Et le chiffre indiqué par l’éthique balance sur laquelle nous la pesons
Ribes, mercredi 25 août, 6 : 41.
Fictions, réflexions, afflictions : blog invisible, émanation officieuse de la Société Protectrice des Auteurs
Et le chiffre indiqué par l’éthique balance sur laquelle nous la pesons
Ribes, mercredi 25 août, 6 : 41.
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William T. Vollman lors d'un test de radiations à son départ de l'aéroport de Fukushima en mars 2011 © William T. Vollmann |
Voilà maintenant plus d’un an que vous vous êtes rendu dans la « zone interdite »
autour de la centrale de Fukushima. Toujours pas d’effets secondaires ?
Aucun, si ce n’est l’envie d’y retourner ! C’est un pays magnifique. Et j’aimerais voir
si les lieux que j’ai visités ont changé depuis l’an dernier, notamment le petit village de
Kawauchi qui venait d’être abandonné très récemment. Je suis hanté par ces visions de plantes
commençant à faner, de bicyclettes abandonnées etc... Je voudrais savoir à quoi Kawauchi
ressemble maintenant, si les gens sont revenus pour essayer de maintenir leurs maisons en
état... Ou si au contraire, c’est devenu une ville fantôme.
Dans Le Livre des Violences, vous mentionnez cette nuit de mai, en 1980, où vous
bloquiez pacifiquement l’entrée de la centrale de Seabrook, dans le New Hampshire. Vous
rapportez que vous et vos amis activistes aviez préféré obéir aux injonctions de la police
et « replier vos banderoles ». Vous les replieriez encore aujourd’hui ?
Je crois que la violence est justifiée pour se préserver soi-même ou les autres dans une
situation de danger imminent. La proportion et la distinction doivent être respectées. Vous avez
à évaluer le nombre de combattants, de civils (le fameux « calcul moral » cher à l’auteur NDR),
et à calculer si l’action violente fera plus de victimes qu’elle n’en sauvera. Un des mots clés
avec Fukushima est «imminence». Mais j’ai compris qu’il fallait créer un concept
d’imminence scientifique. Mais même quelqu’un qui possède comme moi quelques bases
universitaires en physique, et a étudié un peu l’énergie nucléaire lors de séminaires, je suis
toujours ignorant. Je ne sais pas. Et quelqu’un qui ne sait pas n’a pas le droit de commettre une
action violente. Y compris lors d’actions non violentes, il doit y avoir un but. Sinon, c’est du
théâtre. Or il me semble que le seul but d’un Japonais, ou de tout représentant de l’espèce
humaine, est de combiner sécurité et confort de vie minimum. Si les gens sont devenus
dépendants à l’énergie nucléaire, ou à toute sorte d’énergie, c’est parce qu’ils tiennent à leur
qualité de vie, et une fois que cette dépendance s’est installée, jusqu’à l’architecture et le design
des villes sont basés sur elle. Au Texas, vous avez à grimper dans votre voiture et accomplir
une certaine distance pour vous rendre à l’épicerie. Sans essence, ou climatisation dans votre
maison, ce sera plus dur pour vous que pour quelqu’un d’il y a trois cents ans dont l’habitation
était peut-être isolée avec de l’herbe, et qui pouvait faire pousser de la nourriture dans son
jardin...
Nous ne serions pas assez « libres » pour envisager une action violente ?
Assurément. Et une action violente pourrait être mauvaise. Elle le semble en tout cas
aujourd’hui car j’ignore où est le criminel. Tepco l’est sans doute en partie même si cette firme
a probablement fait ce qu’elle a pu face à un tsunami d’une telle magnitude : elle a bien sûr
menti, dissimulé la vérité, mais c’est ce que nous faisons tous ! (rires) Bref, ils ne sont pas pires
que nous !
Dépendance à l’énergie, docilité des populations, pauvreté, violence : vous aimez
vous mesurer à la fatalité...
Nous savons que tout est voué à l’échec. Le soleil est condamné. Nos vies sont
condamnées. Il est normal de le craindre. Mais non de laisser ce sentiment nous gâcher la vie,
parce que nous n’y pouvons rien. Nous devons décider comment nous souhaitons vivre et
comment nous souhaitons mourir. Nous ne pouvons prévoir le tsunami : un autre pourrait très
bien survenir en France, d’ici à cinq ans. Inutile de se rendre malade. Mais nous pouvons en
revanche agir pour ce qui se passera dans cinquante ans. Voulons-nous tant de centrales
nucléaires ici, en France ? Si oui, comment les rendre plus sûres ? Dans le cas contraire,
comment comptons-nous vivre sans elles ? Voulons-nous couper la climatisation, trouver de
nouvelles ressources ? Ce sont des questions que nous devons nous poser, sans nous laisser trop
envahir par la peur.
Une question idiote : pourquoi votre livre sur Fukushima est-il si court ? Le
stoïcisme des gens que vous avez rencontrés là-bas vous a coupé le sifflet ?
(rires) Quand les responsables de cette publication m’ont envoyé là-bas, ils m’ont
rappelé qu’ils étaient une revue en ligne. Et je pensais devoir écrire un article. J’en ai alors écrit
un long. Mais ils m’ont dit que c’était un livre et non un article. Un soi-disant livre qui a été
traduit en japonais, en français, italien... mais que j’imagine toujours comme étant le chapitre
d’un livre que je veux écrire autour de l’idée de « foyer ». Un autre chapitre est un article que
j’ai écrit sur certains SDF de Sacramento avec lesquels j’ai vécu plusieurs mois, près d’une
rivière... Il y a quelques années, j’étais au Kurdistan pour écrire sur le PKK et sur tous ces
groupes d’insurgés qui se battent pour leur patrie, leur homeland. Peut-être vais-je aller en Israël
ou en Syrie, afin d’écrire de nouveaux chapitres...
Vous n’en ferez pas un roman ?
Je ne crois pas. Car tout ce que vous lisez dans ce truc sur Fukushima est vrai.
Probablement pas, donc. Peut-être un jour écrirai-je un jour un roman sur un de ces incidents.
La fiction peut constituer un moyen d’affronter ce qu’on ne peut changer : quand
décidez-vous de faire ou non de tel sujet un roman ?
À mes yeux, il y a deux types de romans. Le premier s’apparente à ce que faisait
Lautréamont, où tout ne vient que de vos fantasmes et de votre désir d’écrire des phrases, et
pour ça, vous n’avez pas besoin de la réalité ; vous pouvez l’écrire depuis une chambre noire.
L’autre type est une représentation de ce que vous ignorez et essayez d’apprendre. La plupart
des romans que je suis en train d’écrire ces jours-ci relève du second genre... Pour ceux-là,
vous devez d’abord faire du journalisme. Quand vous me posez des questions, vous essayez
d’apprendre ce que je vais vous dire, mais si ensuite vous préférez faire de moi un personnage
de gros Américain vieillissant aux yeux un peu de traviole, pourquoi pas ? A l’heure qu’il est,
je ne serais pas capable d’écrire un roman sur Fukushima. Même pas une nouvelle – enfin peut-
être pas. Parce que je n’en sais pas encore suffisamment pour nourrir mon imagination. Mais si
je devais écrire un roman sur des immigrants illégaux mexicains qui tentent de traverser la
frontière, j’en serai capable, alors qu’avant je ne pouvais pas non plus – Imperial, c’était le
travail d’un journaliste. Vous devez absorber, regarder toutes ces choses, avant de pouvoir le
faire. J’écris en ce moment des histoires de fantômes. Certaines d’entre elles se passent à
Trieste, en Italie, d’où je reviens. J’y étais allé il y a trois ans. Trois semaines durant, j’ai essayé
de noter des tas de détails : voilà à quoi le crépuscule ressemble dans cette ville, comment la
lumière traverse le théâtre romain de l’Arco de Ricardo (à Trieste NDR), comment sonne le
chant des oiseaux, quels costumes portaient les habitants de 1750, grâce à ce musée : je peux
désormais m’en servir comme outils, mais auparavant je ne savais rien de rien, et j’aurais fourni
un mauvais travail.
Quel que soit le genre de roman, vous avez toujours besoin de vous reposer sur un
minimum de connaissances...
Exactement. C’est ma méthode de travail. Si vous voulez écrire une pièce de théâtre Nô,
ce n’est pas nécessaire. Mais partons d’une situation fondamentale. Un père chasse son fils, qui
se met à parcourir le monde, avant de le retrouver à la fin... L’action se situe à Trieste. Tout est
très simplifié et très stylisé, et cela pourrait très bien se dérouler n’importe où, et même sur la
scène d’un théâtre. Et pourtant, pour l’écrire, il fallait que je sache quels habits le père pouvait
porter.
Que pensez-vous du journalisme gonzo, comme le pratiquait Hunter Thompson ?
Je pense que c’est super ! Mais ce que j’essaie de faire, de mon côté, c’est d’aller sur
place, et de demander à la population locale de m’aider, de me montrer où ils vivent, leur
voisinage, et de ne pas juger. Je veux également être bon avec les gens. Si certains ont besoin
d’argent, si je vois des situations très difficiles, même en étant extérieur, je me dis que je peux
aider. Essayer. Un jour, au Kosovo, je faisais la navette entre les petites villes de Priluvje et
Glavotina, près de Pristina, qui ne faisaient qu’une avant d’être séparée par ethnies. L’une était
serbe, l’autre albanaise. La partie serbe était un peu plus riche. Et les paysans serbes me montraient çà et là des impacts des balles que les Albanais ont tirées sur nos écoles, sur nos
fermes, nous avons peur et ne pouvons plus sortir ! En haut de la colline, à Glavotina, côté
albanais, le village était totalement démoli. Toutes les maisons étaient détruites. Mais tout le
monde me mentait. Les Serbes me disaient, nous sommes tellement en danger, à cause de ces
terroristes albanais : ils me montraient quelques balles, mais il y en avait peu, alors qu’il ne
restait plus rien des habitations albanaises. Ils exagéraient et ils mentaient ! Les Albanais, eux,
me disaient, en me montrant les balles, que les Serbes avaient tiré sur eux le jour même. Mais
quand vous tirez, les balles partent et les cartouches tombent juste à vos pieds. Celles qu’ils
ramassaient pour me montrer, c’était donc celles qu’ils avaient tirées, eux. Les deux camps
mentaient ! Quand j’interrogeai un médecin serbe sur la raison pour laquelle ces populations
étaient incapables de se parler, et s’il ne pouvait pas trouver quelqu’un pour écrire une lettre
que je pourrais le leur remettre parce que j’étais journaliste et que je faisais la navette entre les
deux villes, le médecin me dit que cela lui était impossible, mais que je pouvais leur adresser
ses sympathies, de sa part, et de leur dire qu’il irait à leur rencontre s’ils le souhaitaient. Quand
je revins à Glavotina, les Albanais me dirent que ce médecin était un terroriste qui voulait leur
trancher la gorge jusqu’à ce qu’un des hommes admette qu’en fait c’était un homme très bien,
mais qu’ils devaient dire ça en public pour ne pas subir de représailles. J’ai compris que c’était
sans espoir, mais au moins j’avais essayé. Je pense que c’est du devoir d’un journaliste.
De ne pas s’ingérer ?
D’essayer d’aider le plus de monde possible. A Sarajevo, en 1992, lors du siège, il n’y
avait bien sûr pas de mails, alors j’avais proposé aux habitants de poster à leur place leurs lettres
à Belgrade. Quand j’étais revenu à Glavotina pour leur expliquer comment la vie était à Priluvje
et ce que leurs voisins serbes avaient dit sur eux, puis retourné à Priluvje pour leur décrire
comment était Glavotina, ça n’avait pas suffi, mais au moins j’avais essayé. Je ne suis peut-être
pas assez cynique pour faire du gonzo. Je préfère l’être avec les multinationales ou le
gouvernement !
Ce besoin d’aider parcourt toute votre œuvre... Même si vous n’aimez pas ce que les
missionnaires ont fait par le passé, vous arrive-t-il de vous sentir « en mission » ?
En mission d’aider les gens, mais pas de changer leur façon de penser. Gandhi a dit un jour quelque chose que j’aime beaucoup : qu’il fallait traiter les petites gens, les populations
vulnérables, avec un petit supplément de respect, et les puissants et les riches avec un petit peu
moins de respect (rires). C’est un traitement que je réserve aux services de sécurité des
aéroports : eux, je ne les aime pas ! Levez les mains ! J’écris actuellement une histoire sur la
notion de vie privée. Aux Etats-Unis existe ce qu’on appelle la « liberté d’information ». J’ai
interrogé le fichier que le FBI avait sur moi, et j’en ai obtenu juste une partie – le FBI en possède
un sur chaque citoyen, mais on ne sait jamais s’il va contenir deux mots ou dix mille pages. Le
mien en comptait plusieurs centaines. Et qu’est-ce que vous pensez que la Sûreté dirait sur
vous ?
Ce serait marrant de le savoir !
Ils pensaient que j’étais l’Unabomber. Ils avaient probablement des milliers de suspects,
mais il me considérait comme un suspect important. J’ai adoré lire leurs idioties, j’avais
l’impression de lire un comic book! Je n’en peux plus d’attendre la suite !
Avez-vous reçu des nouvelles de Sukanja, la Thaïlandaise de 14 ans que vous
avez arrachée aux mains d’un proxénète à Bangkok, comme vous le racontez dans Le Roi
de l’Opium ?
Pendant longtemps je n’en ai eu aucune. Mais j’ai su récemment qu’elle s’était mariée
et qu’elle avait des enfants. Je pense qu’elle s’en sort. Si elle est retournée à la prostitution, ce
sera son choix. En tout cas, j’ai eu beaucoup de plaisir à l’enlever ! Surtout à entendre son
maquereau me crier au bout du fil : « Où est la fille ? Où est la fille ? » (rires).
Dans ce livre, qui faisait initialement partie du Livre des violences, vous dites que
vous étiez en train de lire L’Idiot de Dostoïevski. Que vous inspire le personnage du Prince
Mychkine, sa candeur christique ?
Quel livre magnifique n’est-ce pas ? Je pense effectivement que nous vivons dans un
monde qui manque beaucoup de sincérité. De candeur. A partir du moment où vous usez de
cette candeur, ou essayez d’en suivre le chemin, vous devenez plus libre mais vous devenez
aussi vulnérable. Les gens se sentent désolés pour vous. Ils pensent que vous êtes un idiot ! La
raison pour laquelle les gens sont si peu sincères, est qu’ils veulent se protéger. Quand vous
l’êtes, vous donnez aux autres des informations sur vous. Cela demande de la préparation.
On rejoint l’important substrat biblique qu’on trouve dans La Famille royale, où
« la Reine des putes » figure une sorte de Marie-Madeleine, et Henry, le personnage
principal, un homme qui tente de se rédimer, lui ainsi que les âmes perdues qu’il croise
sur sa route...
Oh que oui ! C’est un grand rêve. Et un espoir. Mais, dans le livre, tout le monde chute.
La Reine est une figure christique. Mais tout le monde la trahit. Les autres prostituées, qui
refusent de la soutenir. Henry aussi. A la fin, il n’est pas assez fort. Certains trahissent par
faiblesse, d’autres par égoïsme, ou parce qu’ils sont emplis de haine. Cela se passe toujours de
cette façon. La vie est instable. Quel que soit la bonne action que nous ayons entreprise, nous
disparaissons, tout comme ce qui est mauvais.
Vous y citez la définition, en épigraphe, qu’Emerson donne de l’héroïsme:
« Adhérez à vos propres actes, et félicitez-vous d’avoir accompli quelque chose d’étrange
et d’extravagant, et brisé ainsi la monotonie d’une époque bienséante ». C’est ce que vous
avez ressenti ?
Bien sûr ! Quelque chose de marrant et d’un peu effrayant, aussi... Comme quand j’ai
reçu la première partie de mon fichier FBI : l’essentiel était rédigé, mais pas tout. La CIA, elle,
ne voulait rien me donner, et j’ai donc décidé de poursuivre ces deux organismes pour en obtenir
plus. J’ai alors éprouvé de la peur, et un sentiment de solitude. Je bravais le gouvernement.
Mais d’un autre côté, c’était drôle aussi de voir ce qui allait pouvoir en sortir. Selon la loi
américaine, vous devez d’abord former un appel. S’ils ne répondent pas à cet appel avant trente
jours, des responsables de ces organisations doivent alors comparaître avant tout jugement et
expliquer pourquoi ils ne veulent pas accéder à votre requête. Je ne sais pas si la démarche
aboutira, mais elle aura au moins contribué à « briser la monotonie d’une époque bienséante » !
Vous travaillez toujours sur ce roman sur les transgenres ?
Toujours. Quand j’étais au Japon, je me suis rendu dans ce lieu singulier, où des hommes
paient pour être maquillés comme des femmes. C’est dans un studio vraiment très discret,
réservé aux riches, et où on vous fixe un rendez-vous. C’est un peu comme aller voir une
prostituée. Deux heures coûtent entre 600 et 700 euros. La jeune femme qui s’en occupe
s’assure que les hommes viennent seuls. Elle maquille des vedettes de la télé, et elle est très
habile. L’homme se regarde dans le miroir, elle lui propose du thé, ou du café. Il reste assis là
un moment, puis se laisse démaquiller, prend une douche, se rhabille et rentre chez lui. Il peut
y avoir des motivations très différentes à ce genre de comportement. Certains présentent une
auto-gynophilie : ils sont attirés par eux-mêmes en tant que personne du sexe opposé et
s’imaginent femmes pour être excités. C’est le cas de certains travestis. D’autres, transsexuels,
pensent qu’ils sont dans le mauvais corps, ce qui complique encore le choix d’un partenaire. Je
me demandais souvent, à l’époque, pourquoi un homme voudrait devenir une femme et être
une lesbienne : ne serait-ce pas plus simple pour lui de simplement rester un homme et de se
trouver une copine ? Mais je me trompais : car s’ils sont attirés par les femmes, ils n’aiment pas
le corps d’homme dans lequel ils vivent. La plupart d’entre nous ne peuvent comprendre ce
phénomène : nous ne pouvons pas imaginer ne pas aimer notre sexe. Ce serait marrant d’être
un espion de soi-même, en se déguisant.
Ce fut une expérience agréable ?
J’ai bien aimé... Je me demandais à quoi j’allais ressembler ! A une de mes sœurs ? A
une femme de ma connaissance ? Cette personne que je voyais dans ce miroir, avec ces longs
cheveux et tout le reste, je ne l’avais jamais vue de ma vie. Ce n’était pas moi, et pourtant elle
avait mes yeux... C’était très surprenant ! Les comédiens de théâtre savent à quel point un
maquillage peut vous changer, mais pour moi, ce fut un choc.
Aborder le transgenre, c’est encore abolir des frontières, et se donner la chance
d’exercer une empathie maximale...
C’est aussi beaucoup d’humiliation, pour nombre d’entre eux ! Certains disent que le
genre sexuel est aussi une classe sociale, et que malgré l’apparente égalité des sexes, quand une
femme met un vêtement d’homme, tout le monde s’en moque un peu aujourd’hui : parce que
chacun veut passer dans une classe supérieure. Mais quand un homme s’habille en femme, il se
dégrade lui-même. Je ne sais pas si c’est vrai. Comme homme, nous n’avons pas à nous soucier
trop de notre apparence, si je grossis un peu, ou si je ne me rase pas, je serais à peu près traité
comme avant. Là où une femme socialisée est constamment appelée à maintenir son apparence.
Devenir une femme, pour un homme, c’est beaucoup de boulot ! Il pense : je me suis regardé
dans la glace il y a deux heures, pourquoi devrais-je recommencer ? Ce que la femme fait toutes
les deux minutes, avec la régularité d’une horloge. J’expliquais un jour à une de mes amie
femmes qu’elle avait beaucoup plus de pouvoir que nous, parce que les hommes la regardaient
tout le temps, et faisaient tout pour coucher avec elle... Elle m’a répondu : ce n’est pas
exactement comme ça que ça se passe, car quand nous avons vingt ans, nous ne savons pas que
nous avons ce pouvoir, nous sommes toujours à nous demander quand notre talon va casser, ou
notre mascara se mettre à couler, et quand nous le savons enfin, plus personne ne nous regarde !
Scène tirée du Grand Partout : vous êtes assis dans le wagon d’un train de
marchandise, et apercevez au loin un petit garçon et sa petite soeur qui s’apprêtent à se
baigner dans une piscine gonflable, et éprouvez une « empathie radieuse, presque vierge
de toute tristesse ». Ne serait-ce pas ce lieu-ci, votre grand partout, ou votre grand nulle
part ? L’endroit auquel vous reviendrez toujours ?
C’est un des nombreux partout et nulle part, bien sûr. C’était une scène très ordinaire,
du quotidien, mais je l’ai vue en passant, en regardant en contrebas, alors qu’on roulait. Je n’ai
jamais su qui ils étaient, je n’ai jamais cherché à les voir, et le train tout autour était très chaud,
très bruyant et sale, et les voilà qui surgissent, très propres sur ce petit carré de pelouse. C’est
pourquoi « chevaucher les train » est si grandiose, parce qu’où vous vous trouvez ne compte
plus, et de là tout endroit peut devenir spécial, ou prendre la forme d’un paradis (silence). De
regarder ces enfants s’amuser, et de savoir que je n’allais plus jamais les revoir était une chose
magnifique, mais elle me rappelait aussi que ma propre vie était en train de passer. Lisant
L’Adieu aux armes d’Hemingway, je me suis toujours demandé s’il était vraiment possible de
grimper dans un train de marchandises en Italie, comme le fait le héros pour déserter l’armée...
Ceux que j’ai vus aujourd’hui en Italie sont tous fermés, comme des containers, et munis d’une
toute petite plateforme. Aux Etats-Unis aussi, ça devient de plus en plus difficile, mais les
convois possèdent souvent un wagon avec une plateforme où vous pouvez vous allonger et vous
reposer.
Pourriez-vous me donner quelques dates importantes de votre vie ?
Bien sûr ! En 1982, quand je suis allé pour la première fois en Afghanistan. C’était aussi
la première fois que je me rendais en zone de guerre. C’était très intéressant, très difficile. C’est
sans doute la date la plus importante. Je ne suis devenu vraiment journaliste, en étant rémunéré
pour mon travail, que bien plus tard - en Afghanistan, j’étais allé avec mes propres deniers -,
quand je suis allé au pôle Nord pour la revue Esquire. Mon roman Les Fusils en résulte en
partie.
C’est là que vous avez perdu vos sourcils ?
(rires) Finalement, un des deux s’est remis à pousser un petit bout ! C’est dommage,
parce que j’aimais bien ne pas avoir de sourcils du tout ! De toute façon, ce n’est pas si grave.
Un jour je suis allé à Nairobi, pour écrire une histoire sur la Somalie. La nuit, ce
n’était pas très sûr pour moi qui étais tout seul, mais même le jour, c’était assez difficile. J’avais rencontré
dans un bus une fille dont un voleur avait coupé un doigt pour avoir son alliance : il lui avait dit de
l’enlever, mais elle n’avait pas réussi alors il s’est impatienté et il le lui a tranché !
© Olivier Saison. Version intégrale de l'entretien publié dans Le Magazine littéraire de juillet-août 2012.
Au départ, on était tous Drapeau Noir. Mais elle, dès le début, elle a été Branlettes En
Cercle. Notre idole à nous, c’était Henry. Son idole à elle... non ce n’était même pas Keith
(Morris, pas Moon, bande de nazes). Henry Rollins, on était déjà deux ou trois dans le groupe
à avoir pu monter à côté de lui sur scène, on avait même sauté avec lui dans le public – on
était les dieux du plongeon avec Henry à nos côtés. Des champions olympiques de natation terrestre.
Orange, elle, elle disait qu’on était tous pédés. Avec nos badges, nos posters de lui, à toujours
vouloir l’imiter. Une autre nana nous aurait dit ça, on l’aurait lattée à coup de bottes avant
d’enculer son cadavre. Mais pas Orange.
Orange, c’était comme notre petite sœur.
Et c’est vrai qu’elle avait pas d’idole : même Keith, elle lui aurait craché dessus s’il lui
avait demandé une pipe. Tout ce qu’elle aimait, Orange, c’était la musique.
La musique et les pochettes de disques. 33, 45, du moment que c’était en carton ça se
retrouvait sur ses murs – sa piaule ? Un vrai musée. C’était jamais pareil, elle passait son
temps à les changer de place. Je pourrais les citer les yeux fermés. Les groupes. Sur ses murs.
Mauvaise Religion. Mauvais Cerveaux. Pistolets du Sexe. Les Imposteurs – pas vraiment des
Vauriens, ils passaient à la radio mais la nana, la chanteuse, Chrissie, elle ressemblait comme
deux gouttes d’eau à Orange, avec sa gueule d’ange, sa tignasse noir suif et son petit cul tout
musclé. Mais il y avait mieux. Il y avait mille fois mieux que tous ces foutus posters.
Orange, c’était une vraie artiste. Elle dessinait comme un dessinateur professionnel –
elle aurait pu en remontrer à tous ces clampins de chez Marvel. Je me souviens surtout de ce
dessin, sur ce calepin qu’elle trimballait partout. C’était le plus beau pistolet laser que j’avais
jamais vu, et il était exactement comme sur la pochette.
Non, il était mieux. Il était profond. Il avait des perspectives. Je lui disais de l’envoyer
à Pistolet Nu à Rayons, le fameux groupe de Chicago vu qu’on avait leur adresse, mais elle
s’en foutait d'être célèbre.
Vous avez déjà essayé de dessiner sur un mur avec un marqueur ? Sur un papier peint
tout pourri ? Orange, c’était une artiste. Jamais elle demandait de fric pour ses dessins, mais elle
se débrouillait toujours pour en avoir assez pour venir en bus nous voir jouer au Spitz ou au
Venom. Certaines affiches, elle les avait arrachées dans la rue, avec ses petits ongles rongés,
j’arrive toujours pas à piger comment se débrouillait. Elle devait utiliser une lime, quelque
chose. Un produit spécial. A l’époque, ces connards de disco-men foutaient du verre pilé dans
la colle pour pas qu’on puisse les arracher mais je l’ai jamais vue saigner des ongles. Pourtant, juste un
petit coup de coude dans l’arène et son pif devenait une fontaine.
Ses parents, c’était des hippies qui étaient passés direct des champis à la colle. Moi ça
me faisait marrer quand je les voyais tout avachis dans leur vieux canapé à fleurs, je crevais d'envie de leur crier à ces pauvres loquedus que maintenant ils carburaient à la dope des Ramones
en vivant comme les Pierrafeu. Mais elle voulait pas. Elle voulait pas qu’on les emmerde avec
ça. Elle me filait des coups de poings à chaque fois que je me marrais et me poussait vers
l’escalier ou me tirait par la ceinture jusqu’à sa piaule. Ils avaient joué avec les Morts
Reconnaissants, qu’elle me disait – lui mais aussi elle. Avec L’Avion de Jefferson et même
avec les Mamans & les Papas. Ils y avaient été, à Monterey, en 67. Sauf qu'ils avaient perdu
le ticket, z’étaient même pas sûr qu’il y en ait eu un, et pis c’était pas du genre à plastifier, la
nature tout ça... C’était pas eux qui avaient foiré tout le truc, ni eux ni les autres,
c’était tous ceux qui avaient fait du blé avec leurs rêves de gosses. Ils avaient juste fait ce que
nous on était en train de faire. Ils s’étaient sabordés, auto-foutus. C’était le mot
qu’elle disait quand elle parlait de ses vieux. Sabordés.
Mais la vraie raison, si vous voulez mon avis, c’est surtout qu’ils avaient pigé que la
bonne musique peut bien se fabriquer dans la merde, c’est toujours dans la soie qu’elle trouve
preneur.
$
Avec Orange, on traînait pas en cuisine à tenir le crachoir à ses vieux, à parler des films
en commun qu’on a matés ou de nos coupes de cheveux qu’en face de nous tout le monde
trouvait si chouettes, si rafraîchissantes (le pire mot, ça, ra-fraî-chi-ssantes), non-on-on, on
filait directement dans sa piaule, notre Q.G. Orange, c’était une athlète, une vraie petite
anguille. Avec elle, vous saviez jamais vraiment où elle voulait en venir, mais vous arriviez
toujours là où elle voulait vous emmener.
Avez déjà essayé d’attraper un savon ? Eh ben elle c’était ça, un savon. Impossible à choper, idéal pour la mousse.
Et ce qu’elle sentait bon, ah putain ! Elle sentait bon avant, et elle sentait bon après (je
sais pas comment elle se démerdait vu les saloperies qu’on faisait). Ça devait être dans les
gènes, de l’ADN de patchouli ou de l’essence de pamplemousse. Elle avait aussi des tas de prospectus qu’elle piquait un peu partout. Et des revues pour les mecs. Jamais elle se faisait
serrer. Un savon je vous dis. D’un autre côté, elle était pas con. Elle savait très bien que le vendeur aurait jamais couru après dans la rue pour récupérer ses saloperies XXX, et puis, aux
yeux des flics, ça aurait même peut-être voulu dire qu’il les plaçait pas derrière lui, ou pas
assez haut, qu’il respectait pas la loi non plus...
Orange : 1m53. Mais 3m51 de rayons d’action !
Pour faire de l’humour de merde, je dirais pas qu’entre nous ça a toujours glissé. Il y a
eu cette période où elle avait tout essayé pour me faire lâcher Drapeau Noir. Aussitôt qu’on
rentrait dans sa chambre, allez hop, elle s’en allait foutre sur sa platine un 33t de Branlettes En Cercle.
Elle le ferait pas sinon, elle disait. Moi, spirituellement, j’avais rien contre, elle le faisait bien comme elle voulait, après tout elle était chez elle, même un mec comme moi peut comprendre ça.
Mais c’était devenu de la manipulation. Elle le faisait exprès pour que je tombe raide dingue
de leur musique. Vrai, elle avait pas besoin de ça pour se mettre à mousser. Elle voulait juste que je
la rejoigne sur son terrain, et là ça a chauffé. Ça a chauffé dur.
J’ai fait la grève. Y a pas que les nanas qui peuvent faire la grève du cul.
« Tu as mis ton drapeau en berne » comme elle disait – elle disait ça par rapport au
groupe, je suppose.
Le pire, c’est qu’à la fin je le faisais plus exprès. Au début, je fermai les yeux pour pas
la regarder gigoter autour de moi, vu qu’elle me narguait. Mais après, c’était la musique. J’en
pouvais plus d’écouter en boucle Branlettes En Cercle : leur Ravissant, leur Sauvage dans les
rues, leur Douche dorée de tubes – elle avait leurs trois albums. Les passait en boucle. J’en
avais la tête qui tournait, à en gerber sur sa touffe.
Tout seul contre elle, j’aurais jamais gagné. Je me serais gaufré comme une merde au
bout de la troisième semaine de ceinture. J’aurais craqué, j’avoue, j’aurais lâché l’affaire.
Mais là, Orange se retrouva en face d’un adversaire à sa taille.
Mon corps humain.
Orange était tout comme nous. Elle avait le goût du sang dans la bouche. Quand on la
menaçait elle aimait balancer la première beigne, quitte à prendre ses jambes à son cou après si le type était trop maousse. Être Vaurien, c’est une philosophie. Faut aussi du courage pour
tirer dans le dos de quelqu’un. Mais ça nous dit rien sur ce type de gigue : face à cette queue
molle, ma petite Orange, qui avait pas cédé ni aux Morts Reconnaissants de ses vieux, ni à
Keith (pas Moon : Morris, bande d’enfoirés !), ni à Henry, ce coup-ci, s’en retrouva, comme
dirait l’autre, fort démunie.
Elle est passée vite fait de ce qu’elle appelait « sa stratégie de Tantale » à la gym au
sol. Tout. Elle a tout essayé pour le ranimer, mon boudin flasque : menottes, cuir, porte-
jarretelles (sur elle on aurait dit Halloween). Piqué à sa mère il aurait pu me faire bander, mais
cette conne se vanta de l’avoir piqué au Wallmart. Comment ça peut vous la réveiller,
d’apprendre que ça venait de ces gros pleins de fric de Wallmart ? Pour que tout cet attirail nous la
relève, faudrait nous donner l’impression que vous êtes nées avec, mes chéries, pas que vous
l’avez eu en promo avec la margarine et les chips.
Un jour, visiblement à court d’idée, Orange a pris sur elle et m’a même ramené une de
ses copines, la seule qui la supportait encore, au lycée. Pas moy’. La fille était bien gaulée,
dans un autre registre (elle avait les cheveux teints en noir, style pétard, et parlait avec le nez,
mi-corbeau mi-vache) mais ça a été encore pire, au pieu. Encore un peu et je me la rentrais moi-même.
Elle avait beau couiner toute seule, on aurait dit de la gelée. Par contre, quand Orange,
dégoûtée, a finalement enlevé Branlettes En Cercles et pour ainsi dire libéré le sillon, tout a
changé, et radicalement. Mon étendard noir s’est remis à flotter. Mais du coup ça ne
l’intéressait plus. Elle a foutu dehors sa copine qui commençait enfin à sourire et à solidifier,
et elle a claqué la porte en gueulant :
« Et ma musique, ça fait partie de moi aussi bordel ! »
Là-dessus j’étais sur la même longueur d’onde. Mais mon corps, non. Ce petit keupon
tordu voulait rien savoir.
Il a bien failli faire capoter le joli couple qu’on formait tous les deux. Des types se
sont mis à rôder autour de mon Orange avec des mines de presse-agrumes, moi-même je
m’étais mis à reluquer une ex, la Tracy, que tout le monde appelait « la valise » parce qu’elle
la fermait jamais et les ouvrait tout le temps. Puis un jour mes vieux ont trouvé un mot glissé
sous leur porte d’entrée. C’était une feuille pliée en deux et marqué en gros « Pour Dennis »
mais il a fallu qu’ils regardent, ces tarés.
Orange avait fait un super dessin.
Une branlette barrée dans un rond rouge. Do not masturb, mais pas que : la suite était
dessinée derrière.
Fallait voir leur tronche quand ils me l’ont amené !
J’ai jamais couru aussi vite. J’ai même pas frappé, le temps que ses vieux arrivent à
sortir de leur canapé à pétales j’aurais tout balancé dans mon froc, j’ai grimpé l’escalier et je
l’ai trouvée...
Je me rappellerais toute ma vie dans quelle position elle était.
C’est une chanson qui est gravée dans ma tête.
Elle était assise au bord du lit, à poil, la tête entre les bras et les coudes sur les genoux,
et elle chialait.
Elle était vaincue, Orange. Battue.
Putain ça m’a fait un choc !
Elle a soulevé la tête pour me regarder et m’a gueulé :
« Qu’est-ce que tu fous en slip ? Putain t’es devenu marteau Dennis ? »
C’était un moment hyper fort.
Ses yeux étaient aussi rouges que la bouche de Mamie Von Doren. J’avoue que de la voir là si faible... Putain. J’ai senti un goût de sang sur ma langue.
Mais une fois de plus, le CORPS m’a trahi.
Ce con s’est assis.
À côté du sien.
Ils se sont pris dans leurs bras, comme le vieux couple qui roupillait en bas. Ils ont fait
comme à la télé : ils se sont raconté tout et n’importe quoi, ce qui compte c’est que ce soit dit dans l’oreille, pour qu’on puisse avoir l’impression d’entendre son cœur battre. N’empêche, et
c’est pas pour la défendre...
On peut pas dire qu’elle ait vraiment perdu au change, Orange, à ce moment-là. Pour
la première fois, on a baisé en silence, gentiment, avec les yeux. Ça faisait tout
bizarre, tous ces petits bruits. C’est dingue comme ça faisait du boucan là-dedans.
Plus c’était doux, plus ça faisait du bruit.
Mais au moins, je le tenais, mon petit savon.
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Du moins c’est ce que je croyais, sauf que le monde est une boule de merde. Sa copine
de l’autre fois, deux ou trois mois plus tard, elle est revenue à la charge, cette pute. La rapace gélatineuse. Elle m’avait vue une fois à poil dans la turne d’une copine et à force d’y penser elle
avait dû finir par s’imaginer que c’était la sienne.
On venait de finir un set au Venom - cannettes, bourre-pifs et crachats. Et vous savez qui je vois débarquer ?
Beverly. Cette ordure, cette vermine, cette pouffiasse de l’enfer. Tout en noir et
vinyle. Plus peroxydée que les blés. Avec un joli petit paquet enveloppé dans du papier journal. Je
vous jure, sur le moment, je croyais que c’était un nouveau dessin d’Orange, un cadeau, un
message, je sais pas - on nageait dans le bonheur, tous les deux, à l’époque. Mais non. C’était
le dernier 45 t de Drapeau Noir. Dédicacé « à Stan, mon ami dans le chaos ». Je savais qu'elle aussi
aimait le groupe d’Henry mais ça, me dit-elle en baissant les yeux, « c’est pour toi, Dennis, tu
piges ? c’est un pote à moi, j’ai pas pu m’empêcher de lui demander ».
Il faut que je vous
dise. Bev, c’était une nana des Collines, une descendante directe de la grande famille du Houx Sacré, une fille d’acteurs qui se la racontait à mort juste parce qu’elle s’était
enfoncé une épingle à nourrice dans un lobe d’oreille. Mais à ce qu’on m'avait dit, ça faisait déjà
plusieurs mois qu’elle zonait dans les parages pour nous alpaguer, à répéter qu’en haut de leur
Colline flottait le même drapeau que le nôtre.
Tout le monde la tolérait parce que ça faisait toujours classe, d’avoir une fille de dans
le public, aussi propre et bien roulée. Je sais pas. Ça nous rappelait peut-être ce qu’on aurait
pu devenir si on n’avait pas été ce qu’on était. Et puis elle payait des coups à boire et à bouffer à tout le
monde, cette pute, elle savait tout sur chaque groupe. Elle en hébergeait même dans sa
baraque sans rien demander en échange. Les autres nanas l’avaient dans le viseur. Elles, elles
avaient compris la manœuvre, leurs mecs aussi d’ailleurs, mais eux ils avaient toujours trop
envie de se la taper pour se foutre de sa gueule en sa présence. Sans compter que les tourneurs
et les vendeurs de sucre lui picoraient dans la main. Peut-être bien qu’elle dealait même un peu et
qu’elle tapinait, pour faire comme si elle vivait dans la rue.
Ce soir-là, au Venom, elle arrêtait pas de me parler tout en me secouant le genou avec
sa jolie menotte toute pleine de quincaillerie. Et Dennis par ci. Et Dennis par là. Selon elle
tout le monde disait que j’allais être une figure, le futur Sid le Vicieux. Une vraie pommade !
D’un autre côté ça m’intéressait un peu. Elle racontait qu’Henry voulait monter un nouveau
groupe. Qu’il cherchait un nouveau bassiste.
Tout le monde savait que Beverly se l’était tapé, Henry, après son concert à Long Beach
l’été dernier, mais, rien que pour l’emmerder, je lui ai reposé la question.
Tu te l’es fait hein, pétasse ?
Vous savez ce qu’elle m’a rétorqué ?
Qu’elle avait toujours eu un faible pour les bruns « mignons » qui lui causaient mal.
C’est pas con, ça, peut-être, comme réponse ?
On a picolé. Au petit matin je l’ai baisée dans les chiottes, la porte ouverte, en pensant que ça me rapprochait d’Henry. Je lui ai même pas demandé où était Orange. Je suis toujours
pas foutu de me souvenir où j’ai fichu ce vinyle – de toute façon, avec elle, on en avait autant qu’on voulait. De la défonce, de la baise et du fric. Vous payez ou pas, pareil. Même l’argent
avec elle, c’était gratuit.
Quelques mois plus tard, je suis devenu le bassiste officiel d’Henry et on est parti un mois en tournée dans l’Est. Baltimore. Philadelphie. New York. La ville de Max Kansas. CBGB. Le paradis, avec une subtile odeur de chiotte. C’est que j’ai croisé ma future épouse, une intello maso qui aime que ce que j’aime, le rêve du Vaurien, une liseuse de bouquins si gros qu’on pourrait écrire le titre en largeur sur la tranche. Vu que Beverly avait chopé un virus qui la rendait maigre et qui la faisait tousser, elle a pas pu lutter et elle est repartie la chatte entre les jambes se faire soigner chez papa maman, dans une clinique de la Colline du Houx sacré. Il paraît qu’elle a clamsé.
Cette blonde, la Française, je vais l’appeler Valise 2, bien qu’elle porte mon nom : elle est toujours à mes basques, toujours en train de baragouiner. Je crois qu’elle est en cloque. Son refrain préféré, quand on s’engueule, c’est parle toujours mon amour, je ferai n’importe quoi pour ta pomme. Tout le contraire qu’en vrai, mais à force, ça en impose.
Un jour, l’année d’après, j’ai croisé Orange. Elle était avec un type dans une expo. Il ressemblait à tout sauf à un Vaurien, son mec. Elle a d’abord fait comme si elle me connaissait pas et quand je suis allé la voir elle a été adorable, vraiment très gentille, mais j’ai eu l’impression qu’on parlait plus la même langue. Comme si elle avait pris l’accent bostonien de son mec. Ma coupe m’a éclaté dans la main.
Ça a été pire que si elle m’insultait. J’ai su que j’avais tout bazardé : non seulement une
fille, et une chouette, mais tout ce qui tournait autour avec, et même sa foi dans la musique. J’ai
hésité à revenir sur mes pas et aller lui péter les dents, à son peinturlureur à béret.
C’est ça, je me suis dit en la regardant s’éloigner, être un Drapeau Noir.
C’est rien comprendre.
Tracer tout droit.
Perdre sans style.
S’en mordre les doigts.
Ok. Parfois, j’avoue que quand je suis de retour à la maison, et que l’autre tarée de
frenchie me lâche la grappe cinq minutes, je me fais un petit plaisir coupable. Je m’enferme à
la cave, et je me pose un vinyle sur ma platine.
Pas un 45 tours dédicacé par Springsteen, ou ultra rare. Non, un album moche, 100%
carton. Tout corné sur les côtés.
Un vrai disque.
Et qu'à ce moment-là, croyez-le ou pas, ma conne de queue se dresse en suppliant une branlette.
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