Richard Powers : "Aux États-Unis, tout avait déjà été mis
en œuvre pour qu’on oublie"...
C’est un double rendez-vous
auquel avait été convié à Lyon l’auteur de L'Arbre monde (cf chronique ci-dessus) et de La Chambre
aux échos. Avec le public des Assises internationales du roman, organisées par
la Villa Gillet et Le Monde. Mais aussi
avec son passé, quand il lui a fallu se replonger avec nous dans son deuxième
roman, Le Dilemme du prisonnier, écrit vingt-cinq ans avant sa traduction en français. L'entretien qui suit a été publié sous une version abrégée dans Le Magazine littéraire. Une histoire de père se trouvant au mauvais endroit au mauvais moment, d'Exposition universelle new-yorkaise, d'atome et de structure en fusion...
Trop curieux, Richard Powers n’a
jamais su choisir. Ce natif de l’Illinois - le « plat pays »
d’outre-Atlantique -, s’est longtemps heurté au monstre de la spécialisation
qu’exigeait toute carrière universitaire, littéraire ou scientifique.
Formellement, thématiquement, ses romans sont à son image : multicouches,
tel un blu-ray vierge qui voudrait enregistrer le plus de données possibles. Pour
autant, cette fois, le romancier n’aura pas à trancher : il ne sera
interrogé ni sur les sciences dures ni sur les sciences molles, ni même sur la musique,
sinon celle de ce petit « je », discret et néanmoins persistant qui
fait des caméos tout au long de son œuvre. Un peu comme si son génome, intégralement séquencé en 2008, revenait
régulièrement réclamer son dû jusqu’au sein de sa fiction. En ce sens, au sein
de celle-ci, son deuxième roman, intitulé Le Dilemme du prisonnier fait figure d’exception. Bien plus autobiographique
que ses frères de sang, mais tout aussi foisonnant, ce livre écrit juste après Trois
fermiers s’en vont au bal, narre les périls
indicibles qui guettent une famille américaine de la fin des années 70 baptisée
Hobson. Dans un chapitre, le petit Bud, un jeune avatar du père Eddie Hobson
Sr, se rend à l’Exposition universelle de Flushing Meadow, dans le Queens
new-yorkais, en 1939. Parmi tous les pavillons présents, c’est sans conteste
celui de la firme Westinghouse qui l’émerveille le plus, avec son robot Elektro
et ses promesses d'un lendemain futuriste. Un concentré du rêve positiviste et
technologique de l’Amérique d’alors, dont on peut encore trouver, et imprimer
les affiches, depuis le net. Petit test de mémoire en compagnie de l’auteur
qui, apparemment, ne s’attendait pas à se retrouver un jour confronté à cette affiche, près de quarante ans plus tard.
Cette image vous rappelle
quelque chose ?
Où l'avez-vous trouvée ? Il y avait six ou sept affiches
différentes pour la campagne publicitaire de cette exposition. Lors de mes recherches pour le Dilemme du
prisonnier, j’ai passé beaucoup de temps
dans les universités et dans les bibliothèques, qui possédaient des séries entières
de revues d’époque. Tout le matériau sur la jeunesse d’Eddie Hobson Sr, je l’ai
recueilli juste en les feuilletant et en regardant ces images, en étudiant la
vision que le monde avait alors de lui-même pour mieux m’immerger dans cette
période…
Et elle résonne encore en
vous, vingt-cinq ans après l’écriture du Dilemme…
Bien sûr. C’est un lien personnel
direct… La re-création de la vie de mon propre père. Mon père est né en 1926. A
la fin du roman, je ne sais pas si vous vous rappelez, mais je sors de la
fiction. Comme dans ces films où la caméra recule soudain et vous dévoile le
studio : vous réalisez alors que vous êtes sorti du film et que vous êtes
à présent dans le vrai monde, le grand. Pour moi, la structure du livre
elle-même est comme la cassette audio enregistrée par Eddie Hobson Senior :
un monde à l’intérieur d’un autre. À l’intérieur du roman, vous allez de
DeKalb, Illinois, à Hobstown, la ville imaginaire inventée par Eddie Sr. Mais à
la fin, vous faites le chemin inverse et réalisez que le Dilemme du
prisonnier est mon Hobstown à moi, et que
j’ai re-créé le monde de mon père. Mon père devait avoir treize ans lorsqu’il
est allé à cette Exposition et j’ai travaillé à partir de là. Il m’avait parlé
de son passé, mais pas de son expérience lors de la guerre, ni des
circonstances dans lesquelles il avait perdu son frère aîné. Étrangement, quand
on est né comme moi en 1957, en plein baby-boom – mon père devait déjà avoir 30
ou 31 ans -, la Seconde guerre mondiale, qui a pratiquement eu lieu la veille,
n’en est pas moins pour vous, qui êtes encore enfant, un lieu totalement
imaginaire. Aux États-Unis, tout avait déjà été mis en œuvre pour qu’on oublie.
Pour dire : ce passé était mauvais, passons à demain, au monde de demain (le
nom de l’Exposition Ndr). La participation
de mon père à la guerre est très proche de celle d’Eddie Hobson Sr. Lui aussi
s’était rapidement mis à travailler comme mécano dans plusieurs bases, puis
dans les White Sands…
Votre père était à Almogordo[1] ?
Oui. De là vient tout le livre.
Quand j’étais déjà un jeune homme, j’en savais peu sur ce que cette période
avait signifié pour mon père, mais je savais à quel point il était affecté par
la mort de son frère. Mais un jour, sortant pour ainsi dire de nulle part,
alors que nous parlions de la formidable autobiographie d’Oppenheimer, sur
l’invention de la bombe et sur le Projet Manhattan, il me dit : "j’y étais".
Pour moi, ça a été un choc. Il ne l’avait jamais mentionné. Nous parlions de
cet événement historique de façon très abstraite, et tout à coup mon propre
père me dit : "nous étions stationnés là-bas, cette nuit-là, à Almogordo,
près d’Albuquerque, et soudain c’est arrivé, nous avons pensé que le soleil
s’était levé trop tôt, tout le ciel était clair…"
Il jouait aux cartes, et il
est sorti fumer une cigarette, comme Eddie Hobson Sr dans le roman ?
Exactement. Ce fut une révélation
pour moi. Je n’ai plus jamais regardé cet homme de la même manière. Quand il
m’a dit ça, les poils sur ma nuque se sont hérissés… Je n’arrive pas à croire
que vous ayez pu mettre la main sur cette publicité ! Où l’avez-vous
trouvée ? Vous croyez qu’ils pourront s’en servir pour illustrer cet
entretien ? Elle est si belle !
J’essaierai ! Votre père
aussi est mort d’un cancer. Ça a un lien avec ce qu’il a vécu ?
Comment savoir ? Plus tard,
le gouvernement a fait des études pour voir s’il y en avait. Et il a
payé : il a dédommagé les gens qui se trouvaient près des sites d’essais
nucléaires, dans les années 40 et 50. Si vous pouvez apporter la preuve que
vous résidiez là-bas, et que vous avez des problèmes de santé, vous pouvez
bénéficier de cette aide.
Mais ce n’a pas ce qui vous a
poussé à écrire Le Dilemme du prisonnier n’est-ce pas ?
Non. La maladie de mon père n’en
a pas été le moteur. Ce qui m’y a poussé, presque dix ans après sa mort en
1978, a été le désir de me raccorder de façon très vivante à ce passé sur
lequel l’Amérique, visiblement, était incapable de revenir.
Est-ce la photo de votre
famille qui figure sur l’édition américaine du livre ?
Le plus drôle, c’est que sur
cette couverture ma famille est réduite à quatre enfants, deux garçons et deux
filles un peu rognées, et à nos père et mère. Mais c’est moi qui ai pris la
photo. On dirait qu’il n’y en a que quatre comme dans le livre, mais, une fois
encore comme dans le livre, je suis le fils manquant, le cinquième. C’est
pourquoi à la fin, dans les dernières pages, je reviens et dis : ceci est
ma famille, la vraie famille Powers et non celle d’Hobstown. Mais j’ai mis un
peu de moi-même dans ces deux garçons, Artie et Eddie Jr, dans l’aîné et dans
le benjamin.
Il y a décidément beaucoup des
gènes de Richard Powers dans ce livre !
Énormément ! Les Hobson sont
ma petite expérience personnelle en génomique, je me suis créé un petit lieu
imaginaire où je peux me promener au milieu des démons du monde réel. En
général, le premier livre d’un romancier est censé être quelque peu
autobiographique, et le deuxième plus difficile, car il doit alors cesser de
parler de lui-même pour commencer à parler du monde qui l’entoure : d’une
certaine façon, j’ai fait l’inverse. Mon premier, Trois fermiers s’en vont
au bal, parlait de technologie, d’Histoire,
de l’Europe, de la guerre, mais, dans le deuxième je suis revenu sur ma vie
pour écrire mon livre autobiographique. Ces deux-là sont quand même liés :
Trois fermiers… traite de la Première
guerre et du début du vingtième siècle, de la responsabilité collective, de la
culture de masse et de la reproduction en série, de la façon dont la
technologie s’est muée en guerre totale. Avant d’écrire Le Dilemme, je me suis demandé : et après, qu’est-ce qui
s’est passé, dans ce siècle ? La Seconde guerre. Mon troisième livre (The
Gold bug variations, non traduit NDR) porte
sur la Guerre froide. Il faut prendre les trois comme une sorte de trilogie qui
tente de retracer l’histoire de ce siècle à travers ses deux conflits majeurs.
Dans Générosité, qui annonce une autre « guerre »,
celle du génome, vous apparaissez là encore au début et à la fin en tant
qu’auteur. Mais Le Dilemme..., qui est sans doute votre roman aux couches narratives les plus
complexes, ne laisse subsister pour finir qu’une seule voix : la vôtre.
Pourquoi, dans ce cas, multiplier les niveaux narratifs et les rendre aussi
inextricables ?
Il existe une analogie entre la
complexité de la structure et la complexité du thème abordé. Je qualifierais la
structure du Dilemme de
« récursive », à la façon de poupées russes, emboîtées les unes dans
les autres, ou des Mille et une nuits : une histoire à l’intérieur d’une histoire à l’intérieur d’une
histoire… Je voulais cet emboîtement car le livre est une exploration des liens
entre le petit et le grand. Le Dilemme entend montrer comment ces grands événements historiques façonnent ce
microcosme familial, comment des enfants peuvent hériter du trauma de ces
conflits sans même savoir ce qui s’est passé ! Être modelés, écrits par
des événements dont ils ignorent tout ! J’envisage ces effets de
l’Histoire sur les vies individuelles comme ces poupées emboîtées. Ce que ce
roman essaie d’analyser, aussi, c’est pourquoi les relations humaines sont
instables, pourquoi est-il si difficile de coopérer, alors que c’est dans
l’intérêt de chacun. D’où vient ce besoin constant de se trahir mutuellement,
entre nations, entre communautés, entre individus voire entre membres d’une
même famille ? Nous savons où il nous faudrait aller, pour notre intérêt à
tous, mais nous sommes incapables de nous y rendre, obsédés que nous sommes par
nous-mêmes : nous nous sentons séparés des intérêts d’autrui. C’est tout
l’enjeu du « dilemme du prisonnier ».
Se faire confiance.
Que ce soit dans l’intrigue, ou
dans la structure du livre, il vous faut prendre de la hauteur, surplomber la
partie, pour ensuite sauter en bas et regarder comment ça se passe, comment ces
gens s’accommodent de l’intérêt commun… Et là, vous les voyez se dire : il va
me trahir, alors je vais le trahir en premier. Mais vous, d’en haut, vous savez
que tout ce dont ils ont besoin, l’un et l’autre, c’est de se faire confiance.
J’ai créé une forme dans laquelle le lecteur descend dans une histoire, puis
dans une autre, puis encore dans une autre : vous avez DeKalb, puis vous
avez Hobstown, puis vous avez la Seconde guerre mondiale. Puis toute la
structure remonte et à la fin, au sortir de ces poupées emboîtées, le livre que
vous êtes en train de lire devient lui-même enchâssé à l’intérieur de votre
propre vie… A partir de là, l’idée est que si vous pouvez prendre conscience de
ce que ces personnages imaginaires ont besoin de faire dans leur intérêt,
peut-être alors serez-vous vous-même capable de faire le chemin inverse. Tout comme
Mickey Mouse, dans le roman, emmène Eddie Sr et lui montre à quoi ressemble sa
vie, vue d’en haut.
Mais le nom,
« Hobson », fait référence à l’expression familière « choix de
Hobson » : un faux choix entre deux possibilités, sans réelle alternative…
Le dilemme du prisonnier est un
modèle économique classique. Ce qu’on nomme un « choix de Hobson »
est différent, car il ne vous laisse pas le choix. Dans le dilemme du
prisonnier, vous l’avez : il est juste difficile de faire le bon. Je voulais
appeler cette famille ainsi pour jouer avec cette idée d’un choix
particulièrement délicat…
Quoi qu’il en soit, cette
structure est fréquente dans vos romans : une première histoire romanesque
à laquelle est juxtaposée une seconde, qui en constitue en quelque sorte
l’étiologie, comme dans Gain, où
la genèse d’une multinationale (« Gain » est une célèbre marque de
savon américain) vient mettre en perspective l’évolution de la maladie de Laura
Bodley.
C’est en grande partie vrai.
L’important, cependant, n’est pas de savoir combien il y a de couches
narratives, ou si l’une explique l’autre, mais de ne pas se contenter que d’un
seul cadre narratif. L’objectif étant de fabriquer une sorte de réalité en
trois dimensions, où les différentes narrations se font écho, se réfractent de
manière provocante.
Une sorte de « fiction
post-génomique » dans laquelle causes et effets se confondraient, comme en
rêve Thomas Kurton, le savant fou de Générosité ?
Plutôt une narration perçue dans
un stéréoscope : vous disposez deux images à l’intérieur et vous obtenez
soudain une vision parfaitement nette, en relief. Le nombre d’images dépend du
sujet du livre, mais leur agencement force le lecteur à les déplacer, à les
explorer et à réfléchir sur les relations qu’entretiennent les différents
éléments à l’intérieur. Si bien que vous vous retrouvez parfois plongé dans un
rêve fictif, mais aussi parfois dans une ambiance plus méditative. L’essentiel
est d’obtenir une approche plurielle, multimodale…
Il y a cependant des motifs
récurrents dans vos livres. La maladie y occupe une place très importante :
dans Le Dilemme et dans Gain, mais aussi dans La Chambre aux
échos et, d’une certaine façon, si
le bonheur en est une, dans Générosité.
La maladie y joue un grand en
rôle, en effet. Surtout le cancer. Bien sûr, la maladie est un des grands
motifs du roman moderne : je pense à La Montagne magique de Mann, à Proust… La maladie rend notre univers
familier étranger. Elle permet au destin de s’abattre sur le quotidien et de le
rendre impossible. Elle empêche les gens de prendre l’ordinaire pour acquis.
Elle introduit le temps dans une histoire, en nous montrant combien nous vivons
dans le déni de l’issue fatale, tout en nous poussant vers l’horloge plus tôt
que nous ne le pensions. Mais, dans un sens plus large, tant de fictions sont
mues par ces deux moteurs, captivants pour un lecteur : soit l’amour, soit la
mort. Avec la maladie, toutefois, ce n’est pas encore la mort, et il y a donc
encore un peu de temps pour l’amour. La tension dramatique est alors amplifiée,
accélérée par cette interaction…
Pour vous, la fiction est-elle
comme pour Eddie Sr un refuge contre ce que vous appelez « le cauchemar de
l’Histoire » dans Le Dilemme… ?
Oui, et en particulier dans ce
livre, qui explore la nature duelle de la fiction. Le mot « refuge »
est merveilleux. Comme les enfants Hobson à la fin de ce roman, nous créons ces
lieux, utilisons ces simulations ou ces « modélisations » artistiques
pour pouvoir y entrer et nous renforcer, et en sortir plus fort. Dans un monde
de fiction, nous pouvons nous mesurer à tous les défis de l’existence, mais les
conséquences sont seulement symboliques. Si bien que nous pouvons tester nos
valeurs, nos choix, dans un lieu où nous ne pouvons ni mourir ni perdre, ni
nous voir confrontés à leurs conséquences catastrophiques. C’est pourquoi la
fiction est un refuge, une cachette, un lieu où vous pouvez reprendre vos
forces, vous reconstruire grâce aux forces de l’imagination avant de retourner
dans le monde. Il y a néanmoins un risque.
La « poussière de
fée » de Walt Disney, cette poudre de perlimpinpin que décrit Eddie Sr…
Échapper au monde par la fiction
peut être positif, un paradis de sécurité, mais nous pouvons aussi nous
désengager du monde, disparaître dans l’imaginaire. Nous courons alors le
risque de prendre la carte que nous avons sous les yeux pour le monde réel, et
oublier à quoi celui-ci ressemblait. C’est la différence qui existe entre
s’évader et fuir. Le premier est une solution, le deuxième une négation de la
menace, qui ne la repousse pas mais fait comme si elle n’était plus là. Ce
n’est jamais totalement clair, et Le Dilemme… s’intéresse à cette ambivalence.
Raison pour laquelle vous vous
en extrayez, à la fin.
Exactement, et quand je brise le
cadre romanesque dans les dernières pages, c’est pour sortir le lecteur de
cette histoire et lui dire, non, désolé, vous ne pouvez pas y rester
indéfiniment. L’idée est : vous pouvez venir y passer un moment, mais vous
devrez un jour en sortir. Le but de ce refuge n’est pas que vous y demeuriez à
jamais, mais que vous retourniez ensuite dans le vrai monde et utilisiez ce que
vous y avez appris, pour vous rendre plus apte à la vie. A l’université de Palo
Alto, où je suis revenu enseigner durant l’hiver, en 2010, quelque temps après
notre premier entretien, mes étudiants me demandaient : dites-nous,
dites-nous comment devenir de meilleurs écrivains. Et je leur disais :
attendez un peu, nous ne vivons pas pour écrire de meilleurs livres, nous
écrivons afin de mener une vie meilleure. Eddie Sr disparaît dans le désert,
mais il veut que ses enfants sortent de sa fiction, s’en échappent.
Le chant pratiqué en famille
est un autre leitmotiv dans vos livres, notamment dans Le Temps où nous
chantions. Mais les Hobson ne
chantent pas aussi bien que les Strom.
Non, c’est vrai. Il y avait cette
expression très à la mode il y a quelques décennies : « la famille
dysfonctionnelle »… Je ne pense pas qu’elle s’applique ici – bien sûr,
« famille dysfonctionnelle » est toujours d’une certaine façon un
pléonasme – mais je crois que les Hobson ne sont pas un cas désespéré... Ils
sont très proches. Il y a beaucoup d’amour entre eux, un amour qu’ils cachent
dans le langage. Une grande partie du livre porte là-dessus : le langage
secret d’une famille, la façon dont ils utilisent des mots spécifiques... Et je
pense qu’il fut très difficile pour Jean-Yves Pellegrin, le traducteur, de
récréer cet idiolecte dans une autre langue.
Le langage : une autre
prison dans Le Dilemme…
C’est une prison, mais aussi une
clé. La carte n’est pas le lieu qu’elle désigne, mais c’est tout ce que nous
avons pour nous y rendre. Comme la fiction, le langage peut être une évasion,
ou une fuite, une barrière entre les gens. Mais il peut être aussi la meilleure
ouverture, le meilleur passage entre deux prisonniers, deux cellules séparées.
Les Hobson s’y sentent un peu mal à l’aise, mais ils ne sont pas cyniques. Ils
se protégent un peu.
Mark Schluter, dans La
Chambre aux Echos, souffre du
Syndrome de Capgras : il peut se rappeler le passé, mais non se sentir
familier avec lui, ni le reconnaître comme sien. Eddie Hobson Sr, lui, veut
garder en lui ses blessures de guerre, refuse de laisser son passé s’échapper…
C’est terrible. Comment
s’accommoder de son passé, c’est tout le problème. Comment vivre avec un passé
insoutenable et en faire un présent vivable. Si vous vous coupez de votre passé
comme Mark vous n’avez plus de fondations mais si vous disparaissez en lui
comme Eddie Sr vous ne vous pouvez plus avancer, évoluer. Quant à savoir quelle
est la meilleure position, c’est justement la question à laquelle ce livre
essaie de répondre : que faire du passé ? Vous devez en faire, je
crois, un ouvrage d’art comme Eddie Sr, et trouver le moyen de le faire
résonner suffisamment afin qu’il vous donne une nouvelle solution pour le
présent, sans pour autant le laisser vous écraser. La pire catastrophe que vous
puissiez trouver dans un livre, ou dans la musique, peut vous bouleverser
profondément, mais ça n’abîmera jamais votre vie : c’est pour ça que nous
composons, afin que les espoirs et les craintes puissent être soulagées, et que
nous en soyons libérés sans trop de mal. C’est de la médecine homéopathique.
Pour vous sortir d’un problème, on vous donne une toute petite dose de ce
problème. Ma conception de l’art s’apparente à un traitement
homéopathique : elle vous inocule de petites doses de désastres, afin de
vous en prémunir.
Une autre réponse pourrait
être la mélancolie. Russel Stone, dans Générosité, ou Eddie Hobson Sr, sous ses dehors
sarcastiques, sont des êtres mélancoliques. La Chambre aux
Echos baigne également dans cette
atmosphère…
La mélancolie est-elle pour eux
une partie du problème ou du traitement ? La dépression est un
dysfonctionnement, mais la mélancolie, elle, est « normale ». Nous la
recherchons tous, car elle est d’une grande beauté. En musique, la tonalité
mineure est plus riche que la majeure. Elle semble nous parler d’un spectre
plus large de potentialités humaines, c’est pourquoi à mes yeux la mélancolie
est une qualité positive : elle permet de faire le point, de prendre
conscience de certaines choses…
Et c’est pourquoi, dans votre
œuvre, Thassa, l’héroïne constamment gaie de Générosité, ne peut être qu’une aberration. Dans ce livre,
la journaliste Tonia Schiff demande au généticien Thomas Kurton, de ne surtout
pas éradiquer les gènes de la mélancolie…
Oui, parfois, les gens qui sont
heureux en permanence ne sont pas très attentionnés. Devant certaines
situations dans le monde, on peut penser que ce n’est pas la réponse la plus
saine ni la plus appropriée aux défis de l’existence. C’est aussi une sorte de
maladie légère.
Vous n’avez donc pas le gène
du bonheur…
Non, je ne me soupçonnerais pas
un tel gène ! Ceci dit, je pense que j’ai une grande aptitude à me sentir
heureux, et je me sens souvent heureux, mais il y a ce passage fameux de Dante,
qui dit que « les étoiles tirent leur luminosité des ténèbres
environnantes ». Les moments de mélancolie augmentent l’intensité des
instants joyeux.
Il y a quand même beaucoup de
prisonniers dans vos roman, dans Le Dilemme…, dans L’Ombre en fuite, et même dans Générosité, où le couple Stone/ Weld projette d’écrire un
livre à quatre mains sur un prisonnier qui s’échappe de sa cellule…
Certains livres sont
explicitement destinés à servir d’opium, à emmener leur lecteur le plus loin
possible de la réalité, dans un lieu joyeux, quand d’autres disent : je ne
vais pas vous donner un lieu confortable où demeurer trop longtemps. La
fabrication d’une fiction façonne ce choix. Moi-même je veux que mes histoires
soient séduisantes, que les lecteurs prennent plaisir avec mes personnages,
qu’ils en reçoivent une sorte de gratification émotionnelle. Mais je veux aussi
déranger le lecteur, et pas seulement l’emplir d’un sentiment de puissance, de
gloire, de majesté. Après tout, il fait parfois sombre dehors, et même souvent.
En ce sens mes livres sont un peu schizophréniques, ils sont distrayants mais
également subversifs.
A propos de schizophrénie plus
structurelle, dans vos deux derniers livres, La Chambre aux échos et Générosité, les différents niveaux narratifs convergent
beaucoup plus vite et se « réconcilient » !
Oui, il y a une
sorte de réintégration. Je veux qu’une fiction soit un lieu où le sujet puisse
être réintégré, mais dans l’acception la plus large : non pour qu’il se suffise
à lui-même, mais pour qu’il se mélange et établisse des connexions avec le
reste. Ces livres veulent réintégrer le moi dans un tout, l’incorporer. Montrer que le moi ne se suffit pas mais qu’il est
mêlé au monde extérieur, qu’il doit en prendre conscience et coopérer avec lui.
Cette
« coopération », c’est un chemin que vous allez suivre, dans vos
prochains livres ?
C’est
intéressant, parce qu’Orfeo, qui va être
publié en janvier aux Etats-Unis, possède une structure simplifiée. Il contient
une intrigue principale, au présent et au passé mais toujours avec les mêmes
protagonistes, et de mystérieux interludes dont vous ne saisissez le sens
qu’arrivé à la toute fin du livre, où ce processus d’intégration se répète.
C’est une nouvelle sorte d’exploration formelle pour parvenir à éclairer la
scène avec différents projecteurs, mais je n’y vois pas une évolution de ma
façon d’écrire, juste une autre possibilité narrative. Le personnage principal
est un compositeur d’avant-garde de 72 ans qui, se retournant sur son vie, se
demande s’il n’a pas commis une erreur en poursuivant si âprement un art si
difficile, si élitiste : en demandant aux gens d’écouter des choses
extrêmement compliquées afin d’aller toujours plus loin dans la transcendance
de son art, dans l’extension du vocabulaire musical, quitte à perdre son public
en route. D’être allé si loin est-ce noble, ou stupide ? Sans vouloir
dévoiler la fin, peut-être a-t-il voulu composer l’œuvre expérimentale de trop,
un œuvre dont la forme même lui causera pas mal d’ennuis !
Propos recueillis et traduits par Olivier Saison
[1] (attention spoiler) Ville située dans le désert du
Nouveau-Mexique et surtout site où a été effectué le premier essai nucléaire,
le 16 juillet 1945.
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