Cendrillon

Cendrillon
« Fallen princess, CINDER », 2017, © Dina Goldstein. Avec l'aimable autorisation de l'artiste.

mercredi 10 octobre 2018

ANALYSE

Le Black Moutain College en 1938 © Western Regional Archives, States Archives of North Carolina.

Rire en bâillant en cette rentrée universitaire : petite analyse textuelle plate du chapitre « Où mangeons-nous ? Et que mangeons-nous ? » extrait des Mots vides de John Cage (1979):

On ignore si l’on doit parler de strophes ou de paragraphes, s’il faut même parler de poésie. En revanche, nous pouvons parler d’un concept, d’une intention de John Cage : évoquer par le menu les destinations d’une troupe de danseuses et danseurs - celle de Merce Cunningham - et de leurs mœurs alimentaires. Nous ne pouvons parler d’itinéraire car l’enchaînement des lieux ressortit plus du jeu de saute-mouton ou du saut de puces, où le hasard joue un grand rôle. Nous passons en une phrase de l’Oregon à « Varsovie, trois heures du matin. »
Aucune référence n’est faite à la psychologie ou aux états d’âmes des danseuses et danseurs.

Le style est simple, dépourvu d’images, d'affect ou de figures de style. L’effet ainsi obtenu est celui d’une accumulation de lieux et d’aliments, par une constante juxtaposition de phrases courtes, descriptives. Le ton est plat. Neutre. Des épithètes qualifient parfois les plats mangés : « succulent », « restaurant pitoyable », « meilleur poulet de l’Oklahoma» « pickles délicieux ».

Contrairement au style minimaliste de Cage, l’absorption de nourriture semble gargantuesque, dans sa variété, comme dans son abondance. Nous ne voyons jamais la troupe sur scène, dépenser toutes les protéines et graisses accumulées. Mais parfois nous la voyons se rendre aux toilettes. Au fond de la cuvette flottent parfois deux sardines qu’une danseuse n’a pas voulu manger ou a vomies parce qu'elle a voulu les manger.

La nourriture des danseuses et danseurs est tout sauf frugale. Elle peut être raffinée, exotique, grasse, commune ou inventive  - boulettes de noix dont Cage nous livre ici la recette : 4 tasses de farine, 12 cuillerées à soupe de sucre, 200 grammes de beurre, 4 cuillers à thé de vanille. Cage dit avoir « pétri 125 boulettes environ », cuites à 350° dans le four du motel. Regagne la chambre 135. La roule dans une livre de sucre en poudre. Boulettes au noix » (recette à retrouver p. 89). Cage est pince-sans-rire. Mais juste syntaxiquement. On observe pas mal de chiffres (heures, recettes, distances) comme si l’existence était une somme de nombres isolés.

Certains repères surgissent de façon récurrente dans ce road-movie sans histoire : l’intérêt de Cage pour les champignons, dont il cite avec un délice rentré les noms savants latins, même quand ils ne sont pas comestibles. Le restaurant Chez Joe, à la sortie d’Albany, dans l’État de New York.

Le tour du monde est aussi le support à une accumulation de lieux, de pays, de continents, d’hôtels, de gîte qui, eux, sont rarement décrits et jamais jugés pour leur beauté, leur luxe.
Pas de couleurs locales ici. D’intérêt architectural ou paysager.

Merce Cunningham paraît être celui qui mange le plus en quantité. Après avoir obtenu la bourse Guggenheim, quand on lui demande à quoi il va employer l’argent, il répond « Manger ! » (p.84)

Au Black Mountain College, je cite, les performances de la troupe sont payées en cadeaux et, quand l’université est ruinée, les enseignants en steaks issus de l’élevage de bétail de l'université.

Aucune notion de danse ou de chorégraphie n’est abordée sinon celle-ci : « Les danseurs ne mangent jamais de haricots avant une représentation. On se réjouit à l’avance, je crois, d’une danse végétarienne (...) La nouvelle danse végétarienne sera-t-elle aussi pleine d’énergie que la danse carnivore l’est ? » (pp. 78-79). La longue succession de lieux et de plats dénotent une certaine forme de détermination et d’abnégation exigeant beaucoup d’énergie.

La danse carnivore domine dans ces paragraphes. Mais il n’y a jamais, semble-t-il, voracité. Juste une absorption tenace, un appétit permanent mais détaché. Aucun rituel précédant les repas. Aucun système. Aucune organisation de la consommation de nourriture sinon la contrainte de l’horaire - les danseuses et danseurs doivent manger avant de répéter, c’est à dire entre 15 et 17 heures. Ils boivent de l’alcool et nagent parfois dans une piscine.

Elles et ils sont désignés par leurs prénoms tout comme certains hôtes prestigieux qui les reçoivent le sont par leur nom à l’instar des Riboud (propriétaires du groupe Danone). Boulez est appelé tantôt « Boulez » tantôt « Pierre ». Alice B. Toklas, compagne de Gertrude Stein, est appelée Alice B. Toklas. Je cite Wikipédia, ce qui laisse une marge de manœuvre à la contre-vérité : « En 1954, Alice Toklas publie un livre mêlant souvenirs et recettes de cuisine sous le titre The Alice B. Toklas Cookbook. La recette la plus connue s'appelle haschisch fudge, un mélange de fruits secs, d'épices et de « canibus sativa », d'où l'appellation de certaines préparations à base de cannabis et de chocolat : Alice B. Toklas brownies. En 1969 est sorti un film intitulé « I love you, Alice B. Toklas », avec Peter Sellers. Il raconte l’épiphanie d’Harold Fine, un avocat trentenaire névrosé parti à la recherche de Herbie, son frère, qui vit dans une communauté hippie. Alison Knowes, présentée dans le sous titre comme étant la muse qui a inspiré à John Cage ces 38 variations apparaît elle aussi sous le nom Alison Knowes. Alison Knowes était membre du courant Fluxus, qu’elle avait fondé avec le même John Cage. Le mouvement Fluxus rassemblait un groupe de poètes performers qui se disaient « anti-art ». Je n’ai pas trouvé, lors de mes recherches, quel était le plat préféré d’Alison. Mais il y a un flux, ici. Un trajet allant de la bouche de la troupe de Merce Cunningham à notre propre bol alimentaire.

Les rapports humains sont passés sous silence. Comme si les êtres, eux aussi, étaient juste juxtaposés. Pourtant, Cage dit plus souvent « nous » que « je ».

On note quand même quelques références cocasses ou philosophiques ou les deux : « Parce qu’il ne mangeait que des chardons, Milarepa en a pris la forme. » Milarepa, ascète du XIe siècle, a donné naissance au lamaïsme, bouddhisme tibétain qui cherche l’éveil et l’abolition de toute souffrance intérieure.

P. 92, le chroniqueur relate cette anecdote : « Je crois que c’est Remy qui a eu l’idée de faire notre publicité en nous qualifiant de Compagnie de Danse la Mieux Nourrie d’Amérique. »

Cinq pages plus tôt, p. 87, le même Cage déclare : « Maintenant que je vieillis, je pense que je comprends ce que Wittgenstein avait derrière la tête. Il disait que s’il trouvait quelque chose à manger, cela lui suffirait, et ne mangerait rien d’autre. »

Le concret est pour John Cage une forme de spiritualité. Wittgenstein était un philosophe mathématicien qui s’est dressé contre toutes les philosophies avant de mourir d’un cancer de la prostate dans une famille qui a compté beaucoup de dépressions et de suicides. Son Tractatus logico-Philosphicus, qui se veut un traité de logique, passe pour être un des ouvrages les plus difficiles à lire. Wittgenstein était également clarinettiste. Il s’était intéressé très jeune à ce que signifiait le mot « vérité » (comme David Foster Wallace qui l’a lui aussi étudié avant de mettre fin à ses jours).

Cette collection de faits alimentaires et géographiques s’achève par cette remarque : « La rumeur court que Merce va se retirer. Il y a dix ans, un critique londonien a affirmé qu’il était trop vieux. Lui-même dit qu’il commence toute juste à s’échauffer. »

On ignore toujours qui est Joe, propriétaire de ce fameux restaurant à la sortie d’Albany, dans l’État de New York. Mais il figure peut-être encore dans les pages jaunes.

O.S., le 24/06/2018

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