Rodrigo Fresán : « L'idée de futur est terminée »
Si la SF, ou un « parfum » de SF, parcourt toute l’œuvre du romancier argentin Rodrigo Fresán, c’est dans Le Fond du ciel, que le
phénomène est le plus visible. Alors quoi ? Un homme du futur,
ce Fresán ? Que nenni. Un anti-William Gibson. Un ennemi déclaré des gadgets hi-tech,
des réseaux sociaux et, plus étonnant encore, de la vitesse. Nous l’avions rencontré en juin 2011 aux cinquièmes Assises
internationales du roman de Lyon.
Dans vos livres, que ce soit
dans Mantra ou plus récemment
dans Le Fond du ciel,
le futur est toujours lié au passé. Relié à l’enfance.
En littérature, le passé est
tout. Le futur est juste une illusion. Par principe, quand vous écrivez, dans
l’acte même d’écrire, vous êtes toujours en train de vous rappeler ce qui vous
est arrivé deux secondes, cinq minutes, deux heures ou trois jours plus tôt,
quand vous preniez des notes, et il faut que vous l’écriviez. Vous travaillez
toujours avec le passé, que vous écriviez sur le présent ou sur l’avenir. J’ai
toujours trouvé étrange, étant gosse, que dans ces récits fantastiques ou dans
ces films sur les machines à remonter le temps, il y ait toujours cette
obsession à se rendre dans le futur, mais jamais dans le passé. Alors que le
passé est un lieu beaucoup plus intéressant. Retourner dans le passé vous donne
la chance de comprendre beaucoup de choses que vous ne pouviez pas comprendre
quand ce passé était encore votre avenir. C’est un endroit auquel on revient
sans cesse.
Raison pour laquelle vous n’avez jamais écrit de "vrais" livres de science-fiction ?
J’ai toujours lu de la science
fiction et j’en lis encore beaucoup même si j’en lisais encore plus quand j’étais
gosse. Mes écrivains préférés sont des écrivains de SF comme Philip K. Dick,
Kurt Vonnegut, J.-G. Ballard, ou des auteurs dont les livres contiennent de la
SF comme Borgès et Bioy Casarès et notamment son Invention de Morel. J’aime généralement tous les écrivains de SF qui ne
se présentent pas tout le temps comme des écrivains de SF – et je me fiche de
ceux qui, comme Asimov, passent leur temps à dire « Hé, je suis un
écrivain de SF !». Je n’aime pas ce genre de SF qui proclame sans arrêt
« Hé, je suis de la SF, je suis le futur !» - où tout est expliqué
dans le livre. Je n’aime pas ces films comme Star Wars qui, d’une
certaine façon, jouent au futur et exhibent tous ces gadgets en disant
« Hé, regardez ce que j’ai là !» C’est absurde, parce que cette
réaction est celle du présent. Ils ne peuvent pas savoir ce qu’ils éprouveront
dans le futur. C’est pourquoi ils ont pâti d’un film comme 2001, L’Odyssée de l’espace…
Oui, parce que c’est le premier
film de SF qui n’essaie pas de se dire SF, qui ne se soucie pas de se
revendiquer du futur. Il se déroule dans le présent. En même temps,
paradoxalement, c’est un film de SF qui porte dans son titre un futur précis
: 2001, et non 2000. C’est d’ailleurs, je crois, la seule chose qui ne
fonctionne pas dans ce film.
Mais vous pouviez aussi écrire de l’anticipation, comme Ballard…
C’est vrai, mais tous mes livres
sont de gigantesques clins d’œil. Même dans mon premier livre, Historia
argentina (L’Homme du bord
extérieur, NDLR), je parle d’une fondation
futuriste qui préserve les écrivains. J’aime ces petites touches. Je pense que
ça vient de Kurt Vonnegut. La plus grande partie de sa carrière, on l’a pris
pour un auteur de science-fiction - même lui en plaisantait. Il avait inventé
cet écrivain de science-fiction, Kilgore Trout, qui remplissait ces livres de
sujets absurdes et de réflexions sur ce que devait être la science fiction. Là
où j’ai le plus approché la SF est Le Fond du ciel, qui n’est pas…
Un livre de SF mais sur la SF…
C’est ça. Exactement ça. J’aime
la SF comme parfum, je n’aime pas tout le costume d’astronaute. La
science-fiction et la fiction, c’est pareil. Une voiture, c’est une voiture,
quelle que soit la marque. Au fond, ça a toujours quatre roues et ça va d’un
point à un autre. Je n’aime pas me coller une étiquette. La seule chose géniale
qu’il y a d’être né en Argentine, c’est peut-être que la littérature argentine
ne connaît pas de limites. Vous pouvez toujours faire ce que vous voulez.
Personne n’attendra de vous que vous donniez dans le « réalisme
magique »…
L’étiquette serait juste une habitude française ?
Non, c’est le cas partout. Mais
personne n’attend de grand « narco-écrivain » argentin, de grand
« réaliste magique » argentin… Borgès en est le meilleur exemple. Il
a toujours fait ce qu’il voulait. Toute la littérature argentine est ainsi.
Faite de livres. Faite de livres où on lit des livres !
D’où le côté métafictionnel de vos fictions, truffées de mises en abyme et de citations…
C’est le motif le plus important
de cette littérature. Dans tous les meilleurs livres argentins, vous trouverez
quelqu’un en train de lire. La littérature argentine est une littérature de
lecteurs. C’est dans Borgès, dans Cortázar, dans Bioy Casarès, dans Alan Pauls…
Quelqu’un y ouvre toujours un livre, dit qu’il est train de lire un livre qui
bla bla bla… C’était métafictionnel avant que la métafiction ne devienne une
réalité et une mode. C’est comme ça depuis le début des temps. Le premier
« classique » argentin, Facundo
de D.F. Sarmiento (éditée à la Table ronde en 2011 NDLR), qui doit dater du début du XIXe siècle (1845 NDLR), est
rempli de différents niveaux de lectures, de brusques changements de structures
et de points de vue… C’est censé être un classique mais c’est un livre très
étrange…
Comme Tristram Shandy de Sterne ?
Je n’y avais jamais pensé, mais
oui, d’une certaine manière !
Dans Mantra, le narrateur affirme « Maintenant nous vivons dans le futur ». Mais c’est ce que chacun a dit lorsqu’est arrivée la première voiture, quand, au plafond, la première ampoule a succédé aux chandelles… Le futur va toujours trop vite !
Mmm… Je sais. En vieillissant, je
me découvre de plus en plus en défenseur de la lenteur. Nous devrions revenir
un peu en arrière, ralentir un peu… OK, la vitesse, c’est très bien. Mais pas
la vitesse pour la vitesse… Pas au point de chanter en permanence les louanges
de la communication à grande vitesse, du type Facebook. Je veux dire… Vous
n’avez pas besoin d’un million d’amis, ni même de cinquante. Ayons dix bons
amis et ce sera super ! L’idée d’être tout le temps en communication… Vous
vous souvenez de cette époque où quelqu’un voulait toujours vous montrer ses
photos de vacances ? C’était une torture ! Et maintenant vous
regardez ces photos sur Facebook et vous êtes censés dire : ouahou, elles
sont superbes ! Tout le monde détestait ça et voilà que ça
recommence ! Je trouverais chouette qu’on ralentisse un peu et qu’on
prenne plus de temps à rester seul. Et par seul, j’entends avec votre femme et
vos enfants. Pas avec vos millions d’amis d’écran. Ou même juste avec soi-même.
Vous avez besoin d’être seul pour lire ou pour écrire, pas avec tous ces
« amis » qui regardent par dessus votre épaule.
La solitude est une autre
grande constante dans vos romans…
La solitude était jadis un
privilège. Si aujourd’hui vous dites que vous souhaitez rester seul, c’est
forcément qu’il y a quelque chose qui cloche. Ça ne me plaît pas, cette idée
que des gens soient « branchés » tout le temps…
Et pourtant, tout au long du
Fond du ciel, les trois personnages
principaux passent leur temps à essayer d’entrer en contact et de se rejoindre…
Ce fond du ciel lui-même leur sert d’horizon commun !
Le Fond du ciel est une histoire d’amour, point. Tout comme L’Invention
de Morel d’Adolpho Bioy Casarès en est une.
J’avais dans l’idée de mettre des sentiments, à un degré que je n’avais pas
atteint jusque là dans mes livres. Pour la première fois, j’avais envie d’être
romantique. Ce que je voulais vraiment, c’était écrire un roman de fin du monde
où le monde avait déjà pris fin et où une fille tente d’envoyer une dernière
carte postale de sa civilisation, sur laquelle elle et ces deux hommes
pourraient constituer une sorte de mythe moderne. C’est très simple en fait.
C’est même de la guimauve. Oui, on peut aller jusqu’à dire ça... De la
guimauve. Je voulais vraiment être sentimentaliste à la façon du Frank Capra de
La Vie est belle. Un film où il y
a aussi beaucoup de neige. J’aime vraiment ça. Quand vous vieillissez et que
par exemple vous devenez père, les sentiments deviennent beaucoup plus
importants dans la littérature.
En France, plusieurs
intellectuels affirment que le futur est mort, et que le seul temps qui compte
aujourd’hui, c’est le présent – un long présent sans fin. Vous êtes d’accord
avec ça ?
Le futur va mourir parce que vous
allez mourir. Vous ne serez pas capable d’en faire l’expérience parce que vous
ne serez tout simplement plus là ! Vous devez comprendre que votre futur
va devenir le présent puis le passé d’autres personnes. C’est un cycle sans
fin. Ce que je pense, c’est que l’idée de
futur est terminée. Si vous remontez quarante, cinquante ans en arrière, on se
faisait une grande idée du futur, comme dans les livres de SF où les voitures
volaient… Maintenant, c’est un peu comme si on vivait dans le futur. On sait
qu’à l’avenir, ce sera plus ou moins la même chose que maintenant.
Mais comment pouvez-vous en
être sûr ? Comment pouvez-vous dire que nous vivons dans le futur ?
Hum… Les gens vont vivre plus
longtemps ! Le passé sera de plus en plus long aussi. Comme je le dis dans
le livre, je pense qu’une des choses auxquelles nous sommes résignés, dans
notre imaginaire, c’est à l’idée de ne jamais voir arriver d’aliens. Personne n’attend
plus d’être sauvé par des extra-terrestres. Nous sommes devenus nos propres
aliens. Nous ne voyageons plus dans l’espace mais dans notre espace intérieur,
via l’ADN. Personne n’en a plus rien à faire, d’aller sur une autre
planète !
N’est-ce pas un peu triste ?
Ça fait partie d’un cycle, là
aussi. Ça reviendra sans doute un jour quand nous aurons fini par démolir la
planète et qu’il faudra en partir, un jour ou l’autre. Le dernier voyage
touristique dans l’espace a eu lieu la semaine dernière n’est-ce pas ? Et
nous aurons encore à bâtir des fusées non ?
Aujourd’hui la SF est à la
mode dans la fiction contemporaine, comme chez Will Self ou David Foster
Wallace… Comment l’expliquez-vous ?
Tous ces auteurs appartiennent à
ma génération. Nous avons grandi avec la SF. C’est une sorte d’acné, de bouffée
de chaleur qui se déclare d’une façon ou d’une autre… Ça fait partie des choses
que nous lisions quand nous étions gosses : les comics, Superman etc… J’ai
regardé pas mal de fois Bob l’éponge, ce
dessin animé qui se passe sous la mer. C’est totalement surréaliste. Quand je
regarde ce cartoon qui est fait par des types de mon âge, je me dis : bien
sûr, ils se droguaient quand ils avaient vingt ans et maintenant ils écrivent
des cartoons. Ce n’est pas comme les dessinateurs qui bossaient chez Disney
dans les années 50, et qui étaient très classiques. C’est la même chose avec la
SF. Qu’est-ce qui se passe dans Bob l’éponge et pourquoi ? C’est
totalement dingue. Un jour, croyez-moi, on y verra débarquer un robot (Mantra
a sa momie-robot, NDLR).
L’idée désincarnée du futur pourrait être un nouveau territoire mythique pour la littérature, comme jadis l’exotisme colonial dans la littérature européenne…
Il y en a toujours eu dans Stan
E. Lavlamb (??) ou dans David Foster Wallace et son Infinite Jest ou chez Kurt Vonnegut. Une fois encore, les écrivains argentins les plus importants œuvrent
dans ce genre et en Argentine, nous n’avons pas ce genre de problème...
Ici oui !
En Espagne aussi ! Ils
enchaînent les livres sur la guerre civile – et la moindre référence à Blade
Runner leur fait s’écrier : Waou, Blade Runner ? Alors qu’en Argentine c’est tout à fait normal.
Nous n’avons aucun problème avec ça. Qui est le plus grand écrivain
argentin ? Borgès. Et il écrivait des nouvelles fantastiques.
Pensez-vous comme l’héroïne sans nom du Fond du ciel que de « conter les différentes fins du monde », c’est « les refuser, les éteindre une à une » ?
Oui.
Sûr ?
Pourquoi pas ? A y
réfléchir je prends ! Au moment de me lancer dans son portrait, quand je
commençais à préparer un peu le terrain comme le fait tout écrivain, je me suis
dit que c’était vraiment elle l’auteur du livre, que c’était elle qui
procédaient par petites touches, qui effectuaient d’une certaine façon les
finitions pour réunir ces deux hommes dans l’espace et dans le temps. Et puis,
c’est elle qui écrit ce livre, Évasion.
Qu’y a-t-il dans le fond du ciel ?
Je ne sais pas. On parle toujours
du fond de la mer et j’aime vraiment cette idée. J’ai trouvé que ça sonnait
bien, comme titre. L’expression était présente dans le court extrait que
j’avais utilisé pour l’édition de poche. C’est une notion qu’on retrouve dans
la mythologie grecque : au fond du ciel tout survient en même temps, il
n’y a pas de passé, de présent, de futur. Pas de ciel, pas de monde. C’est
drôle parce qu’au départ c’était juste une idée une peu « lyrique »
et en même temps il s’est avéré que c’était la parfaite définition du lieu où
se déroule l’action….
Propos recueillis et traduits
par Olivier Saison pour le site Fluctuat (qui a finalement coulé).
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