Cendrillon

Cendrillon
« Fallen princess, CINDER », 2017, © Dina Goldstein. Avec l'aimable autorisation de l'artiste.

mercredi 26 septembre 2018

HOMMAGE

DISPARU DANS LE LABYRINTHE : RIP DAVID FOSTER WALLACE (1962-2008).

David Foster Wallace adorait Roger Federer. Il adorait aussi le rap. Avant son suicide le 12 septembre 2008 à l’âge de 46 ans, il arborait la plupart du temps une longue chevelure châtain qu’il cachait sous un bandana. La Fille aux cheveux étranges est son deuxième recueil de nouvelles publié en France. Nul ne pourra jamais dire s'il existait un lien entre son bandana et sa sudation excessive, ou entre sa coupe de cheveux et ses deux passions bien qu'aussi échevelée soit-elle, cette théorie aurait sans doute plu à ce natif de l'Illinois obsédé par la logique modale, au point d'y consacrer une de ses deux thèses de fin d'étude.
Publiées initialement en 1989, deux ans après son premier roman, les dix nouvelles qui composent La Fille aux cheveux étranges continuent d’explorer avec la même jubilation froide les univers abordés par le très wittgensteinien La Fonction du balai – extrapolation fictionnelle de l’autre thèse de l’auteur : un balais sans brosse peut-il encore recevoir le nom de "balais" ?
On retrouvera ainsi dans ce recueil hirsute les coulisses tragi-comiques d’un plateau télé (« Petits animaux inexpressifs »), un gigantesque rassemblement convoquant les 44 000 anciens acteurs/ actrices / marionnettistes/ clowns au chômage des publicités d’une célèbre enseigne de fast-food (« Vers l’Ouest fait route la trajectoire de l’empire »), les affabulations mystiques d’un redneck (« John Billy »)… Mais, avec plus de bonheur encore, l’art du détournement narratif dont était passé maître l’auteur de Brefs entretiens avec les hommes hideux
, qui s'était toujours senti plus proche d’un Sterne que d'un Robbe-Grillet - auteur que le narrateur du mini-roman « Vers l’Ouest fait route la trajectoire de l’empire » classe parmi les « contorsionnistes très doués » pour « faire l’amour avec eux-mêmes ».
À cette nuance près que chez Wallace, le jeu avec la mathématique romanesque n’est pas seulement drôle et brillant. Il est, peut-être plus encore, l’expression d’une douloureuse quête d’émancipation, romanesque et ontologique. Comment être libre aujourd’hui lorsqu’on est un romancier solipsiste et, qui plus est, un animal social ? Comment continuer à créer et à exister sans éprouver l'impression tenace de toujours arpenter le même labyrinthe intérieur fait de fictions qu’on se raconte et des autres qu’on subit ?
« Vers l’Ouest fait route… » n’est pas pour rien placé sous l’égide de Perdu dans le labyrinthe
, pierre angulaire de la métafiction américaine édifiée par John Barth (rebaptisé Dr Ambrose), et monolithe au pied duquel se sont prosternés des maîtres comme Thomas Pynchon ou Robert Coover (DFW en fait une discothèque). Le roman n’est pas un espace de libertés mais une expansion infinie de l'aliénation, et le jeu avec son code recèle tout autant de chausse-trappes et de reflets déformants que les rapports humains. Raison pour laquelle celui auquel se livre et nous convie ici David Foster Wallace réussit à être aussi touchant que ludique, dans ses tentatives forcenées de s’en sortir, comme dans la mélancolie salutaire qui nous saisit en pressentant qu’on n’y parviendra pas. Seul demeure l'arc durable d'une trajectoire.

"Les amoureux s'amusent dans le Labyrinthe
Les hypocrites s'aiment dans le Labyrinthe
Mais dans le Labyrinthe, qui vit ?
Rouspète le peuple,
En fin de compte, qui vit ici ?"
O.S.
 
 

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