunes qui n'auront pas le temps de pousser est écologique, c'est vraiment très hypocrite. D'un autre côté, rarement arbres auront été aussi bien employés ; c'est de bonne guerre.
O.S.

mardi 27 novembre 2018

CHRONIQUE (2)



Lise Leplat Prudhomme est Jeannette, 8 ans.
"Jeannette" ou le désensablement

Une jeune bergère chante dans les dunes de la Slack au XVe siècle, parmi les oyats et les moutons, près du village côtier d’Ambleteuse, dans ce qui n’est pas encore le Pas-de-Calais. La voix fait comme elle peut, le corps danse comme il peut, l’effort est là, et la confiance aussi, et la grâce surviendra, comme par coïncidence. Jeannette se prépare à devenir ce qu’elle est déjà. Dans « Jeannette », le réalisateur Bruno Dumont a accordé à la foi une ferveur qu’il dénie au cinéma ordinaire - celui des artifices. « Jeannette » est un film musical extraordinaire qu’on a dit déjanté parce qu’il entraîne dans sa roue folle et voilée des acteurs amateurs et des chorégraphies déchorégraphiées par Philippe Découflé, le lyrisme de Charles Péguy et le baroque black métallisé d’Igorrr, alors que, pour la première fois depuis des lustres, il vient au contraire de recoller à la jante du réel. Directement en prise avec l’instant, le voilà captant ses blancs et ses paroxysmes. Et, partout, occupant l’écran, le ciel, vaste et taiseux, surplombe différents tableaux musicaux.
La caméra ne cherche pas à mentir - la musique a lieu, mais les bruitages du quotidien continuent cependant ; les chanteurs ne chantent pas toujours juste mais ils chantent avec émotion, le vent est beau et les cheveux volent vraiment, Charles Péguy n’est pas « réinterprété » de l’intérieur par un jeu « inspiré » mais quasi récité comme au catéchisme, quelquefois face caméra, par des êtres faillibles qui ne disputent pas la toute-puissance au dieu en lequel ils sont censés croire. On ne fait pas beaucoup semblant, dans « Jeannette ». Il y a du doute, de l’incomplétude et du ratage qui frôle à plusieurs reprises le ridicule sans y tomber : il trébuche trop de lui-même pour se laisser surprendre par un croche patte du bon goût. Mais Jeannette est d’abord une enfant ; ainsi le cinéaste, à son image, lui qui avait commencé par La Vie de Jésus, comparaît-il modestement, en tout petit, au pied de son sujet : la valse-hésitation d’une jeune chrétienne en état de « partance » pour l’Histoire, se consumant dans l’éternel mystère de l’absence.
À la fin, Jeannette devient Jeanne (mais pas encore d’Arc) et le film grandit et se coordonne ; ce petit soldat dévoué à son héroïne a pris les armes et du galon. Le spectacle est sublime et imparfait, grave et burlesque, tragicomique comme dans P’tit Quinquin, Ma Loute et Coin Coin et les Z’inhumains. Sauf que cette fois il n’existait pas de bonne distance pour poser la caméra ; ce n’est plus une simple fiction. Les corps et les voix luttent pour y croire, comme leurs spectateurs. De toutes ces gerbes de sable soulevées par les danses effrénées s’élève peu à peu une énergie fruste et candide, là où le cinéaste lambda se serait paresseusement contenté de filmer la mer pour faire croire à dieu, Bruno Dumont a épousé les vaguelettes qu’une future Sainte arrache à sa région natale. Il a désensablé la foi des polémiques et de la théâtralisation des reportages. Son souffle gifle et pique les yeux, mais à la fin nous avons les joues rouges et le regard qui brille.

O.S. le 27.11.2018

samedi 24 novembre 2018

NOUVELLE

Deux petites pages exhalant un parfum blanc et fétide d'occident !

© Photographie Frank Lassak "Après l'amour"/ The Hopper Files

L’épouse du pornographe

Ma femme me l’a toujours reproché. Les hommes sont des lâches, des pleutres et des couards. Des enfants. Des enfants goulus de pardon ! Là-dessus je suis tout à fait d’accord avec elle, mais pour le reste je me permettrais de... Hier, justement, nous en discutions dans la cuisine. Une fois encore, elle me reprochait de ne jamais aller au fond des choses, « au bout de moi-même » c’était son expression, ce à quoi je répliquai mentalement « ma chère et tendre tu peux penser ce que tu veux, mais je n’ai pas du tout envie de me retrouver face à ma bite ! »
« C’est ça que tu appelles de l’érotisme ? » s’écria-t-elle, agitant très haut la feuille qui portait mon écriture, comme pour illustrer le propos cette fois, Arthur, c’est le pompon !
Elle se remit à examiner ma prose en secouant la tête d’un air navré. Dehors, le voisin déposait ses ordures juste derrière notre Toyota. Je reculai, et de façon inconsciente, agrippait dans mon dos le tiroir de la cuisine qui couina comme s’il devinait la volonté que j’avais de fuir par le compartiment cuillères. La voix de ma femme continuait, atone :
« L’infirmière alla fermer à clé la porte de ma chambre et...
- Arrête ça minou ! »
Elle leva les yeux au ciel :
« Une chambre d’hôpital ne ferme pas à clé, Arthur. Sauf celle pour les détenus.
- Mais ce n’est absolument pas un texte réaliste... »
Elle reprit :
« ... revint vers mon lit dans un sourire confus. Sa poitrine haletante gonflait sa blouse et son visage presque triangulaire (elle gloussa) se rapprochait à chaque pas qu’elle faisait du rouge du thermomètre qui dépassait de sa poche, épousant le branle doux de sa respiration, remuant les boucles brunes qui recouvraient le haut de son sein. Elle avait un petit nez anglais, la peau plutôt pale rehaussée de quelques taches de son et des traits et des articulations qui semblaient d’autant plus fines que les formes qu’elles liaient étaient lourdes et... »
Elle soupira et me gratifia d’un rictus d’un mépris infini :
« Franchement c’est long. Tu n’en viens jamais au fait, ça a toujours été ton problème. Elle déboutonna son col sans cesser de me dévisager et me demanda de sa voix espiègle si le traitement du chirurgien m’avait fait du bien tandis que ses doigts aux ongles nacrés continuaient à dévaler la pente abrupte de sa blouse, laissant jaillir une gorge que n’avait manifestement besoin d’aucun soutien. Manifestement ? Son genou satiné s’enfonça dans mon matelas, dévoilant la tête dentelée d’une minuscule jarretelle blanche. Son bas translucide se tendit... Tu veux dire blanc, son bas ? m’interrogea-t-elle avec la compassion de la spécialiste.
- Translucide... »  balbutiai-je, horrifié à l’idée de ce qui allait suivre.
  Même la poignée du tiroir devenait molle dans mon poing...
« S’il te plaît Myriam. S’il te plaît !
- Elle appuya du bout du pied sur la pédale pour faire descendre le lit, rabattit la balustre - ça s’appelle une barrière, tout simplement - et grimpa à bord. Je pus mordiller son... tétin ? quand elle se pencha au dessus de moi pour allumer la veilleuse ; l’infirmière de nuit sourit et, déposant sa toque sur ma table de chevet, déploya son ample chevelure tandis qu’un rectangle pubien soigneusement paysagé continuait désormais la rampe de missile que formait mon bas de pyjama, tel un bâton brisé en deux par le reflet de l’eau. Bon sang, me dis-je, ne mettait-elle donc jamais de sous-vêtement ?
Elle s’interrompit, pas déridée pour un sou.
« C’est une vraie question. Tu sais ce qui manque à ton histoire ? »
Je secouai la tête.
« De la vraisemblance ? risquai-je.
- Une histoire. Elle se redressa et avançant sur les genoux, déplia en pouffant l’emballage de son petit bonbon rose, de son chips à la crevette.
- C’est toi qui rajoutes ! »
Mon épouse m’adressa un sourire goguenard et glissa tranquillement sa mèche blonde derrière son oreille tout en évaluant le nombre de pages restantes. Elle se racla solennellement la gorge. Je plaquai les mains sur les oreilles mais elle dut monter le ton car j’entendais quand même sa voix flûtée, la lisais sur ses lèvres ! Ses cernes lui donnaient l’apparence d’un énorme castor...
Me cramponnant à ses cuisses soyeuses, ignorant la douleur dans ma nuque et dans mes omoplates, je tendis le cou pour darder le bout de ma langue dans son...
Je m’élançai et la frappai pile sous le sein gauche.
Mon épouse vacilla, souriant toujours mais à blanc, comme si elle feignait encore de ne pas comprendre ce qui se passait, la main sur le manche du couteau - elle heurta la gazinière derrière elle et s’écroua lourdement, sans la moindre grâce, sur le carrelage récemment lavé à l’huile de lin.
J’aurais pensé que cela aurait fait plus de bruit, mais non.
L’horloge Calder que nous avions achetée lors de nos vacances à Paris égrenait son tic tac rudimentaire. La poubelle du voisin narguait le pare-choc de la Toyota en prévision de manoeuvres à venir... Je soupirai un grand coup et m’approchai.
Sa nuque formait un angle bizarre avec le bas de la gazinière, sa poitrine s’élevait avec de petits sifflements rauques d’asthmatique. Elle avait l’agonie maussade. Je m’agenouillai, l’oreille tendue vers la vieille cerise de sa bouche adorée, puis secouai la tête à mon tour :
« Tu vois, tu l’as maintenant, ton histoire, Mimi ! »



La maîtresse du pornographe

« Arthur ?
- Oui ?
- Tu montes ?
- J’arrive ! J’arrive mon amour ! Me voilà ! En chair et en corps caverneux ! »
J’ouvris la porte de la chambre d’ami à la volée - ce qui était pratique, quand on trompait une infirmière avec une autre infirmière, c’est que l’une pouvait être de nuit quand l’autre était de jour et ainsi de suite ! Sabine, d’instinct, avait tiré le drap sur son menton et me considérait d’un air inquiet. Elle avait toujours l’air de sortir d’un match de boxe après un nuit d’amour. À Collioure, cet été, même la fanfare du 14-Juillet ne l’avait pas réveillée...
« C’était quoi ce bruit ?
- Nous avons parlé. Elle m’a balancé un truc à la figure, pour la forme.
- Myriam est ici ? Tu m’avais dit qu’elle faisait les trois huit...
Je hochai la tête :
« Tout va bien. Elle est partie dormir dans la voiture. Elle est vannée.
- Dans la voit... Tu lui as dit ?
- Elle est ok. Même à l’amiable. Tu avais raison ma canne. Elle couche avec Evrard. Salopard d’Evrard ! »
Je m’assis et retirai le pantalon que j’avais enlevé une heure plus tôt. Une chance que je ne me sois pas fatigué à remettre mes chaussettes.
« Qu’est-ce que tu fiches Arthur ?
- Puisqu’elle dort dans la voiture ! »
L’ex meilleure amie de ma femme me repoussa faiblement, trop faiblement pour que je ne déchiffre pas le signal. Quelle était gourmande ma Sabine ! Je comprenais les Romains ! Je finis par lui arracher le drap des mains. Elle était frileuse, d’une frilosité maladive ; sans ça elle n’aurait jamais accepté de garder ses bas. De simples autofixants mais bon... On n’allait quand même pas faire le difficile !
« Et ta toque ? demandai-je en enfouissant mon visage dans ses boucles brunes.
- Tu exagères... » minauda-t-elle.
Je roulai sur le côté en me serrant la poitrine dans une grimace ; elle éclata de rire et se mit à chercher la toque sous nos couvertures massées au bas du lit. J’ouvris un oeil le temps d’admirer encore un instant ce fessier joufflu qui la complexait tant la pauvre ! On n’a pas idée d’inventer un pétard pareil ! Selon une étude d’Oxford que j’avais dû lire dans je ne sais quelle salle d’attente, un corps callipyge annonçait un bébé dodu au cerveau bien formé... Discrètement, je m’astiquai un petit peu sous le drap, histoire de. Un bail que je n’avais pas été aussi partant - depuis mon coma ?
J’étais un lâche, un pleutre et un couard. Un enfant ! Un enfant goulu de pardon !
« Pffff... quel gamin tu fais ! murmura-t-elle en la coiffant et en l’ajustant légèrement de biais son front. Comme ça ?
- Pâââârfait ma canne ! Allez, au boulot ! »
On allait voir ce qu’on allait voir !
« Qu’est-ce que tu fiches ? m’écriai-je. Tu vas où ? »
Mais elle avait déjà attrapé et enfilé la blouse qui traînait sur la moquette :
« Je préfère quand même, par sécurité. »
Je haussai les épaules, compréhensif. Le drap déjà en toile de tente.
L’infirmière alla fermer à clé la porte de ma chambre et... revint vers mon lit dans un sourire confus.

Fin
O.S. 2010.

jeudi 8 novembre 2018

OCCASIONS RATÉES (1)

Paralysie du petit reporter et borgne ventru divin :
ma non-rencontre avec Jim Harrison.

Photographie pourrie d'une soirée merdique. Copyright O.S.
Là le vieux barbu avec la canne vient de recevoir la médaille de la Ville de Lyon dont, bien que courtois, il se fiche comme d'une guigne. On imagine sans peine la manière dont on l'a appâté afin qu'il lâche son Montana pour les ors de la République. Nous dînions donc dans un restaurant des Pentes nommé "Le petit Albert" qui aurait dû décidément, ce soir-là, s'appeler "Le petit Olivier". Au bar, enquillant verre sur verre alors qu'il aurait manifestement préféré boire au goulot, un Jim Harrison d'humeur égrillarde couvait de l'œil une jeune serveuse un peu accorte allant de table en table porter cochonnailles et consommés de coquilles Saint-Jacques et moi, comme un con, la quenelle pas cuite entre les jambes, j'étais stoppé net dans ma volonté de fraterniser avec l'écrivain invité : pourquoi m'en aller emmerder un type qui se biture et reluque, avec des questions de vrai amateur et de faux journaleux ? À la grande table que je retrouve, on en est encore à évoquer à demi-mots son goût déplacé pour la bibine et les appels prononcés qu'il lance à la volée à toute la gente féminine au cas où quelqu'une mordrait à l'hameçon. Ok, pensé-je, pépère veut s'envoyer en l'air, et puis ? Au centre des regards de ma table, une sémillante Najat Belotte-Kacem pas encore ministre mais dépêchée au débotté par un Collomb désagrégé de lettres classiques pour ce repas sans grand enjeu avec des littérateurs est entourée d'un harem 100% laïc d'aréopages auquel elle prodigue en continu des sourires ultrabright. Brusque remontée d'acide mais pas à cause du vin, au demeurant excellent. Putain je ne suis PAS où je devrais être ! Je suis tragiquement à côté. J'opine du chef et me retourne. Au bar, notre bon Jim Beam picole avec une bonhomie inentamable. Un raid de Stuka ne pourrait rien contre le trajet cyclique allant du verre à sa bouche. Une bombe à hydrogène de 180 mégatonnes serait infoutue de détourner le vieux satyre de ses deux passions : booze et gonzesses. Voilà le type qu'on aimerait emmener en virée, songé-je, qui vous emmènerait en virée ! J'ai fini par rentrer chez moi avant le tiramisu aux fèves, remonté comme une pendule contre la politique municipale. J'avais tout adoré, de "La Femme aux lucioles" à "De Marquette à Veracruz", et retournais par conséquent à pied dans mes pénates, le calepin au fond du slip. Pauvre merde.
O.S.

mercredi 7 novembre 2018

CHRONIQUE (1)

Alan Moore, sorcier en terre post-païenne, créateur
d'une bible pop baptisée Jérusalem...

Seul scénariste de BD ayant réussi à faire rentrer Lovecraft dans des cases (avec Alberto Breccia), le mage britannique quitte l'indicible Providence pour sa ville natale, Northampton qui, sous sa baguette mythologique, se transmue en Jérusalem. Œuvre monument, Grand Œuvre, œuvre testimoniale et testamentaire en hommage à un passé englouti par Le Dévoreur, incarnation hobbsienne de toutes les technologies déshumanisantes, si un jour le mot "pavé" a jamais été utilisé avec pertinence, celui de Jérusalem est fait de marbre... Agrégeant mysticisme swedenborgien*, épisodes apocryphes de Peter Pan, réalisme à la Mike Leigh et chapitre à la langue finneganswakienne sur une ossature d'anticipation sociale gonflée aux hormones métaphoriques, l'édifice d'Alan Moore est certes un colosse aux pieds d'argile qui flirte avec le manifeste de la deuxième Internationale (jadis, le socialisme), mais c'est pour la bonne cause. Les failles, car comment une tour de Babel ne pourrait-elle pas en être parcouru, ne sont cependant pas d'ordre structurel, mais dans l'impossible variété de goûts que le lecteur devrait posséder afin d'apprécier à leur juste valeur toutes les saveurs ressuscitées. Celle d'un candeur parfois harassante d'enthousiasme que Moore ("more" en français) déploie quatre cent pages durant sur les pérégrinations de ses "enfantômes" nés de Dickens (le Scrooge, ici, c'est le capitalisme avaleur d'Histoire, négateur de communauté), parfois plombée par les difficultés qu'il a à incarner suffisamment cette bande de sales gamins, à grand renfort d'idiolectes forcés qu'ils balancent crânement à tour de rôle, tongue-in-cheek. Le plus beau personnage reste celui d'une femme artiste (ou plutôt l'inverse), riche reflet dans le miroir du mage lui-même au pays des dé-merveilles, à la fois en marge mais reine de son pâté de maison, pardon, de ses chers Boroughs : Alma Warren, de la dynastie de l'unique famille de Northampton à avoir pu écouter les anges (appelés "angles" à cause des ailes). Warren ? Un clin d’œil aux comics Creepy et Eerie de la maison Warren Publishing ? On s'en fiche. Imaginez les Rougon-Macquart mais sans autres atavismes qu'une folie mystique ; toute une lignée foutraque forcée de composer avec les démons intérieurs / extérieurs de ce qui fut l'ancien centre tellurique du royaume britannique. Deuxième personnage le plus charnu et donc poignant : Julia Joyce, fille et muse de son père, dont Claro a su rendre en français (on imagine le hammam) le bilinguisme autiste et magnifique, toujours signifiant, toujours évocateur. Troisième grande réussite féminine : l'affreuse Nene, esprit endémique de la vraie rivière éponyme, nymphe déchue charriant déceptions amoureuses et solitudes tortueuses, ondine toujours affamée.
En fait, seront ballottées dans cette épopée multicouches d'inspiration quantique (lieu = temps et vice-versa) toutes les grandes figures de l'identité insulaire, redevenues vivantes : "papa" Joyce mais aussi Thomas Beckett, Samuel Beckett (faux ami), qui fut le secrétaire du premier cité, John Clare et John Bunyan, poésie et religion convolant en justes noces dans Jérusalem. Sans parler des migrants  Charlie Chaplin, William Blake ou Lewis Carroll. Alors oui, pas facile de faire rentrer le monde entier dans un quartier sans recourir au chausse-pied, compliqué de rendre la mort et l'après-mort de façon originale quand on est un peintre figuratif comme l'est Moore (cette langue de terre supra-naturelle, ces "greniers du temps", on a le sentiment de les avoir déjà rencontrés, et pas dans nos rêves), mais bon dieu quel pari : celui de renouer avec la dimension cosmogonique d'une langue nivelée et macadamisée par France Info. Alan Moore, via Jérusalem, a su retrouver le vieux sentier mythique perdu à travers une jungle transformée en zoo, redonner du volume à un réel aplati par l'écran et le langage binaire. Lisons Jérusalem et Jérusalem lira en nous. Magnifique carte, divin territoire. Guide à suivre, car fiable. Bible publiée chez un éditeur nommé Inculte. On ne peut plus dire que cette décennie n'a vraiment cru en rien.

* le penseur mystique suédois avait déjà publié en 1782 un traité céleste intitulé La Nouvelle Jerusalem, relatant notamment ses conversations avec les anges.
O.S.

dimanche 28 octobre 2018

ENTRETIEN

Richard Powers : "Aux États-Unis, tout avait déjà été mis
en œuvre pour qu’on oublie
"...

C’est un double rendez-vous auquel avait été convié à Lyon l’auteur de L'Arbre monde (cf chronique ci-dessus) et de La Chambre aux échos. Avec le public des Assises internationales du roman, organisées par la Villa Gillet et Le Monde. Mais aussi avec son passé, quand il lui a fallu se replonger avec nous dans son deuxième roman, Le Dilemme du prisonnier, écrit vingt-cinq ans avant sa traduction en français. L'entretien qui suit a été publié sous une version abrégée dans Le Magazine littéraire. Une histoire de père se trouvant au mauvais endroit au mauvais moment, d'Exposition universelle new-yorkaise, d'atome et de structure en fusion...

Trop curieux, Richard Powers n’a jamais su choisir. Ce natif de l’Illinois - le « plat pays » d’outre-Atlantique -, s’est longtemps heurté au monstre de la spécialisation qu’exigeait toute carrière universitaire, littéraire ou scientifique. Formellement, thématiquement, ses romans sont à son image : multicouches, tel un blu-ray vierge qui voudrait enregistrer le plus de données possibles. Pour autant, cette fois, le romancier n’aura pas à trancher : il ne sera interrogé ni sur les sciences dures ni sur les sciences molles, ni même sur la musique, sinon celle de ce petit « je », discret et néanmoins persistant qui fait des caméos tout au long de son œuvre. Un peu comme si son génome, intégralement séquencé en 2008, revenait régulièrement réclamer son dû jusqu’au sein de sa fiction. En ce sens, au sein de celle-ci, son deuxième roman, intitulé Le Dilemme du prisonnier fait figure d’exception. Bien plus autobiographique que ses frères de sang, mais tout aussi foisonnant, ce livre écrit juste après Trois fermiers s’en vont au bal, narre les périls indicibles qui guettent une famille américaine de la fin des années 70 baptisée Hobson. Dans un chapitre, le petit Bud, un jeune avatar du père Eddie Hobson Sr, se rend à l’Exposition universelle de Flushing Meadow, dans le Queens new-yorkais, en 1939. Parmi tous les pavillons présents, c’est sans conteste celui de la firme Westinghouse qui l’émerveille le plus, avec son robot Elektro et ses promesses d'un lendemain futuriste. Un concentré du rêve positiviste et technologique de l’Amérique d’alors, dont on peut encore trouver, et imprimer les affiches, depuis le net. Petit test de mémoire en compagnie de l’auteur qui, apparemment, ne s’attendait pas à se retrouver un jour confronté à cette affiche, près de quarante ans plus tard.

Cette image vous rappelle quelque chose ?
Où l'avez-vous trouvée ? Il y avait six ou sept affiches différentes pour la campagne publicitaire de cette exposition. Lors de mes  recherches pour le Dilemme du prisonnier, j’ai passé beaucoup de temps dans les universités et dans les bibliothèques, qui possédaient des séries entières de revues d’époque. Tout le matériau sur la jeunesse d’Eddie Hobson Sr, je l’ai recueilli juste en les feuilletant et en regardant ces images, en étudiant la vision que le monde avait alors de lui-même pour mieux m’immerger dans cette période…

Et elle résonne encore en vous, vingt-cinq ans après l’écriture du Dilemme…
Bien sûr. C’est un lien personnel direct… La re-création de la vie de mon propre père. Mon père est né en 1926. A la fin du roman, je ne sais pas si vous vous rappelez, mais je sors de la fiction. Comme dans ces films où la caméra recule soudain et vous dévoile le studio : vous réalisez alors que vous êtes sorti du film et que vous êtes à présent dans le vrai monde, le grand. Pour moi, la structure du livre elle-même est comme la cassette audio enregistrée par Eddie Hobson Senior : un monde à l’intérieur d’un autre. À l’intérieur du roman, vous allez de DeKalb, Illinois, à Hobstown, la ville imaginaire inventée par Eddie Sr. Mais à la fin, vous faites le chemin inverse et réalisez que le Dilemme du prisonnier est mon Hobstown à moi, et que j’ai re-créé le monde de mon père. Mon père devait avoir treize ans lorsqu’il est allé à cette Exposition et j’ai travaillé à partir de là. Il m’avait parlé de son passé, mais pas de son expérience lors de la guerre, ni des circonstances dans lesquelles il avait perdu son frère aîné. Étrangement, quand on est né comme moi en 1957, en plein baby-boom – mon père devait déjà avoir 30 ou 31 ans -, la Seconde guerre mondiale, qui a pratiquement eu lieu la veille, n’en est pas moins pour vous, qui êtes encore enfant, un lieu totalement imaginaire. Aux États-Unis, tout avait déjà été mis en œuvre pour qu’on oublie. Pour dire : ce passé était mauvais, passons à demain, au monde de demain (le nom de l’Exposition Ndr). La participation de mon père à la guerre est très proche de celle d’Eddie Hobson Sr. Lui aussi s’était rapidement mis à travailler comme mécano dans plusieurs bases, puis dans les White Sands…

Votre père était à Almogordo[1] ?
Oui. De là vient tout le livre. Quand j’étais déjà un jeune homme, j’en savais peu sur ce que cette période avait signifié pour mon père, mais je savais à quel point il était affecté par la mort de son frère. Mais un jour, sortant pour ainsi dire de nulle part, alors que nous parlions de la formidable autobiographie d’Oppenheimer, sur l’invention de la bombe et sur le Projet Manhattan, il me dit : "j’y étais". Pour moi, ça a été un choc. Il ne l’avait jamais mentionné. Nous parlions de cet événement historique de façon très abstraite, et tout à coup mon propre père me dit : "nous étions stationnés là-bas, cette nuit-là, à Almogordo, près d’Albuquerque, et soudain c’est arrivé, nous avons pensé que le soleil s’était levé trop tôt, tout le ciel était clair…"

Il jouait aux cartes, et il est sorti fumer une cigarette, comme Eddie Hobson Sr dans le roman ?
Exactement. Ce fut une révélation pour moi. Je n’ai plus jamais regardé cet homme de la même manière. Quand il m’a dit ça, les poils sur ma nuque se sont hérissés… Je n’arrive pas à croire que vous ayez pu mettre la main sur cette publicité ! Où l’avez-vous trouvée ? Vous croyez qu’ils pourront s’en servir pour illustrer cet entretien ? Elle est si belle !

J’essaierai ! Votre père aussi est mort d’un cancer. Ça a un lien avec ce qu’il a vécu ?
Comment savoir ? Plus tard, le gouvernement a fait des études pour voir s’il y en avait. Et il a payé : il a dédommagé les gens qui se trouvaient près des sites d’essais nucléaires, dans les années 40 et 50. Si vous pouvez apporter la preuve que vous résidiez là-bas, et que vous avez des problèmes de santé, vous pouvez bénéficier de cette aide.

Mais ce n’a pas ce qui vous a poussé à écrire Le Dilemme du prisonnier n’est-ce pas ?
Non. La maladie de mon père n’en a pas été le moteur. Ce qui m’y a poussé, presque dix ans après sa mort en 1978, a été le désir de me raccorder de façon très vivante à ce passé sur lequel l’Amérique, visiblement, était incapable de revenir.

Est-ce la photo de votre famille qui figure sur l’édition américaine du livre ?
Le plus drôle, c’est que sur cette couverture ma famille est réduite à quatre enfants, deux garçons et deux filles un peu rognées, et à nos père et mère. Mais c’est moi qui ai pris la photo. On dirait qu’il n’y en a que quatre comme dans le livre, mais, une fois encore comme dans le livre, je suis le fils manquant, le cinquième. C’est pourquoi à la fin, dans les dernières pages, je reviens et dis : ceci est ma famille, la vraie famille Powers et non celle d’Hobstown. Mais j’ai mis un peu de moi-même dans ces deux garçons, Artie et Eddie Jr, dans l’aîné et dans le benjamin.

Il y a décidément beaucoup des gènes de Richard Powers dans ce livre !
Énormément ! Les Hobson sont ma petite expérience personnelle en génomique, je me suis créé un petit lieu imaginaire où je peux me promener au milieu des démons du monde réel. En général, le premier livre d’un romancier est censé être quelque peu autobiographique, et le deuxième plus difficile, car il doit alors cesser de parler de lui-même pour commencer à parler du monde qui l’entoure : d’une certaine façon, j’ai fait l’inverse. Mon premier, Trois fermiers s’en vont au bal, parlait de technologie, d’Histoire, de l’Europe, de la guerre, mais, dans le deuxième je suis revenu sur ma vie pour écrire mon livre autobiographique. Ces deux-là sont quand même liés : Trois fermiers… traite de la Première guerre et du début du vingtième siècle, de la responsabilité collective, de la culture de masse et de la reproduction en série, de la façon dont la technologie s’est muée en guerre totale. Avant d’écrire Le Dilemme, je me suis demandé : et après, qu’est-ce qui s’est passé, dans ce siècle ? La Seconde guerre. Mon troisième livre (The Gold bug variations, non traduit NDR) porte sur la Guerre froide. Il faut prendre les trois comme une sorte de trilogie qui tente de retracer l’histoire de ce siècle à travers ses deux conflits majeurs.

Dans Générosité, qui annonce une autre « guerre », celle du génome, vous apparaissez là encore au début et à la fin en tant qu’auteur. Mais Le Dilemme..., qui est sans doute votre roman aux couches narratives les plus complexes, ne laisse subsister pour finir qu’une seule voix : la vôtre. Pourquoi, dans ce cas, multiplier les niveaux narratifs et les rendre aussi inextricables ?
Il existe une analogie entre la complexité de la structure et la complexité du thème abordé. Je qualifierais la structure du Dilemme de « récursive », à la façon de poupées russes, emboîtées les unes dans les autres, ou des Mille et une nuits : une histoire à l’intérieur d’une histoire à l’intérieur d’une histoire… Je voulais cet emboîtement car le livre est une exploration des liens entre le petit et le grand. Le Dilemme entend montrer comment ces grands événements historiques façonnent ce microcosme familial, comment des enfants peuvent hériter du trauma de ces conflits sans même savoir ce qui s’est passé ! Être modelés, écrits par des événements dont ils ignorent tout ! J’envisage ces effets de l’Histoire sur les vies individuelles comme ces poupées emboîtées. Ce que ce roman essaie d’analyser, aussi, c’est pourquoi les relations humaines sont instables, pourquoi est-il si difficile de coopérer, alors que c’est dans l’intérêt de chacun. D’où vient ce besoin constant de se trahir mutuellement, entre nations, entre communautés, entre individus voire entre membres d’une même famille ? Nous savons où il nous faudrait aller, pour notre intérêt à tous, mais nous sommes incapables de nous y rendre, obsédés que nous sommes par nous-mêmes : nous nous sentons séparés des intérêts d’autrui. C’est tout l’enjeu du « dilemme du prisonnier ».

Se faire confiance.
Que ce soit dans l’intrigue, ou dans la structure du livre, il vous faut prendre de la hauteur, surplomber la partie, pour ensuite sauter en bas et regarder comment ça se passe, comment ces gens s’accommodent de l’intérêt commun… Et là, vous les voyez se dire : il va me trahir, alors je vais le trahir en premier. Mais vous, d’en haut, vous savez que tout ce dont ils ont besoin, l’un et l’autre, c’est de se faire confiance. J’ai créé une forme dans laquelle le lecteur descend dans une histoire, puis dans une autre, puis encore dans une autre : vous avez DeKalb, puis vous avez Hobstown, puis vous avez la Seconde guerre mondiale. Puis toute la structure remonte et à la fin, au sortir de ces poupées emboîtées, le livre que vous êtes en train de lire devient lui-même enchâssé à l’intérieur de votre propre vie… A partir de là, l’idée est que si vous pouvez prendre conscience de ce que ces personnages imaginaires ont besoin de faire dans leur intérêt, peut-être alors serez-vous vous-même capable de faire le chemin inverse. Tout comme Mickey Mouse, dans le roman, emmène Eddie Sr et lui montre à quoi ressemble sa vie, vue d’en haut.

Mais le nom, « Hobson », fait référence à l’expression familière « choix de Hobson » : un faux choix entre deux possibilités, sans réelle alternative…
Le dilemme du prisonnier est un modèle économique classique. Ce qu’on nomme un « choix de Hobson » est différent, car il ne vous laisse pas le choix. Dans le dilemme du prisonnier, vous l’avez : il est juste difficile de faire le bon. Je voulais appeler cette famille ainsi pour jouer avec cette idée d’un choix particulièrement délicat…

Quoi qu’il en soit, cette structure est fréquente dans vos romans : une première histoire romanesque à laquelle est juxtaposée une seconde, qui en constitue en quelque sorte l’étiologie, comme dans Gain, où la genèse d’une multinationale (« Gain » est une célèbre marque de savon américain) vient mettre en perspective l’évolution de la maladie de Laura Bodley.
C’est en grande partie vrai. L’important, cependant, n’est pas de savoir combien il y a de couches narratives, ou si l’une explique l’autre, mais de ne pas se contenter que d’un seul cadre narratif. L’objectif étant de fabriquer une sorte de réalité en trois dimensions, où les différentes narrations se font écho, se réfractent de manière provocante.

Une sorte de « fiction post-génomique » dans laquelle causes et effets se confondraient, comme en rêve Thomas Kurton, le savant fou de Générosité ?
Plutôt une narration perçue dans un stéréoscope : vous disposez deux images à l’intérieur et vous obtenez soudain une vision parfaitement nette, en relief. Le nombre d’images dépend du sujet du livre, mais leur agencement force le lecteur à les déplacer, à les explorer et à réfléchir sur les relations qu’entretiennent les différents éléments à l’intérieur. Si bien que vous vous retrouvez parfois plongé dans un rêve fictif, mais aussi parfois dans une ambiance plus méditative. L’essentiel est d’obtenir une approche plurielle, multimodale…

Il y a cependant des motifs récurrents dans vos livres. La maladie y occupe une place très importante : dans Le Dilemme et dans Gain, mais aussi dans La Chambre aux échos et, d’une certaine façon, si le bonheur en est une, dans Générosité.
La maladie y joue un grand en rôle, en effet. Surtout le cancer. Bien sûr, la maladie est un des grands motifs du roman moderne : je pense à La Montagne magique de Mann, à Proust… La maladie rend notre univers familier étranger. Elle permet au destin de s’abattre sur le quotidien et de le rendre impossible. Elle empêche les gens de prendre l’ordinaire pour acquis. Elle introduit le temps dans une histoire, en nous montrant combien nous vivons dans le déni de l’issue fatale, tout en nous poussant vers l’horloge plus tôt que nous ne le pensions. Mais, dans un sens plus large, tant de fictions sont mues par ces deux moteurs, captivants pour un lecteur : soit l’amour, soit la mort. Avec la maladie, toutefois, ce n’est pas encore la mort, et il y a donc encore un peu de temps pour l’amour. La tension dramatique est alors amplifiée, accélérée par cette interaction…

Pour vous, la fiction est-elle comme pour Eddie Sr un refuge contre ce que vous appelez « le cauchemar de l’Histoire » dans Le Dilemme… ?
Oui, et en particulier dans ce livre, qui explore la nature duelle de la fiction. Le mot « refuge » est merveilleux. Comme les enfants Hobson à la fin de ce roman, nous créons ces lieux, utilisons ces simulations ou ces « modélisations » artistiques pour pouvoir y entrer et nous renforcer, et en sortir plus fort. Dans un monde de fiction, nous pouvons nous mesurer à tous les défis de l’existence, mais les conséquences sont seulement symboliques. Si bien que nous pouvons tester nos valeurs, nos choix, dans un lieu où nous ne pouvons ni mourir ni perdre, ni nous voir confrontés à leurs conséquences catastrophiques. C’est pourquoi la fiction est un refuge, une cachette, un lieu où vous pouvez reprendre vos forces, vous reconstruire grâce aux forces de l’imagination avant de retourner dans le monde. Il y a néanmoins un risque.

La « poussière de fée » de Walt Disney, cette poudre de perlimpinpin que décrit Eddie Sr…
Échapper au monde par la fiction peut être positif, un paradis de sécurité, mais nous pouvons aussi nous désengager du monde, disparaître dans l’imaginaire. Nous courons alors le risque de prendre la carte que nous avons sous les yeux pour le monde réel, et oublier à quoi celui-ci ressemblait. C’est la différence qui existe entre s’évader et fuir. Le premier est une solution, le deuxième une négation de la menace, qui ne la repousse pas mais fait comme si elle n’était plus là. Ce n’est jamais totalement clair, et Le Dilemme… s’intéresse à cette ambivalence.

Raison pour laquelle vous vous en extrayez, à la fin.
Exactement, et quand je brise le cadre romanesque dans les dernières pages, c’est pour sortir le lecteur de cette histoire et lui dire, non, désolé, vous ne pouvez pas y rester indéfiniment. L’idée est : vous pouvez venir y passer un moment, mais vous devrez un jour en sortir. Le but de ce refuge n’est pas que vous y demeuriez à jamais, mais que vous retourniez ensuite dans le vrai monde et utilisiez ce que vous y avez appris, pour vous rendre plus apte à la vie. A l’université de Palo Alto, où je suis revenu enseigner durant l’hiver, en 2010, quelque temps après notre premier entretien, mes étudiants me demandaient : dites-nous, dites-nous comment devenir de meilleurs écrivains. Et je leur disais : attendez un peu, nous ne vivons pas pour écrire de meilleurs livres, nous écrivons afin de mener une vie meilleure. Eddie Sr disparaît dans le désert, mais il veut que ses enfants sortent de sa fiction, s’en échappent.

Le chant pratiqué en famille est un autre leitmotiv dans vos livres, notamment dans Le Temps où nous chantions. Mais les Hobson ne chantent pas aussi bien que les Strom.
Non, c’est vrai. Il y avait cette expression très à la mode il y a quelques décennies : « la famille dysfonctionnelle »… Je ne pense pas qu’elle s’applique ici – bien sûr, « famille dysfonctionnelle » est toujours d’une certaine façon un pléonasme – mais je crois que les Hobson ne sont pas un cas désespéré... Ils sont très proches. Il y a beaucoup d’amour entre eux, un amour qu’ils cachent dans le langage. Une grande partie du livre porte là-dessus : le langage secret d’une famille, la façon dont ils utilisent des mots spécifiques... Et je pense qu’il fut très difficile pour Jean-Yves Pellegrin, le traducteur, de récréer cet idiolecte dans une autre langue.

Le langage : une autre prison dans Le Dilemme
C’est une prison, mais aussi une clé. La carte n’est pas le lieu qu’elle désigne, mais c’est tout ce que nous avons pour nous y rendre. Comme la fiction, le langage peut être une évasion, ou une fuite, une barrière entre les gens. Mais il peut être aussi la meilleure ouverture, le meilleur passage entre deux prisonniers, deux cellules séparées. Les Hobson s’y sentent un peu mal à l’aise, mais ils ne sont pas cyniques. Ils se protégent un peu.

Mark Schluter, dans La Chambre aux Echos, souffre du Syndrome de Capgras : il peut se rappeler le passé, mais non se sentir familier avec lui, ni le reconnaître comme sien. Eddie Hobson Sr, lui, veut garder en lui ses blessures de guerre, refuse de laisser son passé s’échapper…
C’est terrible. Comment s’accommoder de son passé, c’est tout le problème. Comment vivre avec un passé insoutenable et en faire un présent vivable. Si vous vous coupez de votre passé comme Mark vous n’avez plus de fondations mais si vous disparaissez en lui comme Eddie Sr vous ne vous pouvez plus avancer, évoluer. Quant à savoir quelle est la meilleure position, c’est justement la question à laquelle ce livre essaie de répondre : que faire du passé ? Vous devez en faire, je crois, un ouvrage d’art comme Eddie Sr, et trouver le moyen de le faire résonner suffisamment afin qu’il vous donne une nouvelle solution pour le présent, sans pour autant le laisser vous écraser. La pire catastrophe que vous puissiez trouver dans un livre, ou dans la musique, peut vous bouleverser profondément, mais ça n’abîmera jamais votre vie : c’est pour ça que nous composons, afin que les espoirs et les craintes puissent être soulagées, et que nous en soyons libérés sans trop de mal. C’est de la médecine homéopathique. Pour vous sortir d’un problème, on vous donne une toute petite dose de ce problème. Ma conception de l’art s’apparente à un traitement homéopathique : elle vous inocule de petites doses de désastres, afin de vous en prémunir.

Une autre réponse pourrait être la mélancolie. Russel Stone, dans Générosité, ou Eddie Hobson Sr, sous ses dehors sarcastiques, sont des êtres mélancoliques. La Chambre aux Echos baigne également dans cette atmosphère…
La mélancolie est-elle pour eux une partie du problème ou du traitement ? La dépression est un dysfonctionnement, mais la mélancolie, elle, est « normale ». Nous la recherchons tous, car elle est d’une grande beauté. En musique, la tonalité mineure est plus riche que la majeure. Elle semble nous parler d’un spectre plus large de potentialités humaines, c’est pourquoi à mes yeux la mélancolie est une qualité positive : elle permet de faire le point, de prendre conscience de certaines choses…

Et c’est pourquoi, dans votre œuvre, Thassa, l’héroïne constamment gaie de Générosité, ne peut être qu’une aberration. Dans ce livre, la journaliste Tonia Schiff demande au généticien Thomas Kurton, de ne surtout pas éradiquer les gènes de la mélancolie…
Oui, parfois, les gens qui sont heureux en permanence ne sont pas très attentionnés. Devant certaines situations dans le monde, on peut penser que ce n’est pas la réponse la plus saine ni la plus appropriée aux défis de l’existence. C’est aussi une sorte de maladie légère.

Vous n’avez donc pas le gène du bonheur…
Non, je ne me soupçonnerais pas un tel gène ! Ceci dit, je pense que j’ai une grande aptitude à me sentir heureux, et je me sens souvent heureux, mais il y a ce passage fameux de Dante, qui dit que « les étoiles tirent leur luminosité des ténèbres environnantes ». Les moments de mélancolie augmentent l’intensité des instants joyeux.

Il y a quand même beaucoup de prisonniers dans vos roman, dans Le Dilemme…, dans L’Ombre en fuite, et même dans Générosité, où le couple Stone/ Weld projette d’écrire un livre à quatre mains sur un prisonnier qui s’échappe de sa cellule…
Certains livres sont explicitement destinés à servir d’opium, à emmener leur lecteur le plus loin possible de la réalité, dans un lieu joyeux, quand d’autres disent : je ne vais pas vous donner un lieu confortable où demeurer trop longtemps. La fabrication d’une fiction façonne ce choix. Moi-même je veux que mes histoires soient séduisantes, que les lecteurs prennent plaisir avec mes personnages, qu’ils en reçoivent une sorte de gratification émotionnelle. Mais je veux aussi déranger le lecteur, et pas seulement l’emplir d’un sentiment de puissance, de gloire, de majesté. Après tout, il fait parfois sombre dehors, et même souvent. En ce sens mes livres sont un peu schizophréniques, ils sont distrayants mais également subversifs.

A propos de schizophrénie plus structurelle, dans vos deux derniers livres, La Chambre aux échos et Générosité, les différents niveaux narratifs convergent beaucoup plus vite et se « réconcilient » !
Oui, il y a une sorte de réintégration. Je veux qu’une fiction soit un lieu où le sujet puisse être réintégré, mais dans l’acception la plus large : non pour qu’il se suffise à lui-même, mais pour qu’il se mélange et établisse des connexions avec le reste. Ces livres veulent réintégrer le moi dans un tout, l’incorporer. Montrer que le moi ne se suffit pas mais qu’il est mêlé au monde extérieur, qu’il doit en prendre conscience et coopérer avec lui.

Cette « coopération », c’est un chemin que vous allez suivre, dans vos prochains livres ?
C’est intéressant, parce qu’Orfeo, qui va être publié en janvier aux Etats-Unis, possède une structure simplifiée. Il contient une intrigue principale, au présent et au passé mais toujours avec les mêmes protagonistes, et de mystérieux interludes dont vous ne saisissez le sens qu’arrivé à la toute fin du livre, où ce processus d’intégration se répète. C’est une nouvelle sorte d’exploration formelle pour parvenir à éclairer la scène avec différents projecteurs, mais je n’y vois pas une évolution de ma façon d’écrire, juste une autre possibilité narrative. Le personnage principal est un compositeur d’avant-garde de 72 ans qui, se retournant sur son vie, se demande s’il n’a pas commis une erreur en poursuivant si âprement un art si difficile, si élitiste : en demandant aux gens d’écouter des choses extrêmement compliquées afin d’aller toujours plus loin dans la transcendance de son art, dans l’extension du vocabulaire musical, quitte à perdre son public en route. D’être allé si loin est-ce noble, ou stupide ? Sans vouloir dévoiler la fin, peut-être a-t-il voulu composer l’œuvre expérimentale de trop, un œuvre dont la forme même lui causera pas mal d’ennuis !

Propos recueillis et traduits par Olivier Saison



[1] (attention spoiler) Ville située dans le désert du Nouveau-Mexique et surtout site où a été effectué le premier essai nucléaire, le 16 juillet 1945.