Cendrillon

Cendrillon
« Fallen princess, CINDER », 2017, © Dina Goldstein. Avec l'aimable autorisation de l'artiste.

mardi 18 décembre 2018

ENTRETIEN



Russell Banks : « Les gens n'ont pas souvent conscience d’appartenir à l’Histoire »

Longue promenade mémorielle, depuis le Carlton de Lyon, dans l'œuvre de l’auteur de De beaux lendemains et surtout d’Hamilton Stark. C’était en 2008 et La Réserve allait sortir chez Actes Sud. Le romancier du Massachusetts publierait ensuite Lointain souvenir de la peau (2013), Un membre permanent de la famille (2015) et Voyager (2017).

Bien que la plupart de vos livres traitent de divorce, de crise familiale et d’alcoolisme, seriez-vous d’accord pour dire que leur sujet principal reste l’Histoire ?
C’est assurément le contexte principal. Je suis très sensible à l’Histoire et à la manière dont les gens tentent de vivre à l’intérieur d’une Histoire donnée. Même si, la plupart du temps, ils n’ont pas conscience de lui appartenir.
Même en ce qui concerne la narratrice d’American Darling ?
D’une certaine façon, oui, elle est en très consciente, bien plus que n’importe lequel de mes autres personnages. Quoi que, Owen et John Brown dans Pourfendeurs de nuages le sont aussi... Mais je pensais surtout à des gens comme Bob Dubois, de Continents à la dérive ou de Wade Winehouse d’Affliction, des gens simples qui ne se rendent pas compte de toutes les forces historiques qui les traversent, contrôlent, dessinent leur destinée. Si Hannah Musgrave d’American Darling ou John Brown sont plus lucides quant à ses forces, c’est parce qu’ils sont plus intellectuels, plus cultivés et que leur imagination le leur permet. Ce qui ne les rend pas plus conscients de l’impact psychologique de ces forces et des éléments subjectifs altérant leur jugement. Je pense que la plupart des gens sont issus du mélange de plusieurs éléments, historiques, économiques... sociaux... raciaux... sexuels : tous ces éléments qui contrôlent le comportement des gens à un degré considérable et dont il est très difficile de s’affranchir, pour chacun de nous. Il existe enfin des facteurs psychologiques, comme les dynamiques familiales, l’ordre de naissance dans la famille, la petite enfance ; tout cela joue aussi. Il n’y a pas d’explication unique pour justifier ce pourquoi tel personne suit ce chemin, et telle personne un autre. C’est une interaction de forces.
Un autre thème récurrent dans vos romans semble être le lieu. Bone cherche sa place dans le monde comme s’il ne savait pas de quel pays il venait. Même chose pour le professeur du Livre de la Jamaïque. D’ailleurs, la plupart de vos romans se situent moitié en Amérique, moitié dans un autre pays, souvent africain...
Vous avez raison. Cela s’explique d’abord par mon expérience personnelle. Dans les années 70, j’ai quitté les États-unis pour vivre plusieurs années en Jamaïque. J’ai ainsi réalisé que je pouvais voir mon propre pays de loin, que je le voyais plus clairement de l’extérieur que de l’intérieur. Quand je sors des États-unis, je peux me retourner, regarder en arrière et le voir plus nettement, et c’est ce qui modèle mes opinions politiques et ma vision de la réalité sociale américaine, avec plus de rapidité et d’acuité que si j’étais restais chez moi. J’ai fait cette expérience et j’ai tenté de la dramatiser, de la rendre romanesque dans Le Livre de la Jamaïque, que j’ai écrit juste après mon retour. C’est une expérience similaire que fait Bone dans Sous le règne de Bone et, à un certain degré, ou Hannah Musgrave qui peut sortir de son pays et regarder en arrière et se voir elle-même dans un contexte, avec plus de clarté que quand elle reste aux Etats-Unis. À la fin du Livre de la Jamaïque, le professeur américain rentre chez lui, défait, après avoir échoué à pénétrer l’identité jamaïcaine, en homme plus sage mais aussi plus triste puisque son mariage était détruit... et qu’il est devenu Capitaine Blood lui-même en se servant de la machette pour couper la main du Jamaïcain avec une puissance qu’il ne se savait pas posséder ; Bone, lui, n’y retourne jamais vraiment : on le quitte sur un bateau dans les Caraïbes.
Entre deux mondes.
C’est un adolescent, Il a toute sa vie devant lui. Je crois que Sous le règne de Bone a une fin heureuse. Il est plus sage mais il est toujours jeune, capable de concevoir, de découvrir qui il est. De tous mes caractères, c’est le seul pour lequel je me demande encore : où il en est, à présent ? Où est-il ? Que fait-il ? Quel âge a-t-il ? Il avait 16 ans en 1994... Il aurait 28 ans aujourd’hui et dirigerait probablement un petit restaurant en Martinique ou ailleurs...
C’est votre personnage préféré ?
D’une certaine façon, oui, c’est celui qui reste auprès de moi le plus longtemps. Il était si jeune au moment où je l’ai abandonné. Il avait quinze ans... Il a eu une vie après la fin de mon roman. Si je devais écrire une suite à un seul de mes romans, ce serait une suite à Sous le règne de Bone, pour savoir ce qui lui arrive.
Une partie de vous ?
Chacun de mes personnages est une partie de moi, même Hannah Musgrave d’American Darling. Je pense vraiment que c’est parce que je l’ai quitté avant de savoir quel homme il deviendrait, et j’en éprouve une véritable curiosité. Il reste un mystère. Un jour, je reviendrais vers lui. Peut-être. C’est un personnage qui me tient vraiment à cœur. Un jour, un dessinateur m’a proposé d’utiliser Bone pour en faire un roman graphique : sur Bone, pas sur Sous le règne de Bone : il voulait dessiner ce qui arrivait à Bone après la fin du livre. Dans sa tête, il revenait chez lui, dans l’État de New York, en homme plus sage et plus vieux. J’ai réfléchi et j’ai dit non, je ne pense pas... Et je ne lui ai pas donné les droits de l’utiliser. Je me suis dit si quelqu’un doit un jour écrire une suite à Bone, ce sera moi.
L’errance de Bone, sa quête d’un autre pays, semble parallèle à sa quête du père, et c’est encore le cas dans le Livre de la Jamaïque ou dans Hamilton Stark. Une quête impossible.
Je ne l’avais pas remarqué. C’est d’ailleurs aussi le cas d’American Darling. Il y a un rejet de ce qui est « donné » à chacun des personnages, y compris John Brown et Bob Dubois de Continents à la dérive, qui rejette le monde qui lui est donné : le New Hampshire, qu’il quitte pour la Floride et changer de vie. Votre observation est juste.  Il y a une recherche, disons, d’une patrie qui est différente de celle qui a été donnée au personnage par la naissance et la famille. Et la plupart du temps, le personnage échoue à trouver cette patrie. Mais il change. Je crois que c’est le cas pour chacun de nous. Nous avons besoin de rejeter ce qui nous a été donné pour trouver ou découvrir de nouveaux critères de vie, une nouvelle patrie.
En Afrique, en Jamaïque ?
En tout cas ils essaient. Certains de mes romans traitent de la partie rejet comme Affliction...
Je n’avais jamais pensé, avant que vous ne le mentionniez, que c’était un élément d’Hamilton Stark mais je dois admettre que vous avez raison. Il y a un processus de rejet et la quête résulte de ce rejet. Dans Pourfendeurs de nuages, ce rejet revêt une forme différente, celui des États-Unis comme pays esclavagiste, ou une forme violente comme chez Owen et John Brown qui conduit systématique au désastre... mais c’est une intéressante notion qui m’avait échappé...
Question stupide : avez-vous honte d’être blanc ?
Certains de mes personnages en conçoivent une certaine culpabilité. Mais je n’ai pas plus à éprouver de la honte que de la fierté. Je rejette les deux. Mais je pense que beaucoup de blancs sont fiers de l’être, et qu’ils en conçoivent une certaine supériorité. Il est intéressant de voir que les blancs qui dominent la société tendent à penser que le blanc n’est pas une couleur, et que ce sont les autres qui sont colorés. Alors que nous sommes tous colorés, mais pas de la même façon.
Avez-vous jamais pensé raconter une histoire à travers la voix d’un homme noir ?
J’y ai effectivement pensé. Je peux le faire si l’histoire le demande. Je peux raconter l’histoire depuis le point de vue d’un noir comme depuis celui d’une femme, comme dans De beaux lendemains ou American Darling. Mais il y aurait alors certaines contraintes : j’aurais besoin de savoir à qui cet homme parlerait. Je sais ce que disent les noirs quand ils parlent aux blancs mais je ne sais pas ce qu’ils disent entre eux parce que je n’ai jamais été là à ce moment-là, tout comme je ne sais pas ce que les femmes disent quand il n’y a pas d’hommes dans les parages. Je dois donc trouver à qui il parle comme je le disais hier soir lors de la lecture ; je savais ce que dirait Hannah Musgrave si elle parlait à un homme comme moi. Eh bien c’est la même chose. Je saurais ce que dit cet homme noir s’il parlait à un homme blanc. Je devrais mettre sur pied cette scène pour le découvrir. Je pourrais le savoir parce que j’ai beaucoup d’amis noirs, africains ou afro-américains, et je sais qu’il y a certaines choses qu’ils ne me diraient pas à moi mais diraient à un autre noir.
Par exemple ?
Leur attitude envers les blancs. C’est la même chose entre les hommes et les femmes. Nous avons tous ce petit truc plus ou moins conscient de rétention et de régulation de notre parole, sur ce que nous pourrions révéler de nous-mêmes. La vie est un processus continu consistant à donner et retenir. Le discours est de ces actes qui révèlent autant qu’ils fédèrent. Tout narrateur, toute histoire, tout conteur fait la même chose : il révèle et fédère en même temps.
Pourtant le professeur du Livre de la Jamaïque comprend qu’il ne pourra jamais se mettre à la place d’un Jamaïcain, d’un Marron (descendant d’esclaves africains qui se sont libérés de leurs fers Ndr)...
Il essaie. Comme Bone, qui finit par couper ses dreadlocks et les abandonner dans les collines... et réalise qu’il ne peut pas s’identifier avec la victime jamaïcaine, puisqu’il n’a pas été tué parce qu’il était blanc. Il avait rêvé qu’il était un enfant esclave des plantations mais, dans la réalité, il ne peut pas se projeter. Johnny fait la même découverte, peu à peu...
Lequel est, parmi tous vos livres, celui que vous préférez ?
Vraiment, je n’en ai pas.
Le prochain ?
Oui, c’est cela, celui que je n’ai pas encore écrit ! Parce que je viens de finir un roman, La Réserve, et que je suis douloureusement conscient de ses limites, alors c’est forcément le roman qui n’est pas encore écrit, celui qui n’a pas encore de limites et qui est donc parfait...
Pensez-vous comme Bone qu’un bon livre est un livre facile à lire ? Vos premiers livres comme Hamilton Stark ou Le livre de la Jamaïque étaient plus complexes esthétiquement que les derniers...
C’est un préalable formel. Vous avez différentes conditions d’écriture, qui dépendent du sujet que vous traitez et de la façon dont vous pouvez l’approcher. Parfois, vous pouvez allez directement sur le sujet, parfois c’est très difficile et vous devez être plus indirect, user d’une forme plus élaborée comme dans le cas d’Hamilton Stark, où la quête devenait quasiment métaphysique, ou dans le Livre de la Jamaïque, qui impliquait une recherche d’identité plus complexe, en termes raciaux, à laquelle je ne pouvais accéder qu’indirectement. Celui que je viens de finir, en fait, est formellement complexe, il y a des flashback et des anticipations, différents tons. Hier soir j’ai lu deux passages, un très descriptif et très subjectif, celui où l’homme et la femme sont dans l’avion, qui se déroule le 4 juillet 1936, et l’autre très, très détaché et froid, en Europe, un an plus tard, où vous ne savez pas qui est la femme et d’où elle vient, ce qui se passe... La Réserve est beaucoup plus complexe qu’American Darling, formellement. Plutôt que simple ou complexe, je préférerais direct et indirect. Par exemple, j’estime que la narration d’American Darling est très complexe à sa façon, avec trois histoires qui se développent en même temps : âge de l’enfance, Amérique, Afrique... le tout du point de vue d’une femme qui possède une ferme dans l’État de New York et regarde en arrière, depuis son époque post 11-Septembre. Trois différentes histoires parallèles qui conduisent au même point antérieur, mais pas ouvertement...
Qu’en est-il de votre adaptation pour le cinéma de Sur la route de Kerouac ?
Je me le demande ! J’ai adoré l’écrire pour Coppola mais c’était le quatrième scénario qu’on lui donnait, et aucun des trois précédents ne lui plaisait ! Il en a même écrit un lui-même avec son fils Roman, juste avant le mien. Le dernier dont j’ai entendu parler était de Walter Salles (réalisateur de Central do Brasil Ndr) avec Francis à la production. Francis a également lu un autre script, mais je ne sais plus lequel... Je ne sais vraiment pas ce qui va se passer. Coppola devait le faire il y a près de quarante ans. Il avait acquis les droits en 1969, pas une simple option, mais tous les droits d’adaptation, ce qui ne devait pas représenter beaucoup d’argent car Kerouac n’était plus très coté alors, il était devenu presque obscur. Personne ne peut savoir ce qui adviendra sauf Francis qui lui-même hésite depuis quarante ans, si bien que, parfois, je me demande si cette adaptation verra jamais le jour ! Mais pour moi ce fut une grande aventure car j’admire Coppola, c’est une personnalité, un homme brillant, et j’ai dû me replonger dans Sur la route et négocier avec les difficultés qu’il y a à adapter pour l’écran. Quand j’ai écrit le script, je me suis aussi replongé dans toute les écrivains beat de l’époque, dans la correspondance de Kerouac, lettres d’amour, journaux intimes, biographies et ainsi de suite... C’était drôle parce que c’était un peu dans ma propre jeunesse que je me replongeais... Je suis de la génération qui a suivi celle des Beat. Ils ont émergé dans les années 50-60, quand j’étais encore adolescent, et je les ai lus quand ils venaient juste de publier, plus âgé que moi de 20 ans... Ils étaient comme mon père et mon oncle... et je les avais pas relus de près depuis. Entre-temps je n’étais pas revenu à Ginsberg, Burroughs et à tous ces écrivains que j’avais lus quand j’étais jeune. Je me suis rendu compte que la plupart étaient vraiment bons et, ce que j’admire plus encore, qu’ils avaient au-delà de la rébellion que tout le monde voyait, cette sorte de très grande ambition pour la littérature et même pour l’art. Kerouac voulait devenir le prochain Proust... Il avait cette ambition démesurée ! Il voulait tout réinventer et il pensait qu’il le pouvait... Il n’y est pas parvenu, bien sûr, mais j’adore cette ambition, c’est une bonne chose, trop d’écrivains aujourd’hui n’ont pas cette ambition, ils veulent juste devenir célèbres ! Ils ne veulent pas réinventer le monde et c’est précisément ce qu’on devrait vouloir faire quand on est jeune ! Écrire le grand roman américain ! Le grand poème épique américain ! Ginsberg avait cette ambition : raconter l’histoire de l’Américain, toute l’histoire, tout mettre dedans...
Comme William Vollmann (entretien à suivre Ndr) ?
Je suis content que vous le citiez. Parmi tous les auteurs de sa génération, il est celui qui nourrit encore cette ambition ! Mais la plupart de ses collègues ne l’ont pas. En France non plus d’ailleurs. Comme partout d’ailleurs sauf peut-être aux États-unis ou en Australie. Les écrivains australiens ont cette immense ambition car à leurs yeux, leur pays est encore un pays neuf et ils le recréent encore dans leur art, des gens comme Thomas Keneally (qui a écrit, entre autres, La Liste de Schindler Ndr) et Peter Carey...
Vous considérez-vous comme un écrivain américain ou comme un écrivain tout court ?
Je ne me vois pas comme un écrivain américain. Je l’ai fait quand j’étais jeune, quand j’avais encore un fort sentiment d’appartenance nationale mais peu à peu, il s’est estompé et j’en suis heureux ! Il est très important d’abandonner ces idées d’écrivain national : vous êtes juste un écrivain et vous devez transcender ces limites que représentent l’identité nationale, raciale, sexuelle... Si vous voulez devenir un artiste, il faut dépasser tout cela... J’ai dû passer par plusieurs étapes pour m’échapper de ces conceptions identitaires étriquées et m’identifier à un écrivain... En tant que citoyen, je suis Américain, comme je sais que je suis blanc de couleur de peau, ou sexuellement un homme... Mais comme un écrivain, je n’ai aucune de ces identités. Je me sens aussi proche d’une écrivaine chinoise ou du nigérian Wole Soyinka (premier Nobel de littérature noir Ndr) que d’un américain comme John Updike ! Nous sommes tous les trois écrivains et je suis heureux que ces dernières années, je sois parvenu à traverser ces barrières, moralement et physiquement, en voyageant et en m’investissant dans le Parlement international des écrivains et dans des festivals comme celui-ci (Les Assises internationales du Roman Ndr), où je peux éprouver et exprimer une forme de solidarité avec mes collègues. C’est comme un rassemblement, une famille, et je suis très content qu’il existe ce type d’événements. Je m’y rends toujours parce que ça me permet de réaffirmer ma solidarité envers tous les écrivains du monde entier.
Retranscription intégrale de propos recueillis et traduits par O.S. pour le quotidien Lyon Plus.