Deux fauteuils pour un
C’est fou ce qu’on peut faire avec un fauteuil vide. Quand l’hôtesse lui avait demandé s’il souhaitait une boisson, non incluse dans le tarif, il en avait commandé deux – une pour lui et une pour elle. L’hôtesse avait dû croire que le passager fantôme était allé aux toilettes, et leur avait servi une bière – potion amère qu’ils éclusaient quand ils se retrouvaient à deux, le soir sur leur terrasse respective, laissant l’alcool infuser leurs longues discussions, leurs rires et leurs confidences. Il lui avait même déployé sa couverture et bouclé sa ceinture. Au moins ainsi, elle ne risquerait rien. Il se rassurait même en se disant qu’il aurait pu là, maintenant, y avoir les pires perturbations, l’orage le plus violent qui ait jamais déchiqueté les airs au-dessus des mers, une panne de propulseur, un missile russe qui se serait ou non trompé de cible, elle ne risquait plus rien, là où elle se trouvait. Il serait le seul à connaître l’impact, la peur, le remords d’une trajectoire mal négociée.
Il trinqua, une canette dans chaque main, et porta un toast à sa nouvelle solitude. Il ignorait ce qu’il ferait une fois débarqué. Expulsé dans cette destination qui aurait pu être une belle escapade et qui, le temps de quelques éclairs terrestres trop rapprochés, s’était muée en un désert glacé. Il se demanda ce qu’il ferait si cette porte de secours s’ouvrait ; peut-être se laisserait-il aspiré par le vide céleste, sa canette à la bouche et un sourire aux lèvres ? La bimbo qui occupait un des sièges de la rangée darda vers lui un regard compatissant, mais aussi sympathique qu’elle était, elle ne valait pas le spectre qu’il s’était choisi pour voisin. C’était son spectre et, spectre ou pas, il faisait désormais partie de son existence autant que les souvenirs joyeux qu’il voyait se refléter dans son hublot.
Plus tard, malgré le comprimé, il ne parvint pas à trouver le sommeil et admira, d’un regard embué, les petits pointillés lumineux des diodes qui remontaient jusqu’aux rideaux et sans doute au-delà, jusqu’au cockpit, accomplissant avec sérieux et abnégation ce pour quoi ils avaient été conçus. Il aurait adoré s’être montré aussi fonctionnel mais seuls des zig-zags semblaient mener à sa petite cabine de pilotage personnelle. Il n’avait pas eu tant d’obstacles à contourner avant le mur qui s’était, un matin d’avril, dressé devant sa route, maçonnerie finale qui, il le soupçonnait à présent, avait probablement été érigée, brique après brique, par les mauvaises décisions qu’il avait cimentées au cours de toutes ces années. Quelque part, le lieu qu’il rejoignait, il le connaissait un peu. C’était un port où seul son propre bateau avait jamais accosté. Où l’unique mouillage permis avait été réservé à sa propre carlingue, battant pavillon dans un paradis off-shore qui croyait ne rien devoir à quiconque. Il pourrait s’envoler vers les plus hautes altitudes, désormais, il serait de toute façon terrassé par quelque chose à un moment ou à un autre, comme tous les inconscients qui, par arrogance, ne prennent pas la peine de vérifier, au début du trajet, s’il y a bien un gilet de sauvetage sous leur siège.
Il jeta un œil au fauteuil voisin et posa la main sur le cuir rembourré, étrangement tiède. Un espoir fou s’éveilla quand, au sortir des toilettes, une main féminine écarta le rideau et s’avança dans sa direction, silhouette chancelante mais déterminée. Elle étreignit un instant l’appuie-tête de son dossier, comme si elle s’apprêtait à lui murmurer de se pousser afin qu’elle puisse s’asseoir puis, sous l’effet d’un trou d’air invisible, passa son chemin. Allant finir sa course dans d’autres vies voisines qui n’étaient pas la leur. Ce qu’il pouvait les envier. Il fut un temps, pourtant, où il aurait pu rire de leur coussin cervical, de leur masque de nuit, de leur balle anti-stress, de l’empressement qu’ils mettaient à se recoiffer avant l’arrivée. Il avait dû troquer, sans en être conscient à l’époque, ce modeste paradis collectif, commun et admis, contre les pavés rougeoyants de son enfer personnel. Il ne ferait pas l’effort, cette fois, de remettre ses chaussures afin d’arpenter les prochains charbons ardents.
Le siège devant lui bascula tout à coup, l’arrachant à ses ruminations. C’était un enfant, lové autour de son doudou, doigt entortillé dans l’étiquette, que sa mère, ou son père, avaient décidé de mettre à l’aise. On le voyait aussi à sa tignasse ébouriffée, au casque anti-bruits qui protégeait ses jeunes tympans contre les douleurs de la pression. C’était sans doute l’illusion précise qui l’avait perdu : qu’il se trouverait toujours quelqu’un pour veiller sur lui. Ce qui avait fini par l’exonérer de devoir veiller sur les autres – y compris sur lui-même. Là, dans ce vol de l’âme, il n’était plus que lui. Un crétin resté assis le cul sur son siège.
La main qui lui secouait l’épaule, le secouait doucement, sans affection ni dureté, tout comme le sourire de l’hôtesse à laquelle elle appartenait. Un beau sourire, assurément, plein d’une sollicitude mesurée. Qui se fichait comme d’une guigne qu’il eût commandé une ou deux bières, pour eux ou lui seul ! Il se leva dans l’allée presque vide, trouva son bagage à main et, tête basse, suivit des yeux la direction que les diodes éteintes n’avaient plus besoin de lui montrer.
Il fut surpris par le froid du tarmac. Par les nuances lumineuses de l’aube scandinave. Sa mauvaise nuit lui avait donné la nausée et fabriqué une pâte nauséabonde qui lui emplissait la bouche et l’empêchait d’avoir les idées claires. À l’aéroport, il ne se soucia pas de récupérer sa valise. Tout était déjà assez lourd comme ça. Il grimpa dans une navette au hasard, prononça l’adresse dans un horrible anglais jusqu’à ce que le chauffeur, un noir sans béret ni livrée, un rasta, la lui prenne et ne la lise lui-même dans un murmure blasé, avant de la lui rendre. Une chanson de reggae, diffusée en sourdine, le berça presque agréablement jusqu’à l’hôtel qu’ils avaient réservé en plein centre-ville - Bob Marley, et c’en était presque cliché, Could you be loved (c’est bon, il connaissait la réponse).
L’aspect un peu gothique qui lui avait tapé dans l’œil sur lastminute lui parut nettement plus menaçant quand il se retrouva juste devant. À la loge, on vérifia leur réservation, sans émettre le moindre commentaire, le moindre regard interrogateur. On lui donna le pass magnétique et on lui expliqua, dans un anglais parfait, où leur chambre se trouvait. Un Indien, ou un Pakistanais, l’accompagna, sans qu’il comprenne pourquoi. Ils étaient au premier. Tant mieux : après être resté coincé cinq heures, fût-ce avec plus de place que prévu, il n’avait pas la moindre envie de grimper dans un ascenseur. L’Indien (ou le Pakistanais) lui montra une porte d’un geste théâtral quasi tragique qui, dans d’autres circonstances, les aurait fait sourire.
Le lit était aussi grand que mentionné et il se coucha en travers, sans se dévêtir. Dans une chambre voisine, on avait mis la télé trop fort, grâce à quoi il s’endormit. Il ne fit pas de rêve, ou ne s’en souvint pas – bizarrerie de l’esprit humain !
Après le petit déjeuner, continental et néanmoins exotique, il consulta Lonely planet et prit un bus pour se rendre sur les plages, un peu plus au sud. Les dunes et les oyats lui rappelaient le paysage de son enfance, le vent et le gris plombé de la Manche, les bunkers en moins. Les Allemands n’étaient pas montés si haut. Ils n’en avaient pas eu besoin : ce pays se battait à leurs côtés contre Staline.
Il retira ses chaussures, ses chaussettes et, les pieds dans l’eau froide, essaya de calculer de tête les kilomètres qui les séparaient et qui, pourtant, n’étaient qu’une distance objective, parcourable dans les deux sens. Il l’imagina s’affairer, vaillemment comme à son habitude, à sa nouvelle vie sans lui. Achever le chantier qu’elle avait commencé – avec lui partiellement à ses côtés, mais sans, la plupart du temps. Il se rassurait en se disait que tout avait été écrit dans le sable depuis le début, même s’il persistait à croire qu’il avait parfois servi, qu’ils avaient parfois bâti des châteaux en Espagne – elle et lui, sur sa plage à lui, souriant au pied du phare, d’un bonheur ventilé par le vent d’Opale... Une amie chère à son cœur lui avait un jour expliqué qu’on ne pouvait être vraiment à deux, que lorsqu’on savait être tout seul. Sur le moment, il n’avait pas compris : jusqu’ici il s’était plutôt bien accommodé de sa solitude forcée. Et là, devant la Baltique et ses flots couleur béton armé, ses vagues à la virulence sèche, il pigeait enfin. Ce n’est pas avec, ni dans soi-même qu’on remplissait une solitude. C’était avec de la vie, du mouvement ; de l’air venu du dehors. Savoir vivre seul ne suffisait pas, il fallait pouvoir s’installer dans son propre vide et le combler par mille petites choses anodines. Il n’avait fait, ces dernières années, que poser une couverture chaude sur une place vacante. N’avait voyagé qu’en compagnie d’un fantôme qui, aussi étrange et paradoxal puisse-t-il paraître, avait pris sa place, tenu son rang. Il se leva, bizarrement soulagé, ramassa ses chaussures et continua pieds nus à longer ce rivage inconnu léché par les vagues. Il foulait peut-être actuellement le sol sablonneux d’un nom qu’on pouvait traduire par « le pays de la fin » mais qui, chez d’autres peuples, d’autres races, d’autres esprits que le sien, signifiait seulement « le pays ».
Saint-Lager-Bressac, le 18.06.2025
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