Cendrillon

Cendrillon
« Fallen princess, CINDER », 2017, © Dina Goldstein. Avec l'aimable autorisation de l'artiste.

mercredi 24 octobre 2018

NOUVELLE

Une nouvelle inédite, autour d'un personnage qui fera peut-être bientôt un jour et pourquoi pas l'objet d'un roman (gnniii !!!) :

William Blake, "Pity" (1795, aquarelle et encre sur papier, Tate Gallery, London)
Le Semeur
Il était le semeur et promenait son vieux corps noueux de demeure en demeure pour perpétuer la vie. Sa longue barbe blanche possédait l’éclat d’une jouvence éternelle et la lueur qui éclairait son œil gris n’était ni celle de l’amour ni celle de l’envie. Il agissait sans intérêts et les femmes le sentaient. Il intervenait sans pensées et les hommes l’en louaient. Quand venait le temps d’engendrer, il ne rougissait pas et ne se soupirait jamais. Trois coups de son poing et la porte s’ouvrait sur des visages prêts, et émus.
La loi voulait qu’en général trois portes le séparent de son but : il les franchissait l’une après l’autre sans prendre le temps de les élire. Derrière la première apparaissait parfois, assez souvent à Noël, le sourire surpris d’un enfant. Derrière la dernière celui plus averti du ventre féminin. Au milieu maris et amants se relayaient pour tourner la clé et baisser la poignée.
Sa mission achevée le semeur repartait ; de nouvelles portes s’ouvraient.
Pendant l’acte nombre de femmes tentaient de découvrir dans son regard le souvenir de leurs devancières. Nulle trace, malgré leurs efforts, n’offrait à l’émulation ou à l’orgueil de quoi remonter la piste. Nul corps, dans ce vif argent, ne miroitait suffisamment pour évoquer la survivance d’une précédente. Chaque geste, déployé par les muscles sans nerf, semblait neuf et vierge d’habitudes. La curiosité, chez les dames, laissait alors place à la paix ; tout originel qu’il était, ce geste savait durer.
Pourtant, le vieux semeur se souvenait. Il ne dissimulait point : son souvenir était aussi long que sa barbe, induisant l’absolue distance que seuls connaissent les anges et les très vieux démons. Il se rappelait la première aussi nettement que sa dernière et assez l’une et l’autre pour dépasser les nuances et toucher à l’essence : c’était le reflet égal et opaque de leur être qu’elles avaient regardé, désiré percer, puis appris à accepter. Il ne gardait de toutes que l’image d’une roue vivante où les rayons étaient jambes, le moyeu un visage stationnaire et lui la main calleuse sachant comment la faire tourner ; ce petit soleil terne que pensait deviner un compagnon en détournant les yeux.
La première femme avait laissé les siens fermés.
Elle habitait un vieil immeuble de rapport sans véritable étage. C’est elle qui lui avait ouvert. Il nota la présence d’une ombre, assise dans la cuisine devant un cendrier froid.
« Nous vous attendions » avait chuchoté la femme avant de le guider vers la chambre. Elle avait quitté ses chaussons, les avait placés côte à côté au pied du lit. Elle avait déboutonné sa jupe, retiré ses collants. Ôté sa chemise, dégrafé son soutien-gorge et s’était étendue nue au dessus des draps, les bras le long du corps, frottant des orteils rougis par le froid. Tout le temps qu’avait duré l’étreinte elle l’avait appelé à voix basse « monsieur » en dépit de leur âge, de l’alliance et de ses premiers cheveux gris. Quand il passa de nouveau le seuil, l’ombre, dans la cuisine, ne s’était pas levée.
L’époux de la dernière aidait celle-ci à se pomponner en conseillant le grand miroir de sa coiffeuse quand il était apparu dans la chambre à coucher. Un petit garçon terrorisé était venu l’accueillir.
« Tu vas me faire un frère » avait-il prédit.
Neuf mois plus tard son cadet était né et le père embrassait la nuque lisse et parfumée de sa femme en la regardant se démaquiller au fin fond du grand miroir. Son ventre était encore rond mais elle désirait le troisième avant que le dernier né ne fût en âge de s’attirer la jalousie de l’aîné. Elle posa la brosse et le mari sortit.
Le mari ferma la porte et l’épouse demanda au semeur de l’aider à décoincer la fermeture à glissière de sa robe de soirée et à concevoir des jumelles, gentilles si possibles. Le tissu se déchira alors qu’elle prenait appui sur le bord du sofa. Sa robe était d’une demie taille trop petite et son bassin, estima-t-il, suffisamment large, ainsi que son sourire.
Tandis qu’il la fécondait et lui donnait des triplées, le semeur anticipait la suivante.
Suivante qui serait un jour le fruit gentil de ce large bassin, qui nourrirait sans nuance le même large dessein. Devant lui, la femme à moitié vêtue se tourna pour le dévisager, ne décelant rien d’autre que l’intuition de son succès.

Que le souhait émanât d’une femme ou d’une quelconque immanence, le semeur exécutait et sa semence allait son train, au gré ou en dépit des contingences. Lui-même ne caressait aucun espoir ni n’entretenait de flamme ; le seul sentiment qui l’habitait parlait d’un souvenir. Les pores s’ouvraient ou se fermaient et son souvenir continuait.
Le temps, pour lui, n’était qu’une ride sur la face humaine qu’il traversait. Et la roue vivante qu’il faisait tourner n’exhumait rien d’autre que son propre mouvement. Tel prophète y aurait vu le verbe mais à ses yeux lents et gris les femmes n’auraient pu se borner à de beaux compléments ; les femmes justifiaient sa présence qu’elles recevaient comme un hommage.
Toutes devinaient qu’il n’était pas dans sa nature d’assimiler la beauté à la chose : il arrivait pourtant que l’une d’elles, pleine d’un espoir vain ou d’un désespoir criard, se préparât davantage que ne l’exigeait l’usage. Sans feinte et sans mépris, il négligeait cependant le mets raffiné et la couchait sur la table, ne faisait pas plus de cas des chandelles que de la lingerie et la convainquant de quelques gestes que son espoir était puéril et sa tristesse infondée, son luxe déjà désuet, son zèle sans lendemain. La femme se délestait alors de ses excédents de soie ; il la prendrait sans fard ou ne la prendrait pas. À celles qui conservaient l’habit et le sourire, le semeur jouait l’appétit et les goûtait telles qu’elles étaient. Pour les autres, les indécises, les timides et les contraintes, il redevenait ce qu’il était et leur faisait oublier l’ombre sise à quelque table, avec l’aplomb de la fatalité et l’intime et paisible détermination de celui qui, pour s’être souvenu, ne s’est jamais trompé. Et même devant elles, le semeur ne baissait pas les yeux.
L’étoffe sensible glissait et ne se froissait pas, ravie qu’il ne soit pas de plus beau dénuement que le dénouement d’une pudeur courageuse. Puis il les laissait nues, allongées dans la lumière et la main sur le ventre, sachant que l’enfant serait belle, et semblable à sa mère.
Lorsqu’une femme l’appelait qui voulait materner il se montrait méchant garçon vilain garnement cruel et piètre amant juste assez pour l’engrosser, l’endurcir et susciter sa pensée ; lorsqu’une mère l’appelait qui s’amusait à faire l’enfant il était l’éphèbe ardent inconséquent sans vertu ni parent ; lorsque l’envie d’une femme ne l’appelait pas ou l’appelait faussement il n’entendait rien et passait son chemin. Et cela d’un geste sans souffler mot ni souhaiter faire le bien. Le semeur n’était pas casuiste, n’étant pas acteur ; il était ce rêve que font parfois les femmes, plus ou moins souterrain et toujours arbitraire.
Être seule avec le semeur, et l’enfant.
Mais même cela, il ne le savait pas. Il connaissait les portes, les ascenseurs rapides et les cages d’escalier moisies, les sourires, les besoins et le grain des soies naturelles et, chez elles, la variété d’émois allant du rêve au cauchemar et de l’ivresse à l’enfer, qu’il ne ferait que soulever du bout des doigts sans émettre le moindre souffle ni le moindre soupir.
Sa négation par devant les hommes faisait de lui l’approbation suprême de leur compagnonnage, l’aveu déjà joué d’un échec inéluctable, le témoignage presque vivant d’une félicité aveugle et imbécile ou le compte rendu d’un vieux malheur à peine suspendu au cours duquel il était fréquent qu’il désavouât l’ami, dédaignât l’amour et délaissât l’enfant.
Mais le semeur s’en allait.
Le semeur fonctionnait par probabilités.
Son souvenir était un chiffre, sa science celle de la suppléance.
Sa barbe blanche n’avait jamais été blonde. Sa semence s’écoulait sans jaillir.
Lui qui ne semait la vie que pour mesurer la mort, légataire d’une longue humanité qui défilait sur un compteur insensé que nul ne viendrait jamais relever.

O.S.

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