Vision de rêve : Ellie dansant à Gypsy's Acre, dans le film Endless Night de Sidney Gillat (1972).
"UNE NUIT QUI NE FINIT PAS"
Chronique tordue du film Endless Night (Sidney Gilliat, 1972), à lire après avoir vu le film, disponible en blu-ray chez Studio Canal, dans la collection Make My Day de Jean-Baptiste Thoret.
Scénariste pour Hitchcock, écrivain et surtout producteur de films commerciaux, Gilliat adapte avec Endless Night un roman tardif et atypique de sa compatriote Agatha Christie. Si le giallo, genre latin dont le film qui nous occupe n'est pas si éloigné, ne cache pas sa prédilection pour Dix petits nègres, Sidney Gilliat, lui, préfère enfoncer le spectateur dans l'ambiguité plutôt que de lui proposer un abattage en règle des suspects.
Le suspect ici, c'est le film. Dès le début, il n'est qu'une histoire qu'on nous raconte. L'histoire racontée par un homme dont on ne voit que les pieds, à un autre dont on ne voit que les pieds, sur le gravier d'une allée. Allée qui pourrait bien appartenir à une institution psychiatrique : le jeune homme qui parle s'agite, s'embrouille et se reprend tandis qu'à l'écran des images floues (un vieil écriteau de bois que le Hugo des Contemplations aurait trouvé louche) surgissent puis s'évanouissent. Celle, aussi, d'une propriété nommée Gypsy's acre, avec vue imprenable sur la campagne et le psychisme anglais.
Tandis que s'envole la musique de Bernard Herrmann, accompagnant la vision de ce domaine fantasmé, ce n'est pas une Madeleine qui apparaît au narrateur, comme naguère Kim Novak à James Stewart, mais une autre blonde, vraie, vivante et folâtre celle-ci, une blonde qui danse. Ellie. Jeune fille gracile. Pourtant, un peu plus tôt, quand celle-ci s'était retournée vers notre narrateur, le visage de la blonde n'existait pas. L'apparition en était une. Nous entrons dans le film.
Le narrateur, Michael Rogers, le jeune homme en pied du début (Hywell Bennett), est actuellement chauffeur de limousine mais il change souvent de métiers. Il s'amuse à faire monter les enchères pour acquérir des tableaux auxquels il renonce juste à temps. Il dit "frissonner" devant les vitrines d'antiquaires. Un pauvre lads élégant, sensible à l'art et à la beauté, pour lequel sa mère s'inquiète.
C'est le récit de sa rencontre avec la belle Ellie (Hayleh Mills), héritière américaine, sixième ou seizième fortune du monde, que Michael entreprend.
Comment il s'est marié et bâti un rêve de cocagne grâce à un architecte célèbre étrangement nommé Santonix (le Suédois Per Oscarsson) : la demeure hyper contemporaine de Gypsy's Acre - autrement dit, la demeure de ceux qui n'en ont pas. Et comment tout ça était du vent. Une carte postale. Un fantasme de jeunes mâles qui n'ont rien.
Comment, alors qu'il aurait pu tout avoir et vivre heureux avec Ellie - elle l'aimait -, il a préféré tout détruire, pour la beauté du geste. Glisser du cyanure dans sa gélule à la place de l'antihistaminique (la frêle Ellie était allergique au pollen). Le ver était dans la pomme. Le conte de fées et de sorcières a perverti ce qui aurait pu n'être qu'un film socialement irréaliste.
La sorcière, le jeune chauffeur l'avait précédemment rencontrée dans un musée d'Amsterdam, devant un tableau de Rembrandt : il s'agissait de la gouvernante d'Ellie, la belle et dangereuse Greta (Britt Ekland, sirène déjà dans The Wicker man et Antigone dans Les Cannibales de Caviani, celle à travers qui la tragédie s'accomplit). C'est avec elle qu'il avait ourdi sa machination. Devenir veuf, tout ramasser. Avoir sa propre Rolls, se faire conduire.
Mais ça, le spectateur ne l'apprend qu'à la fin. La sorcière est toujours plus sexy que la fée, même les miroirs sont d'accord.
Quand se produit l'empoisonnement d'Ellie, Michael, qu'on avait pris jusqu'ici pour un romantique épris d'une milliardaire, est en train d'acheter, aux enchères, une oeuvre d'art. Une table qu'il veut lui offrir pour son anniversaire. Sauf que celle-ci ne vaut que quelques livres et qu'elle est en papier-mâché. Vraiment, un film étrange.
On y cite Hitchcock (il y a même le George Saunders de Rebecca), Joyce (Portrait de l'artiste en jeune homme) mais surtout William Blake, à qui Gilliat a emprunté le titre de son film : la nuit infinie de ceux qui choisissent le malheur du mal ("l'autre voie" que prédisait l'architecte Santonix) plutôt que le bonheur du bien. Forcément, quand la machination est découverte, quand une photo volée d'Amsterdam, où il figure bras dessus bras dessous avec la gouvernante Greta, leur est envoyée, il se saborde tout à fait et la tue. Plus précisément : il assomme sa Némésis avec une sculpture de chat moche - cadeau à Ellie de la part de Greta qui n'avait aucun goût, ou représentation de Bastet, le dieu égyptien du foyer - puis la noie ; ce n'est d'ailleurs pas la première fois que Michael noie.
On y lit Blake et on l'interprète aussi - c'était aussi un chansonnier. C'est l'innocente Ellie qui, près d'une harpe, le joue au piano et le chante tandis que Michael l'observe, émerveillé, déboussolé. Hommage du vice à la vertu. De la cupidité moderne à la beauté du vers ancien et à la douce harmonie conjugale.
Blake apparaît rarement au cinéma, encore plus rarement pour quelque chose.
On comprend alors pourquoi il y avait dans le rêve exaucé du jeune Michael, le chauffeur, le prolétaire, quelque chose d'étrange, de tordu - un vice caché, un twisted nerve. Pourquoi le palais de Gypsy's acre se fondait si peu dans le décor. Pourquoi une étrange Pythie se baladait sur le terrain et cherchait à avertir Ellie. Pourquoi un Michael ému l'avait embrassée avant de partir acheter son meuble en papier mâché et pourquoi son amour était un peu raide, un peu distant et abstrait, pourquoi ses yeux clairs étaient enfoncés dans un regard sombre. Mais, surtout, nous comprenons pourquoi jusqu'au bout, nous, spectateurs-lecteurs, n'y avons vu que du feu, qu'un conte de fée, non de faits : Michael aimait vraiment Ellie. Et c'est là toute l'ambiguité et la force du film.
Il haïssait vraiment Greta. Mais il voulait être avec Greta, comme Greta. Quelque chose en lui ne pouvait croire au bonheur. À ses yeux, malgré les sentiments nobles qu'elle lui inspirait, la joyeuse Ellie ne pouvait avoir de visage.
On retrouve, tout à la fin, le vieux écriteau kitsch en bois du début, dansant dans l'image : seul Dieu avait vu clair dans son jeu, et dans ce film terriblement retors. Seul Dieu l'avait vu. Le poème du chrétien Blake s'intitulait Auguries of Innocence, constituait une suite de paradoxes et de prophéties sur la vertu et sa corruption. Après tout, Endless Night n'est que la version borgne d'une histoire indécidable : une nuit reste une nuit. Dès l'incipit de son roman, Agatha Christie citait ce vers de Blake :
"En ma fin est mon commencement".
O.S.
Saint-Lager, le 25.05.25.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire