Cendrillon

Cendrillon
« Fallen princess, CINDER », 2017, © Dina Goldstein. Avec l'aimable autorisation de l'artiste.

samedi 25 septembre 2021

CRITIQUE

Crédit : Itar-Tass

"LA MAISON
DANS LAQUELLE" 

de Mariam Petrosyan

La Maison dans laquelle de Mariam Petrosyan est un grand livre. Grand également au sens de spacieux. C'est un livre sur le potentiel d'expansion géographique de l'esprit des enfants - d'ailleurs l'éditeur s'appelle Monsieur Toussaint Louverture, et ce n'est pas la première fois qu'il nous offre des oeuvres si étendues, où nos imaginaires peuvent s'ébattre sans craindre d'être à l'étroit. Nous pourrions aisément compléter le titre : La Maison dans laquelle plusieurs bandes d'enfants et d'adolescent(e)s s'inventent des carapaces imaginaires - et pourtant efficientes - pour combler leurs handicaps et sublimer l'existence d'un orphelinat russe au tournant de ce siècle (la décade n'est pas précisée). 

De toute manière, il n'y a pas de Temps dans La Maison dans laquelle... : Tabaqui, un des gamins en fauteuil, abhorre les horloges, hait les montres, conchie les pendules. Il porte sur lui plusieurs couches de vêtements (de protection contre le réel) et des talismans (de protection contre le...) faits maison. C'est, en quelque sorte, l'historiographe officieux de cette jungle sociale fascinante, dont il tient le grand Livre. Son surnom, il l'a emprunté au fameux "Chacal' (son autre surnom) complice de Shere Khan dans le recueil de Rudyard Kipling, tout comme la bande de son ami Larry celui des "Bandar-Log", le Peuple Singe qui avait kidnappé Mowgli. 

Leur nouveau camarade de chambrée, appelé Fumeur, en fauteuil lui aussi, fume et s'est fait mettre au ban par sa bande originelle, les Faisants (les Fayots ?) parce qu'il portait des baskets rouges et aurait ainsi essayé, prétendent-ils, de se démarquer. Or tout le monde, que les Faisants le veuillent ou non, se démarque dans cette jungle pour enfants pourtant sans noms ni lignées, ni corps entier. La première chose que vous devrez faire, si vous voulez y rentrer à votre tour, c'est de les laisser vous donner un surnom. Par exemple: "Lecteur-Agile". 

Dans la Maison, Lecteur-Agile, tu serais probablement environné de Livres-Briques avec lesquels tu édifierais tes Remparts multicolores (de protection contre le...), de Livres-Racines et de Livres-non-Sterling. Il serait d'ailleurs conseillé que tu te fasses auparavant adouber par l'Aveugle, dont la cécité n'interdit par la clairvoyance, et que d'aucuns soupçonnent d'avoir déjà tué (pour de vrai). Tu ferais alors la connaissance de Loup, Sphinx, Gros Lard, Roux, Beauté, Noiraud, Vautour et de dizaines d'autres ; et de filles aussi, tantôt furies tantôt âmes soeurs... Tu tâterais de surcroît d'une nouvelle absinthe : celle d'un monde à la magie addictive, où l'invention et le désespoir sont assez puissants pour infléchir la réalité et, parfois, la mettre à genoux. Une chose est sûre : comme la plupart d'entre eux, le moment venu, tu n'auras pas très envie de sortir de La Maison*. Non que tu apprécies particulièrement le bâtiment en lui-même : sa cantine délabrée, sa cave de tous les dangers, son club enfumé au café abject, ses chambres vétustes où vous êtes tous empilés en lits superposés, son toit glissant (même pour toi), son grenier presque inaccessible... 

Dans cette Maison, Lecteur-Agile, sache tout compte fait que ce ne sont pas les murs qui importent, ni le volume des pièces, ni même la qualité de son oxygène, ce sont les âmes charnues qui y vivent, y renaissent ou y meurent. Si le titre du roman est ainsi en suspens, c'est qu'il reviendra à ton esprit d'enfant de l'abonder avant de t'y abreuver jusqu'à plus soif, comme à une noire fontaine de Jouvence. 

O.S.

* Sauf à laisser un graffiti de ton invention sur un de ses murs, sorte de tatouage par procuration qui résume un peu ton histoire ou ton état d'esprit actuel.

mercredi 15 septembre 2021

AVÈNEMENT D'UN NOUVEAU RÈGNE


Et s'il y avait autre chose que nous, parmi nous. Pas un spectre, pas un dieu mais juste quelque chose, là, tout près, toujours à côté. Quelque chose qui ferait écran, qui séparerait, diviserait. Pas une projection de nos angoisses, non, quelque chose extra-humaine mais bien terrestre. Si ce n'étaient pas certaines de nos demeures mais tout le Globe qui était hanté. Nous n'emploierions pas le mot "esprit", trop connoté et immatériel : parce que cette chose serait concrète, bien qu'invisible. Atomique bien qu'inobservable même par Titan Krios. Nous la ressentirions parfois, éprouverions son souffle étrange et impérieux au détour d'une expérience particulière, nous en devinerions alors sa structure, sa colonne. Son aXe. Nous pourrions l'appeler précisément "expérience intempestive de ce qui n'est pas nous (ni les autres)", "expérience de ce qui est en dehors et pourtant partout quelque part autour". Une sorte de matière noire pénible que nous ne pourrions définir que par défaut, énergie difficilement quantifiable à même de modifier les forces qui nous agitent, de décaler de façon subtile nos centres de gravité. Une omniprésence qui tirerait sa toute puissance de notre incapacité à la nommer, à la penser ; qui , sans doute, esquisserait à peine un "chuchotis" en nous voyant postuler de la sorte sa scandaleuse existence. Un murmure radicalement autre. Car cette chose existerait. Peut-être même nous unirait-elle à notre Terre, en bien comme en mal, faisant de nous ses antennes passives, les victimes inconscientes de son vaste "caprice permanent". Si parfois l'ombre, la silhouette en creux de cette chose se profilaient dans nos écrits, nos pensées, nos décisions et nos gestes ; si elle se mirait de façon élusive dans ce que nous créons comme dans ce que nous ne parvenons pas à créer ; dans nos impuissances comme dans nos éclairs de pertinence. Si cette chose, tantôt énergie, tantôt anti-énergie, nous empêchait, à des instants cruciaux, d'être juste nous-mêmes : surgissait en tant qu'Extra-nous ou Non-nous, dans nos plis les plus intimes, amoureux, amicaux (et nous la sentons, et les autres aussi la sentent sur nous). Et s'il fallait patiemment lui présenter ce modeste autel : un espace vierge, blanc, pour qu'elle se manifeste. Si cette chose autre n'était pas interrogation, mais à l'inverse Assertion initiale, non-Question dont nous ne serions que les excroissances et les conformations. Imaginons-la lovée dans nos esprits, nos nerfs et nos muscles telle une chimère atemporelle, innervant nos rêves et nos velléités mais, surtout, imaginons-là partout, et parfois là plus qu'ailleurs, nous empêchant de pleinement concevoir notre fonction, la place exacte que nous occupons dans cet univers, et celle qu'elle occuperait dans le nôtre. Elle se nourrirait peut-être de nos clichés, de nos défauts et tics de pensées, se glisserait dans nos failles logiques, serait tapis au fond de nos résidus de réflexions avortées, socle invisible à nos contradictions, aux adynata grotesques que nous arrache notre délicat rapport au monde ; en elle résiderait le secret millénaire de nos imperfections et de l'absurde réitération de nos erreurs historiques, et, peut-être, l'explication de cette tristesse réflexe de nous croire imparfaits dans ce paradigme humanoïde qu'elle aurait façonné et restreint de ses propres mains. Nous serions tantôt ses limites, elle serait la nôtre. Nous évoluerions à l'intérieur de son cadre, jamais en dehors. Bien sûr, comme tout coin aveugle, la décrire de façon fluide et nette (non lovecraftienne) serait impossible ; nous ne pourrions réellement la concevoir avec clarté et encore moins l'observer (nous ne sommes pas nés pour faire cela). Et pourtant, nous la humons quelquefois, çà, là, ici ! en-deçà ! dessous ou dessus nous... à l'occasion d'une situation incongrue ou d'un texte inepte, comme les chiens reniflent la main tantôt bienveillante tantôt sanguinolente de leur Maître.   

Mais, de toute évidence, nous ne serions pas nés pour faire cela.

O.S.

dimanche 5 septembre 2021

 NOUVELLE

Juste au bord (stand-up) aka faisons la nique aux algorithmes !!!

Hier il faisait beau et j’ai emmené en voiture trois éditeurs différents. Notre but avoué était : trouver de la littérature. Ils ont cherché dans les taillis. Ils ont soulevé les pierres, secoué la canopée, regardé sous mon capot. Sur le chemin du retour, l’un a dit : « C’est l’époque qui veut ça. » 

L’autre : « Nous sommes tous des reflets ». Le troisième : « À partir de maintenant je préférerais être appelée éditeuse plutôt qu’éditrice, dont acte. »

Un chien avait deux queues, l’une à l’endroit attendu, l’autre sur le front. Ses maîtres en ont donc fait un spectacle. L’attraction coûtait dix unités de monnaie volatile. Il y avait du monde autour, pour la lui voir remuer. La moitié disait que c’était un coup monté ; que la première queue était collée. L’autre que c’était sûrement l’effet cocktail boomerang de perturbateurs endocriniens et de certains composants aromatiques. Une troisième moitié, malgré sa soif, voulait porter plainte contre maltraitance. Personne ne contemplait ce spectacle inouï.

Un poète avait pris l’habitude de se servir de mots comme d’une perche pour battre des records de sauts dans le vide que lui seul savait apprécier à leur juste hauteur. Ce qui lui pose le plus de difficultés, c’est de savoir où exactement fixer la barre. Ensuite, il fallait surveiller que, pendant son saut, aucun membre du public ne s’amusât à déplacer le matelas, auquel cas il aurait tôt fait de plonger tête la première dans l’allégorie. Fâcheuse lubie, particulièrement désuète.

Mais comment accorder du crédit à une espèce animale passant près de la moitié de son existence à dormir, mal qui plus est, et accomplissant la plupart de ses gestes dans un état de semi-songe ?

Un couple de jeunes naufragés en haillons débarqua sur une île, encerclé de requins. Les requins ne nageaient pas autour mais y marchaient sur leur nageoire caudale, sautillaient en conversant à voix basse, tout en jetant régulièrement des coups d’œil réprobateurs à ce couple exotique que l’aléa avait réuni. On peinait à entendre ce qui se murmurait parmi les squales et, pourtant, bizarrement, tout le monde ici savait très bien à quoi s’en tenir.

Un soir, quelqu’un ou quelque chose trouva le Parfait Algorithme (PA). Il modélisait le rythme des algues auquel la vérité, après avoir afflué et reflué, venait se réfugier sous les coraux.

Un enfant regardait l’homme. Un homme regardait l’enfant. Méfiez-vous des homonymes.

La première publicité efficace pour les palmiers fut de fait inventée au Bangladesh. Les palmes se révélèrent plus solides qu’on ne l’aurait pensé. Que palmes, troncs, et noix de cocos fussent assemblés ailleurs ne changeait rien à l’affaire. Il faut toujours que certains mégotent, quand on parle d’exotisme.

L’autre jour, un ami me disait qu’une bonne émission de littérature doit à tout prix éviter d’en parler, question d'élégance. Mais il n’a jamais voulu me dire de quoi : parler de quoi bon dieu ? Depuis, nous sommes fâchés à mort, comme ces singes kenyans aux testicules turquoise qui ne peuvent savourer leur fruit à coque qu'après nous avoir tourné le dos.

En safari, un conseil : ne collez PAS le véhicule devant vous! Au cas où l’éléphant charge il faut que l'auto vous précédant puisse reculer. Inutile de regarder dans votre rétroviseur avant d’enclencher la marche arrière. La piste de ce qu’il y a derrière sera toujours plus longue que celle qu’il y a devant. C’est une règle africaine qui trouve beaucoup d’échos chez les occidentaux. Mot de passe : nostalgie.

Un certain Pascal Desjardins aurait inventé la calculette. Depuis l’avènement des supercalculateurs, son buste gémit, solitaire et tronqué, dans les couloirs marbrés de noir d’un grand musée dédié aux anciens arts contemporains.

Aujourd’hui une jeune femme peut très facilement être facile au sein de certaines catégories socio-professionnelles aisées ; c’est pour les hommes qui échouent, que c’est devenu difficile. On se range trop promptement du côté des perdants.

Que vaut une œuvre exposée ? Cela dépend de ce qu’y voit le client. Si la climatisation de la salle roucoule un peu trop, tout s’effondre, tout est à refaire.

J’ai déjà vu ce visage. C’est un composé de trois visages que je connais. J’envisage de confier l’affaire à celui qui le porte. Il doit être averti de toute urgence. Se démarquer absolument de ses modèles. Il serait dommage, pour lui, de passer à côté d’une vie originale.

J’ai inventé un nouveau mot : miel-ancolie. C’est plus gai. On dirait un bonbon aromatisé à la vie ! Déjà écoeurant, cependant.

Personne, je vous dis, n’aimerait être à la place de Claire Chazal ! Personne n’aimerait être au volant de sa BMW bleue quand elle se gare ! Personne n’aimerait pousser son chariot à roulettes brinquebalant dans les rayons d’un supermarché réservé aux petites tailles ! Personne n’aimerait l’essuyer à sa place lors d’une rafale de gastro-entérite ! Personne, je dis bien personne, n’aimerait se promener librement dans ses intestins. Personne ne veut vraiment la connaître ou avoir l’amabilité d'aller ramener son caddie à la place qui était la sienne. Personne ne voudrait élever ses enfants inconnus. Il n’y a pas de place. D’où je suis je n’aperçois aucun parking ; juste une grande étendue vierge de toute connaissance, sans cases ni jetons à rapporter. Nous ne connaissons personne. Dans le charriot, tous les produits se sont gâtés.

Lucien devint résistant après avoir détourné un convoi nazi transportant des noix de coco. Les faits : il plante dans la nuit les coques les plus pourries du convoi ferroviaire sur les herses particulièrement aiguisées d’un Reichskommissariat. L’odeur est insoutenable. Il fuit quand un coup de sifflet retentit. Un mois plus tard, il fait sauter son premier pont au nez d’un blindé. Le jour, il officie dans la défense passive. Il démine les caves d’immeuble ont sont tombés, sans exploser, des obus en forme de suppositoires. C’est ce qu’il dit en riant à son collègue démineur, le meilleur artificier de toute la zone d’occupation nord. Il faut à tout prix plaisanter. Mais il sait, au fond de lui-même, qu’il a quelque chose contre tout ce qui est oblong. Une nuit d’embuscade il déraille ; il introduit de force une balle de Luger P08 dans le conduit rectal d’un officier S-S à moitié mort. Un camarade le voit faire, mais ne dit rien. Il sait que c’est là qu’est la guerre, à l’intérieur de nous-même. Le jour de la Libération, Lucien refuse la croix de guerre à cause de son geste inexplicable. La figure de ce planqué de préfet lui donne de surcroît des envies malsaines. Il est finalement bien content de retourner à la vie civile. Peut-être en février ira-t-il à Rio, pour le carnaval. Mais par pitié, ne lui parlez pas de goudron et des plumes.

Un vieux chat édenté avait fini par domestiquer un rat. Il avait réussi à le convaincre qu’il ne lui ferait aucun mal et le promenait souvent place des Tilleuls, la nuit, quand tous les êtres humains dormaient, bercés par leurs certitudes.

Je lui dis : écoute Paul, je n’écrirai pas ce roman. Il ne me concerne pas. Vas-y, si ça te tente, mais pour moi, c’est niet, désormais je préfère les miettes. Tu comprends un roman c’est un loukoum et l’âge m'a rendu diabétique. Il faut que je surveille ma glycémie, Paul. Ma plume a cristallisé à force d’être trempé dans du sucre. On ne voit même plus quand j’écris. Ça laisse des traces blanches, on dirait du sel alors que je t’assure, je ne ressens plus rien. Même mes personnages font grève. Même toi tu planques un panneau derrière ton dos, tu ne comprends rien à ce que je raconte, tu ne sais pas où te mettre, tu es là, les bras ballants, à attendre une instruction qui ne vient pas. Franchement, Paul ?

À ce titre, M. Sollers est probablement une berline de luxe restée trop longtemps au garage. Quand Roland a voulu la redémarrer, rien ne s’est produit. Un peu de fumée s’est échappé d’un porte-pot d’échappement, et ce gaz mal odorant était bien la seule chose à s’être fait la malle.

Quand hier soir Lucia est venue frapper à ma porte, j’ai fait semblant de ne pas voir que ses collants étaient déchirés. Elle était en larmes, comme la fois précédente. Je lui ai dit de s’asseoir, de boire un thé à la mauve, de tout reprendre à zéro. Mais elle n’a pas bien compris et m’a redit l’histoire que je connaissais déjà. Ce type est un connard. Un enfoiré qui n’en voulait qu’à son cul et moi, en sirotant mon verre de vin, je regardai les marbrures de sa peau à travers le lacis triste de viscose et d’élasthanne.

Coriacité du poil revêche.

C’est très bizarre, quand on y pense, ce Umlaut dont certains groupes de metal (ancien nom : hard röck) coiffent certaines lettres de leur nom. Ça coupe la fluidité de la diction, vous donne un petit côté guerrier, quasi teutonique à l’ensemble. C’est bien trouvé, finalement, cette touche subtile de sidérurgie. On imagine déjà les étincelles jaillissant de la chaîne d’assemblage. Le hurlement des meules. On se croirait quelque part dans la Ruhr, à jouer de la flûte pour des enfants d’usine. On est tout environné d’éclairs, de champs électriques ; on se baignera nu et sans fers, cette nuit, dans la rivière, et le silence de la lune fera rougir de honte les rossignols mécaniques.

Ce qu’il y a de bien, avec les physiciens, c’est qu’ils mesurent même la fournaise du soleil.
On dit que la balle a percuté son thorax à 380 mètres par seconde mais on ne précise jamais la dose exacte de sang perdu par cet ancien vivant, en centilitres, ni la vitesse réelle à laquelle sa vie l'a quitté. Inconstance des chiffres, partialité des opinions.

En matière de littérature, il est très simple de déceler le manque d’inspiration. Confronté à une page devenue quasi translucide, l’auteur s’invente soudain des personnages écrivains et des histoires de pannes de moteur ou de stérilité, comme si on l'avait inscrit pendant la nuit à une antenne locale du CECOS. Il se met à citer sans cesse. Sa parole, soudain, ne lui appartient plus. Et pourtant. Pourtant il suffirait qu’il s’imamoravagine que ce n’est pas un miroir qu’est devenue sa bonne vieille page, mais que le blanc du Vide Total et Absolu de Tout Ce Qui N’a Pas Encore Été Formulé lui est rentré sauvagement par le blanc des orbites, comme disait Fridruche Nietzche à force de contempler l’abîme.

L’incident est survenu vers 2 heures 18 du matin, sur l’autoroute A7. Un poids lourd appartenant à la société Desjoyaux a pilé et un énorme gorille a jailli du hayon, pour aller entourer de ses biceps amoureux la voiture suivante qui tentait désespérément de faire un écart pour l’éviter (on vous l'avait dit, de ne pas trop la coller, plus personne ne respecte les règles du safari). Il l’a broyée en quelques secondes, mêlant chair et tôle ensemble. Le gorille homicide n’a pas encore été récupéré mais selon un témoin, blotti sur le terre-plein en attendant les secours, le bestiau faisait bien trois mètres de haut. On sous-estime trop souvent la force d’une bête sauvage, a déploré un officier de gendarmerie en se tournant pour tendre le doigt : il y avait pourtant un panneau.

J’étais dans la cage, me tenant aux barreaux, avec cet aileron blanc et massif qui approchait à toute allure. Le gros noir à bord me criait « Down, Down ! » pour que je plonge et regarde Cristobald dans les yeux (de nounours). Mais l'océan au large de Gansbaai était agitée et je ne voyais rien, ni yeux ni gueule ni dents ni gencives ni rien. J’étais si anesthésié par ce que je ne distinguais pas que je crus que j’avais laissé traîner mon bras à l’extérieur, que je l’avais perdu, que Cristobald le juvénile l’avait emporté en passant comme on cueille une mûre à un fouillis de vieilles ronces. C’est ce matin-là, sous les cris et les petits écrans des caméscopes, que j’ai réalisé à quel point l’eau était froide, épais les barreaux, profond mon désespoir, en face de la supériorité mécanique de la vie marine.

Que fait un plongeur ? Il plonge. Que fait un flic ? Il plonge. Que fait un diamantaire qui passe en douce ses gemmes à la frontière ? Il plonge. Tous plongent, en permanence. Avec plus ou moins de bruit et de dextérité, produisant de plus ou moins spectaculaires éclaboussures. Qui reste alors pour les mesurer, en surface ? Le physicien ? Le poète ? Le romancier n’a pas encore inventé sa première phrase qu’elle est redevenue étale. Une bonne question, ça : qui mesure, en fin de compte ?

Mallarmé voyait à travers les pages. Baudelaire époussetait chaque poussière de corps sur la couverture d’un livre. Faulkner l’inspectait sous toutes les coutures avant de le balancer par la fenêtre en espérant qu’il tombât sur la tête d’un personnage historique. Certains, comme Artaud, s’en faisait des chapeaux et déféquait à l'intérieur, sans trop y croire. Céline, mégot au coin des lèvres, les regardait faire en tripotant le bouton de sa gabardine. Sartre et Beauvoir, côté jardin, discutaient sur des chaises longues, sans prêter foi à ce que leur racontaient Camus et Malraux. À genoux dans l’herbe, Beckett cherchait la petite bête avec une loupe cassée. Rabelais et Scarron se lançaient en hurlant des bouses dans le pré d'à côté. L’une frôla l’épaule de Cervantès, à dada sur sa balancelle. Proust, élégant, immobile, leva les yeux au ciel. Dehors, garés dans la rue dans une vieille Ford toute déglinguée, Thomas Pynchon et David Foster Wallace patientaient en écoutant d’une oreille religieuse la pop sirupeuse déborder de l’autoradio. Sur la banquette arrière, les corps de Ken Kesey et Jack Kerouac gisaient dans une flaque de sang et de vomi. Plus loin, au carrefour, un dénommé Alan Moore, déguisé en gendarme des mystères, faisait la circulation et régentait le trafic des esprits à coup de baguette magique. Les âmes olympiennes de Browning et de William Blake s’entrecroisèrent juste sous son nez, faisant frémir les poils hispides de sa barbe, puis disparurent. En embuscade, les lunettes de travers, William Tanner Vollmann, qui avait assisté à la scène, prenait des notes en reniflant, flanqué d’une bande de potes sous sédation parmi lesquels figuraient Denis Johnson et le golfeur Toby Olson. Une créature borgne qui avait pour nom Jim Harrisson tenta de les arracher à leur stupeur : il leur vanta un troquet fameux donnant sur une rivière, celle-là même où Brautigan avait pêché ses truites et Hunter Thompson son grand requin hilare. Assis sur une branche, ses plantes de pieds nus ridant joyeusement l’onde, Tom Robbins roulait une cigarette rose tandis qu’un grand échalas habillé en moine sciait la base du tronc après en avoir calculé de tête la circonférence. Vu qu’il s’agissait de Richard Powers, nul ne risquait rien : c’était un humaniste. De toute façon, l’eau, à cet endroit, était peu profonde – le vieux lieutenant Gracq en avait maintes fois arpenté les rivages, avec le fil à plomb lacunaire que lui avait légué Kafka, autre expert en labyrinthe lacustre. Attiré par sa rumeur cristalline, Jorge Luis Borges s’approcha et, du bout de sa canne, constata que ce n’était pas totalement le même homme que lui renvoyait son reflet. À moins qu'il ne soit trompé de rivière. Au loin, planqué derrière les buissons, un garçon grassouillet et fortuné appelé King, coiffé d’une couronne de sucre candi, épiait ces gentlemen en attendant qu’un monstre sacré surgît pour les dévorer. Mais ce qu’un enquêteur à l'imper fatigué, baptisé Bolano, aurait pu lui dire, si on avait osé le lui demander, c’est que le monstre à son tour avait été enterré, tels les 2666 cadavres mal fardés peuplant les sables de Sonora. C’était cette terre, non la rivière, le vrai souci. Le spectre athée de l'ermite de Providence s’était jadis désolé que le sol, sous ces latitudes, était si profond que même les Grands Anciens n’auraient pu en être exhumés. La folie de l’oubli soufflait sur la plaine, écorchant les derniers noms, emportant tous les mythes, créant chaque jour des ornières plus indéchiffrables que les arabesques de Finnegans Wake.

Bref la voiture avec à l’intérieur les éditeurs et l’éditeuse, Mme Dontacte, refusait d’avancer. Ils se plaignaient qu’ils avaient faim mais refusaient de sortir pousser, à cause de la boue car ils n’avaient jamais lu Rabelais ni Scarron et n'aimaient guère être crottés pour si peu. Alors j’ai entrepris de leur raconter une histoire vraie à base de squales. Ils ont prêté l’oreille, croyant que je plaisantais, ou, pire, que ça leur rappelait quelque chose qu’ils avaient lu quelque part. C’est le fameux phénomène du déjà lu, acouphène fréquent au sein de leur corporation. Au lieu de lui dire qu’elle était sexy, ce qu’elle aurait mal pris, je déclarai à l’éditeuse qu’elle me rappelait Claire Chazal au supermarché, ce qui ne parut pas l’agréer davantage. Simone de Beauvoir ? Pour vous, à ce que je vois, rétorqua-t-elle, les femmes sont soit des présentatrices soit des féministes... Vos collants me font juste penser à ceux de Lucia, confessai-je en descendant lui ouvrir la porte. Vu qu'on était arrivé.

O.S.