Gros reportage : la Jungle de Calais (avril 2015 - octobre 2016)
« Le Platier d’Oye »
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Crépuscule de la Jungle calaisienne, mars 2016 / Photographie O.S. |
Le
Platier d’Oye, à dix kilomètres au nord du port de Calais, est une réserve
naturelle classée. Un polder de quatre cents hectares où de nombreux touristes
viennent chaque année se promener en famille, se balader à cheval, se faire
bronzer sur la plage ou au milieu des dunes, et surtout observer non des oies,
mais des canards sauvages et autres espèces migratoires. Malgré ses parkings
souvent remplis de camping-cars immatriculés en France, en Belgique ou en
Hollande, la première vocation du Platier d’Oye est de constituer un petit
paradis pour les ornithologues. Sur le site, les amateurs disposent d’un
calendrier et des dates où viennent y nicher, de façon provisoire, le sphinx
colibri, le grèbe castagneux ou la bernache du Canada. De faux canards
femelles, souvent, flottent parmi les étangs, trompant le néophyte, mais pas le
spécialiste ni le chasseur, qui ne manque pas lui aussi, de venir s’y balader
lors des périodes autorisées. Un bunker allemand, tagué avec talent, est
enfoncé de guingois parmi les dunes, offrant une vue imprenable, par beau
temps, sur les côtes anglaises. Pour celui qui souhaiterait s’y aventurer une
heure ou deux, sans carte ni GPS, qu’il sache que le Platier est également un
labyrinthe de sentiers parmi les dunes, frôlant la mer pendant des kilomètres
avant de permettre d’y accéder.
Dix
kilomètres au sud, abouchée au port, s’étend la zone industrielle dite « des
dunes », placée sous la domination des groupes chimiquiers, parmi lesquels
Graftech (métaux), Interor et Synthexim (pharmacie), mais aussi Tioxide,
filiale agonisante du groupe américan Huntsman, qui produit du dioxyde de
titane. Un pigment qu’on trouve essentiellement dans la peinture blanche. Ou
dans les crèmes solaires. C’est également dans cette zone éloignée du centre
ville, mais proche de la zone d’embarquement des ferry, que les deux « jungles
» (les migrants qui y vivent la prononcent à l’anglaise) qui se sont succédé se
sont implantées. Depuis la rocade où, de nuit comme de jour, passent touristes
et poids lourds venus du monde entier embarquer pour l’Angleterre, on peut
distinguer à la fois les cheminées de Tioxide, côté terre, et la Jungle, côté
mer. C’est sous ces piliers que l’artiste Banksy est allé peindre son Steve
Jobs déguisé en migrant - le fondateur d’Apple est d’origine syrienne -, que la
municipalité a depuis fait effacer, estimant probablement que la situation
était trop grave pour des rapprochements contre-productifs. À Londres, un mois
plus tôt, la Cosette asphyxiée par une bombe lacrymo qu’il avait pochée près de
l’ambassade française, pour dénoncer le sort des migrants, avait eu plus de
chance : les autorités l’avaient juste recouverte de contreplaqués. Pour
accéder à cette nouvelle ancienne jungle, il faut passer devant plusieurs
fourgons de police et emprunter une petite route de terre pleine de fondrières.
Quand ma mère, ma tante et moi y sommes allés, en février, une semaine avant la
deuxième phase de démantèlement, les CRS ne prenaient déjà plus la peine de demander
aux occupants des voitures des cartes prouvant qu’ils étaient associatifs, ou
médias. Journalistes, militants et bénévoles y entrent comme dans un moulin et
il n’est pas rare de croiser, au volant de petites voitures plus ou moins bien
entretenues, de vieilles dames à l’allure d’enseignante à la retraite partant
accompagner deux ou trois migrants à la Préfecture. D’ailleurs, quand un Q9 aux
vitres teintées, suivi d’une Mercédès flambant neuve aux vitres tout aussi
noires, l’une et l’autre immatriculées en Grande-Bretagne, les dépassent pour
s’enfoncer dans les sentiers de la jungle, les agents des forces de l’ordre
observent la même placidité.
Pas
la peine, pour l’instant, de s’enfoncer trop avant pour accéder à la tente de
Francis, Ahmed, Tarik et Kali, des Soudanais. Ils disent avoir fui le Darfour
et nous proposent tout de suite
un thé et des tabourets, sans un regard pour les sacs de vêtements que nous
leur avons apportés. À l’intérieur, des blousons, des pulls, des k-way, des
produits d’hygiène et surtout de grosses chaussettes. Pour l’instant, de mise
plus moderne que bien des Calaisiens, ils font corps autour du poêle à bois,
mais Francis part demain pour le Centre d’accueil pour demandeur d’asile de
Marseille, et Kali, dans une semaine, pour le Cada de Mulhouse - on peut vanter
le climat et la beauté de la première, mais on connaît moins la seconde. Les
autres observent un silence poli. À ces jeunes hommes pleins de ressource
(Ahmed, l’ami de Francis, veut être pharmacien), l’Angleterre, à 34 kilomètres,
semble désormais trop lointaine. Et l’existence ici, trop précaire et
périlleuse. « Beaucoup de violences ici, la nuit », sourient- ils. En venant
ici, ils s’attendaient aux grandes tentes blanches parfaitement agencées des
camps de réfugiés onusiens. La Jungle en est la parfaite antithèse.
Davantage
encore qu’un melting-pot, qu’un no man’s land divisé en quartiers
communautaires bien délimités, la Jungle (une fois encore, prononcer comme «
jingle ») est un assemblage hétérogène d’énergies individuelles. Le drapeau
d’un même pays, d’un même territoire ethnique plus ou moins obscur, peut y
flotter à différents endroits espacés de plusieurs centaines de mètres. On peut
aller manger afghan au « Hamid Karzaï Rastaurant » (sic), et, juste à côté,
dormir au « White Mountain », un hôtel trois étoiles, comme le prétend la bâche
sur laquelle elles sont peintes, appartenant à un Africain qui accepte les
dollars. Métonymie du grand désordre mondial, l’endroit est seulement unifié
par la boue noire et un rêve commun. Un groupe d’Afghans, parmi les seuls à
vouloir rester en sandales, tient conseil à l’écart du sentier, à croupetons,
les fesses à quelques centimètres de la fange. En ce moment, à en croire les
bénévoles, tout le monde ne parle plus que du démantèlement. Aux 3500 migrants
bloqués ici, la France offre, outre les Cada, 1500 lits répartis dans des
Algeco empilés comme de gros Legos blancs, tout au bout du terrain vague.
Chaque module contient douze couchages non nominatifs uniquement accessibles la
nuit. Il est également interdit d’y laisser ses affaires. Il faut dire qu’un
conteneur fait une quinzaine de mètres carrés. Mais muni de prises de courants
pour recharger les portables, il est idéal pour y passer la nuit. Voire
quelques-unes. Les bénévoles, venus de toute l’Europe, dorment ensemble -
filles et garçons - dans de grandes tentes, sur des lits de camp.
La
souriante Jessica, une Barcelonnaise, arbore les grosses chaussures de marche
et la parka des militants familiarisés aux contraintes techniques du lieu. Et
laisse entrevoir, quand elle s’assoit et ramène son mollet sur sa cuisse, entre
l’ourlé de son jean délavé et le lainage de sa chaussette, un bracelet de
cheville fait d’un lacet qui ressemble moins à une coquetterie qu’à l’emblème
de son dynamisme. Elle vit ici depuis plusieurs mois mais songe à faire une
pause de trois semaines, le temps de retourner chez elle pour recharger les
batteries. Elle resplendit. Elle participe à l’alphabétisation, donne des cours
d’anglais, langue qu’elle pratiquement couramment, mais elle est surtout là
pour « faire du lien », offrir son sourire et ses sincères accolades ; Francis
et ses amis, auxquels elle est venue dire au revoir et souhaiter bonne chance,
semblent bien la connaître. Comme une copine. Il n’existe pas entre eux ce
subtil lien de subordination qu’on décèle entre les « migrants », pris pour
globalité, et les représentants officiels de grandes associations caritatives,
aussi professionnalisées et pyramidales que des multinationales. Bien que
Jessica ait froid la nuit, et soit en quête d’un gros anorak, on trouve sur son
visage le même sourire radieux de bien des jeunes militants qu’on croise dans
la Jungle. Ils sont utiles, font le bien et, dans les moments difficiles,
peuvent en goûter les fruits. Ils ont également la sensation d’avoir de
l’avance sur un monde extérieur claquemuré dans ses propres certitudes, et,
selon eux, incapable d’admettre son échec. Certaines camionnettes, aux plaques
hollandaises, françaises ou britanniques, arborent l’étendard de ceux qui n’en
veulent aucun : le vieil et grand A de l’Anarchisme. Si la Jungle est une
jungle, à leurs yeux celle du dehors ne vaut guère mieux. Des clochers
d’églises en contreplaqué, des panneaux de planning scolaires («
english-french-art, children / teenagers/ adults »), des crèches aux filets
dignes de ceux qu’on trouve au Mac Donald’s, semblent suggérer qu’ils ont
raison : que l’être humain n’a pas besoin d’Etat, de système, pour s’organiser.
Tous les migrants ne partagent pas cette vision. La plupart l’illustre à leur
insu.
La
Jungle ne pue pas, quand on la traverse. Elle sent les épices et les oignons
frits, les cuisines ouvertes des tentes transformées en restaurants, ou le
gasoil des groupes électrogènes trépidants prêtés par de jeunes associatifs
britanniques. On en oublierait presque les vapeurs de Tioxide. Dans d’autres
échoppes, on peut acheter des parfums, des désodorisants, de la lessive en
poudre, des briquets, des cigarettes, des téléphones portables sous blister. On
vend ici ce qu’on a souvent reçu gratuitement, ou récupéré au prix de sa sueur,
par de nombreux allers-retours au centre-ville, des et des heures passées à
patienter, négocier et trimballer des marchandises, le tout dans le froid,
l’humidité et la bonne humeur. C’est aussi pour vérifier la bonne tenue de
certaines de ces échoppes, souvent parmi les plus « présentables », et dans
lesquelles ils ont souvent investi de lourdes sommes, que circulent
régulièrement les passeurs Kurdes, dans leurs grosses berlines aux plaques britanniques
; autant d’Audi, Mercédès, Porsche ou Hummer dont plus personne ne prend la
peine de relever l’incongruité. Le désespoir n’est pas la première sensation
qui frappe, dans ces allées pour certaines rebaptisées avec humour, comme celle
de « Queen Elisabeth II Street ». Mais il suffit d’apercevoir, non loin d’une
modeste tente se faisant passer pour « l’Ambassade d’Afghanistan », les trois
petites caravanes de tourisme « First Aid » qu’utilisent des médecins et
infirmiers britanniques pour dispenser des soins d’urgence 24h sur 24, les
queues devant le Centre de vaccination, en face du « Dôme » du forum
associatif, ou devant les nouveaux bâtiments du Centre gynécologique installé
par Médecins sans frontière, pour se prémunir contre toute tentation d’angélisme.
Nouveaux car l’ancien a été saccagé et brûlé, dit-on, par des migrants mécontents qu’on y conseille des IVG.
Il
y a un bordel, dans la Jungle. Des Erythréennes s’y prostituent pour payer leur
passeur, ou finir de le rembourser. Ici, pas de femmes nues assises dans des
vitrines sous des lumières rouges, ni d’épaisses tentures de velours servant de
cache-misère. Juste l’inscription sur une bâche, peu soignée, mais censée être
attractive, « Sexii and Love » (sic). C’est un petit bordel, trop petit en tout
cas pour empêcher que des viols surviennent la nuit, dans le mutisme des tentes
familiales. Viols qui ne font souvent que succéder à ceux, bien plus nombreux,
qui ont eu lieu sur le long chemin de l’exil, ou, dans une ancienne vie, au
pays. Au crépuscule, on croise encore de toutes jeunes militantes ravissantes
cheminant seules dans des zones beaucoup moins commerçantes, et plus éloignées
de l’entrée. Elles ne semblent pas avoir peur : les bénévoles ne sont pas, loin
de là, les plus exposées. Raison pour laquelle elles restent, à une ou deux
exceptions près, les seules représentantes de la gente féminine qu’on puisse
croiser dans les allées. Jessica s’en va, avec son sourire, après de nouvelles
accolades. Heureuse et soudain fatiguée, pas plus émue que cela de dire au
revoir à ces amis soudanais qu’elle ne reverra jamais, bien qu’elle ait pris
leur numéro de portable. Ici, la notion d’adieux est quelque peu galvaudée.
Francis
regarde la pointure des chaussures robustes qu’on lui tend - comme les autres,
il attend qu’on le lui propose, ne se jette pas sur les sacs de vêtements. La
responsable du « Vestiaire », le local du centre-ville appartenant au Secours
Catholique, où ma mère et d’autres Calaisiens bénévoles reçoivent, entreposent
et distribuent des montagnes himalayennes d’habits, s’est trompée et a sorti du
41 au lieu du 43. Dans son carnet, ma tante prend note des requêtes, biffe les
mauvaises infos, reprend les bonnes mensurations. Francis, en revanche, accepte
le dentifrice et les incontournables chaussettes. Son voisin Kali, qui d’autres
jours se fait appeler Mohamed, profite d’un 44 fillette. Aussi grand qu’émacié,
il est dur à habiller, et passe son temps à chercher des ceintures adaptées
pour tenir ses pantalons. Tarik accepte un anorak. Un autre, des gants et un
bonnet. Pas de blousons de ski fluorescents, dans ces sacs. Trop repérables, la
nuit. Le thé est très bon, et chacun prend bien soin de ne pas faire bouger la
table bancale sur laquelle reposent toutes les tasses. Tout est une question
d’équilibre. Mais l’heure tourne, et avant que la gêne s’installe, il est temps
de rendre visite à une vieille connaissance de ma mère qui, apparemment, en a
noué plus d’une. Sur le chemin, nous croisons Maya Konforti, une Californienne
de San Francisco qui, après avoir rencontré un Français dans le Pas-de-Calais,
a choisi de vivre ici la plus grande partie de l’année. Figure incontournable
et quasi maternelle de la Jungle, elle fait partie de l’association l’Auberge
des migrants et nous fait signe, l’oreille collée à son portable. Ce jour-là,
le démantèlement n’était pas encore perçue comme une évidence, mais plutôt
comme une nouvelle semonce d’un gouvernement soucieux de faire régner l’ordre
au sein de Schengen, et de protéger les frontières britanniques.
Un
Calaisien militant nous apprend d’ailleurs qu’un Africain de sa connaissance
est parvenu à passer, la nuit dernière, grâce à la « complaisance » d’un
routier est-européen (ce sont eux qui acceptent de prendre les plus gros
risques, jusqu’à aménager leurs cabines)... Nous n’en saurons pas plus. Au sein
de la Jungle, on parle toujours davantage de ceux qui restent que de ceux qui
sont partis. Parfois, les bénévoles reçoivent de leurs protégés des coups de
fils reconnaissants des jours, voire des semaines plus tard : tel ce jeune
Syrien longtemps hébergé par une Calaisienne et posant enfin, avec un grand
sourire, devant le panneau « Aberdeen ». Il en aura coûté à sa riche famille
quelque 15.000 euros pour le «
rapatrier » en Ecosse, via quelque droit de passage supplémentaire à la
plateforme logistique de Roissy.
Bien
que nous l’ayons croisé de loin une heure et demi plus tôt sur la route, à
l’entrée de la Jungle, Lahajhan, 30 ans, semble toujours aussi heureux de
revoir ma mère. Il ne vit pas ici. Il y a huit ans, quand il a été recueilli
par le Secours catholique, cet Afghan plutôt grassouillet et s’exprimant dans
un Français correct, n’était pas si affable. Prostré, hurlant, il avait dû être
placé brièvement en institution psychiatrique : il n’avait pas simplement fui
son pays à cause de la guerre, mais à cause de ses attitudes efféminées, qui
lui avaient valu viols et passages à tabacs des Talibans, d’après le récit
qu’il en avait fait à l’Ofpra. Il a depuis obtenu l’asile et, cependant,
voudrait y retourner, même brièvement, ce dont tout le monde tente de le
dissuader. S’il couche désormais en ville, dans un petit studio que lui loue
pour un somme modique le Centre d’hébergement sociale et de réinsertion (CHRS)
du Moulin Blanc, Lahajhan passe toutes ses journées ici, près de ses
compatriotes. Il n’a pas besoin d’insister auprès de son ami, propriétaire du
café dans lequel nous nous trouvons, pour pouvoir nous offrir le thé (variante
afghane du Earl Grey soudanais,
étonnamment proche de leur version française). Le patron, guère plus âgé que
Lahajhan, vient nous serrer la main, nous sourit avec une certaine exubérance -
il ne parle pas français, ni anglais, mais voudrait pouvoir le faire. Ce qui ne
paraît pas être le cas de tous les Afghans présents.
Outre
le minuscule « coin bar » où nous nous trouvons, une dizaine de jeunes hommes
en tenue pachtoune sont vautrés, déchaussés, à même le sol, devant un écran de
télé diffusant des informations en boucle. Aucun ne sourit. Aucun ne parle. Ni
ne semble regarder vraiment ce qui se passe à l’écran. Une bonne partie
semblent engourdis, ou assommés. Tous ont les joues lisses, ressemblent à des
combattants mais n’ont peut-être livré qu’une seule bataille : celle de l’exil.
Pour eux, nous n’existons pas. Peu de choses existent, sinon l’Angleterre.
Lahajhan, lui, ne cesse de répéter qu’il est « français maintenant », « qu’il
aime son pays la France », pour bien se démarquer des candidats au passage -
même si sa mère est restée en Afghanistan. Son père et son frère sont morts,
eux, et, après toutes ces années de souffrances, Lahajhan se considère
chanceux. Les Afghans de la Jungle sont majoritairement des hommes jeunes, là
où les Syriens et les Irakiens sont venus avec toute leur famille et occupent
la centaine de caravanes offertes par des Anglais, et arrivées, un comble, par
ferry entiers. Un rouleau de billets de dix euros dépasse de la poche arrière
du jean de Lahajhan (il vient de toucher l’allocation des demandeurs d’asile,
d’une centaine d’euros) et ma mère lui fait les gros yeux, afin qu’il les range
et soit un peu plus discret. Ce qui le fait rire. Selon lui, « il n’y a aucun
souci ici ». Lahajhan, aujourd’hui, éprouve encore quelque difficulté à évaluer
les risques. Dire qu’il se sent chez lui dans cette Jungle ne serait pas
totalement excessif.
Sur
le chemin du retour, non loin d’un des nombreux abris servant de point d’eau,
et près des grilles qui séparent le camp illégal des 1500 Legos blancs
officiels voués à le remplacer, un imposant camion noir laqué semble se tenir
prêt. Non à repartir, mais à s’ouvrir. C’est un « camion de scène ». Chaque
jour ou presque des groupes musicaux venus de toute l’Europe viennent se
produire sur sa scène amovible. Dans quelques jours, ce sera l’acteur
britannique Jude Law qui, débarrassé de tous ses oripeaux hollywoodiens,
viendra y lire des témoignages de migrants, et appeler la Grande Bretagne à
aider la France à gérer plus humainement cette crise, après tout, humanitaire
(les autorités
françaises ne s’obstineront qu’à y voir une leçon de morale de la part d’une
star millionnaire, comme la plupart des tabloïds britanniques). À l’arrière du
camion est peint avec style, sans auréole mais doté de bras grands ouverts, un
ange plus proche de la raie manta que du séraphin, ainsi qu’une inscription «
Miracle Street », du nom de la fondation évangélique britannique qui l’a
convoyé jusqu’ici. Un poids lourd qui, comme Lahajhan et des milliers de «
migrants » et bénévoles, semble croire encore aux prodiges.
Magie,
encore : à proximité de l’endroit où notre voiture est garée, le long de la
route défoncée, un marabout a érigé sa propre chapelle, un ensemble à la
Facteur Cheval fait de toilettes customisées, de panneaux peints ou taggés, de
fauteuils de récupération, de vastes moquettes roses déroulées à même le sol...
De parasols que le climat local ne lui a pas encore permis d’ouvrir. De grosses
lettres en plastique d’une cinquantaine de centimètre, prises on ne sait où,
sont plantées dans la terre et forment le mot « MERCI. » Un des innombrables
supports que les habitants du lieu utilisent pour communiquer avec le monde
légal. Un fauteuil à accoudoirs est perché au sommet de la cahute principale,
sur le toit, à une bonne dizaine de mètres de la terre ferme. Devant cet espace
de devination, encore désert alors que s’élève déjà l’appel lointain d’un
muezzin préenregistré, une étrange sculpture faite de boîtes de soda empilées a
été dressée, à quatre mètres de haut, figurant une sorte de monument aux morts,
ou aux vivants. On n’ose y toucher, de peur de le faire tomber. Mais, au regard
des bourrasques maritimes qui balaient régulièrement la Jungle et le littoral,
on se dit que les cannettes doivent être clouées, et l’oeuvre plus solide
qu’elle n’en a l’air.
À
l’entrée du chemin de terre, des voitures vont et viennent, associatives ou
privées, sous le regard impassible des CRS en faction, mais le ballet n’est
déjà plus ce qu’il était deux heures plus tôt. Cheminant à pied, des militants
alter mondialistes nous saluent au passage, bien que nous ne nous soyons jamais
vus. On pourrait avoir l’impression que cette solidarité, cette dynamique
d’empathie et ce vent de révolution vont s’arrêter net au bout de ce chemin, de
cette route, mais c’est une illusion. La ville de Calais, la France, l’Europe,
toute une partie du monde a définitivement tourné les yeux vers cette Jungle
qui n’en est pas une. Bientôt, tout ce que nous venons de voir ressemblera à
l’extrémité de la partie sud que nous longeons à présent : à ce bourbier
stérile et totalement nu. À ce champ sans graines.
Comme
bien des visiteurs, réguliers ou sporadiques, nous avons du mal à partir, comme
si les centres d’intérêts, les pôles mentaux s’étaient inversés. Un policier,
me voyant prendre en photo ce terrain vague auquel ressemblera bientôt l’ensemble
du camp - la tabula rasa dont on fera des écoles, des crèches, des lieux de
culte et des commerces, quoi qu’on prétende - s’avance vers moi mais il n’y a
rien à photographier, rien du tout, cette fois, et je l’entends faire
demi-tour et de guerre lasse réintégrer son fourgon, où il passera la nuit, et
sans doute celles qui suivront jusqu’au Grand Jour, où tout sera détruit.
Sur
la route, des camping-cars et des caravanes reviennent du Platier d’Oye. Le
Platier d’Oye est une réserve naturelle classée. On vient y observer
différentes espèces migratoires comme le sterne caugek qui, chaque hiver,
regagne les côtes d’Afrique, ou le bécasseau sanderling qui niche, lui, à la
frontière du cercle polaire : Canada, Sibérie etc... De nombreux sentiers
découverte le parcourent, sinuant entre les dunes hérissées des oyats qui les
soutiendront au fil des années - car il est avéré que même les dunes se
déplacent. En 2015, plusieurs aménagements y ont été apportés, dont deux
belvédères d’où l’on peut, quand le ciel le permet, apercevoir la Manche et les
côtes anglaises.
O.S.
le 4.03.2016
Pour plus d'informations sur le sujet : https://www.laubergedesmigrants.fr/fr/
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