REPORTAGE
William T. Vollmann :
"Le FBI pensait que j'étais Unabomber !"
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William T. Vollman lors d'un test de radiations à son départ de l'aéroport de Fukushima en mars 2011 © William T. Vollmann |
Voilà maintenant plus d’un an que vous vous êtes rendu dans la « zone interdite »
autour de la centrale de Fukushima. Toujours pas d’effets secondaires ?
Aucun, si ce n’est l’envie d’y retourner ! C’est un pays magnifique. Et j’aimerais voir
si les lieux que j’ai visités ont changé depuis l’an dernier, notamment le petit village de
Kawauchi qui venait d’être abandonné très récemment. Je suis hanté par ces visions de plantes
commençant à faner, de bicyclettes abandonnées etc... Je voudrais savoir à quoi Kawauchi
ressemble maintenant, si les gens sont revenus pour essayer de maintenir leurs maisons en
état... Ou si au contraire, c’est devenu une ville fantôme.
Dans Le Livre des Violences, vous mentionnez cette nuit de mai, en 1980, où vous
bloquiez pacifiquement l’entrée de la centrale de Seabrook, dans le New Hampshire. Vous
rapportez que vous et vos amis activistes aviez préféré obéir aux injonctions de la police
et « replier vos banderoles ». Vous les replieriez encore aujourd’hui ?
Je crois que la violence est justifiée pour se préserver soi-même ou les autres dans une
situation de danger imminent. La proportion et la distinction doivent être respectées. Vous avez
à évaluer le nombre de combattants, de civils (le fameux « calcul moral » cher à l’auteur NDR),
et à calculer si l’action violente fera plus de victimes qu’elle n’en sauvera. Un des mots clés
avec Fukushima est «imminence». Mais j’ai compris qu’il fallait créer un concept
d’imminence scientifique. Mais même quelqu’un qui possède comme moi quelques bases
universitaires en physique, et a étudié un peu l’énergie nucléaire lors de séminaires, je suis
toujours ignorant. Je ne sais pas. Et quelqu’un qui ne sait pas n’a pas le droit de commettre une
action violente. Y compris lors d’actions non violentes, il doit y avoir un but. Sinon, c’est du
théâtre. Or il me semble que le seul but d’un Japonais, ou de tout représentant de l’espèce
humaine, est de combiner sécurité et confort de vie minimum. Si les gens sont devenus
dépendants à l’énergie nucléaire, ou à toute sorte d’énergie, c’est parce qu’ils tiennent à leur
qualité de vie, et une fois que cette dépendance s’est installée, jusqu’à l’architecture et le design
des villes sont basés sur elle. Au Texas, vous avez à grimper dans votre voiture et accomplir
une certaine distance pour vous rendre à l’épicerie. Sans essence, ou climatisation dans votre
maison, ce sera plus dur pour vous que pour quelqu’un d’il y a trois cents ans dont l’habitation
était peut-être isolée avec de l’herbe, et qui pouvait faire pousser de la nourriture dans son
jardin...
Nous ne serions pas assez « libres » pour envisager une action violente ?
Assurément. Et une action violente pourrait être mauvaise. Elle le semble en tout cas
aujourd’hui car j’ignore où est le criminel. Tepco l’est sans doute en partie même si cette firme
a probablement fait ce qu’elle a pu face à un tsunami d’une telle magnitude : elle a bien sûr
menti, dissimulé la vérité, mais c’est ce que nous faisons tous ! (rires) Bref, ils ne sont pas pires
que nous !
Dépendance à l’énergie, docilité des populations, pauvreté, violence : vous aimez
vous mesurer à la fatalité...
Nous savons que tout est voué à l’échec. Le soleil est condamné. Nos vies sont
condamnées. Il est normal de le craindre. Mais non de laisser ce sentiment nous gâcher la vie,
parce que nous n’y pouvons rien. Nous devons décider comment nous souhaitons vivre et
comment nous souhaitons mourir. Nous ne pouvons prévoir le tsunami : un autre pourrait très
bien survenir en France, d’ici à cinq ans. Inutile de se rendre malade. Mais nous pouvons en
revanche agir pour ce qui se passera dans cinquante ans. Voulons-nous tant de centrales
nucléaires ici, en France ? Si oui, comment les rendre plus sûres ? Dans le cas contraire,
comment comptons-nous vivre sans elles ? Voulons-nous couper la climatisation, trouver de
nouvelles ressources ? Ce sont des questions que nous devons nous poser, sans nous laisser trop
envahir par la peur.
Une question idiote : pourquoi votre livre sur Fukushima est-il si court ? Le
stoïcisme des gens que vous avez rencontrés là-bas vous a coupé le sifflet ?
(rires) Quand les responsables de cette publication m’ont envoyé là-bas, ils m’ont
rappelé qu’ils étaient une revue en ligne. Et je pensais devoir écrire un article. J’en ai alors écrit
un long. Mais ils m’ont dit que c’était un livre et non un article. Un soi-disant livre qui a été
traduit en japonais, en français, italien... mais que j’imagine toujours comme étant le chapitre
d’un livre que je veux écrire autour de l’idée de « foyer ». Un autre chapitre est un article que
j’ai écrit sur certains SDF de Sacramento avec lesquels j’ai vécu plusieurs mois, près d’une
rivière... Il y a quelques années, j’étais au Kurdistan pour écrire sur le PKK et sur tous ces
groupes d’insurgés qui se battent pour leur patrie, leur homeland. Peut-être vais-je aller en Israël
ou en Syrie, afin d’écrire de nouveaux chapitres...
Vous n’en ferez pas un roman ?
Je ne crois pas. Car tout ce que vous lisez dans ce truc sur Fukushima est vrai.
Probablement pas, donc. Peut-être un jour écrirai-je un jour un roman sur un de ces incidents.
La fiction peut constituer un moyen d’affronter ce qu’on ne peut changer : quand
décidez-vous de faire ou non de tel sujet un roman ?
À mes yeux, il y a deux types de romans. Le premier s’apparente à ce que faisait
Lautréamont, où tout ne vient que de vos fantasmes et de votre désir d’écrire des phrases, et
pour ça, vous n’avez pas besoin de la réalité ; vous pouvez l’écrire depuis une chambre noire.
L’autre type est une représentation de ce que vous ignorez et essayez d’apprendre. La plupart
des romans que je suis en train d’écrire ces jours-ci relève du second genre... Pour ceux-là,
vous devez d’abord faire du journalisme. Quand vous me posez des questions, vous essayez
d’apprendre ce que je vais vous dire, mais si ensuite vous préférez faire de moi un personnage
de gros Américain vieillissant aux yeux un peu de traviole, pourquoi pas ? A l’heure qu’il est,
je ne serais pas capable d’écrire un roman sur Fukushima. Même pas une nouvelle – enfin peut-
être pas. Parce que je n’en sais pas encore suffisamment pour nourrir mon imagination. Mais si
je devais écrire un roman sur des immigrants illégaux mexicains qui tentent de traverser la
frontière, j’en serai capable, alors qu’avant je ne pouvais pas non plus – Imperial, c’était le
travail d’un journaliste. Vous devez absorber, regarder toutes ces choses, avant de pouvoir le
faire. J’écris en ce moment des histoires de fantômes. Certaines d’entre elles se passent à
Trieste, en Italie, d’où je reviens. J’y étais allé il y a trois ans. Trois semaines durant, j’ai essayé
de noter des tas de détails : voilà à quoi le crépuscule ressemble dans cette ville, comment la
lumière traverse le théâtre romain de l’Arco de Ricardo (à Trieste NDR), comment sonne le
chant des oiseaux, quels costumes portaient les habitants de 1750, grâce à ce musée : je peux
désormais m’en servir comme outils, mais auparavant je ne savais rien de rien, et j’aurais fourni
un mauvais travail.
Quel que soit le genre de roman, vous avez toujours besoin de vous reposer sur un
minimum de connaissances...
Exactement. C’est ma méthode de travail. Si vous voulez écrire une pièce de théâtre Nô,
ce n’est pas nécessaire. Mais partons d’une situation fondamentale. Un père chasse son fils, qui
se met à parcourir le monde, avant de le retrouver à la fin... L’action se situe à Trieste. Tout est
très simplifié et très stylisé, et cela pourrait très bien se dérouler n’importe où, et même sur la
scène d’un théâtre. Et pourtant, pour l’écrire, il fallait que je sache quels habits le père pouvait
porter.
Que pensez-vous du journalisme gonzo, comme le pratiquait Hunter Thompson ?
Je pense que c’est super ! Mais ce que j’essaie de faire, de mon côté, c’est d’aller sur
place, et de demander à la population locale de m’aider, de me montrer où ils vivent, leur
voisinage, et de ne pas juger. Je veux également être bon avec les gens. Si certains ont besoin
d’argent, si je vois des situations très difficiles, même en étant extérieur, je me dis que je peux
aider. Essayer. Un jour, au Kosovo, je faisais la navette entre les petites villes de Priluvje et
Glavotina, près de Pristina, qui ne faisaient qu’une avant d’être séparée par ethnies. L’une était
serbe, l’autre albanaise. La partie serbe était un peu plus riche. Et les paysans serbes me montraient çà et là des impacts des balles que les Albanais ont tirées sur nos écoles, sur nos
fermes, nous avons peur et ne pouvons plus sortir ! En haut de la colline, à Glavotina, côté
albanais, le village était totalement démoli. Toutes les maisons étaient détruites. Mais tout le
monde me mentait. Les Serbes me disaient, nous sommes tellement en danger, à cause de ces
terroristes albanais : ils me montraient quelques balles, mais il y en avait peu, alors qu’il ne
restait plus rien des habitations albanaises. Ils exagéraient et ils mentaient ! Les Albanais, eux,
me disaient, en me montrant les balles, que les Serbes avaient tiré sur eux le jour même. Mais
quand vous tirez, les balles partent et les cartouches tombent juste à vos pieds. Celles qu’ils
ramassaient pour me montrer, c’était donc celles qu’ils avaient tirées, eux. Les deux camps
mentaient ! Quand j’interrogeai un médecin serbe sur la raison pour laquelle ces populations
étaient incapables de se parler, et s’il ne pouvait pas trouver quelqu’un pour écrire une lettre
que je pourrais le leur remettre parce que j’étais journaliste et que je faisais la navette entre les
deux villes, le médecin me dit que cela lui était impossible, mais que je pouvais leur adresser
ses sympathies, de sa part, et de leur dire qu’il irait à leur rencontre s’ils le souhaitaient. Quand
je revins à Glavotina, les Albanais me dirent que ce médecin était un terroriste qui voulait leur
trancher la gorge jusqu’à ce qu’un des hommes admette qu’en fait c’était un homme très bien,
mais qu’ils devaient dire ça en public pour ne pas subir de représailles. J’ai compris que c’était
sans espoir, mais au moins j’avais essayé. Je pense que c’est du devoir d’un journaliste.
De ne pas s’ingérer ?
D’essayer d’aider le plus de monde possible. A Sarajevo, en 1992, lors du siège, il n’y
avait bien sûr pas de mails, alors j’avais proposé aux habitants de poster à leur place leurs lettres
à Belgrade. Quand j’étais revenu à Glavotina pour leur expliquer comment la vie était à Priluvje
et ce que leurs voisins serbes avaient dit sur eux, puis retourné à Priluvje pour leur décrire
comment était Glavotina, ça n’avait pas suffi, mais au moins j’avais essayé. Je ne suis peut-être
pas assez cynique pour faire du gonzo. Je préfère l’être avec les multinationales ou le
gouvernement !
Ce besoin d’aider parcourt toute votre œuvre... Même si vous n’aimez pas ce que les
missionnaires ont fait par le passé, vous arrive-t-il de vous sentir « en mission » ?
En mission d’aider les gens, mais pas de changer leur façon de penser. Gandhi a dit un jour quelque chose que j’aime beaucoup : qu’il fallait traiter les petites gens, les populations
vulnérables, avec un petit supplément de respect, et les puissants et les riches avec un petit peu
moins de respect (rires). C’est un traitement que je réserve aux services de sécurité des
aéroports : eux, je ne les aime pas ! Levez les mains ! J’écris actuellement une histoire sur la
notion de vie privée. Aux Etats-Unis existe ce qu’on appelle la « liberté d’information ». J’ai
interrogé le fichier que le FBI avait sur moi, et j’en ai obtenu juste une partie – le FBI en possède
un sur chaque citoyen, mais on ne sait jamais s’il va contenir deux mots ou dix mille pages. Le
mien en comptait plusieurs centaines. Et qu’est-ce que vous pensez que la Sûreté dirait sur
vous ?
Ce serait marrant de le savoir !
Ils pensaient que j’étais l’Unabomber. Ils avaient probablement des milliers de suspects,
mais il me considérait comme un suspect important. J’ai adoré lire leurs idioties, j’avais
l’impression de lire un comic book! Je n’en peux plus d’attendre la suite !
Avez-vous reçu des nouvelles de Sukanja, la Thaïlandaise de 14 ans que vous
avez arrachée aux mains d’un proxénète à Bangkok, comme vous le racontez dans Le Roi
de l’Opium ?
Pendant longtemps je n’en ai eu aucune. Mais j’ai su récemment qu’elle s’était mariée
et qu’elle avait des enfants. Je pense qu’elle s’en sort. Si elle est retournée à la prostitution, ce
sera son choix. En tout cas, j’ai eu beaucoup de plaisir à l’enlever ! Surtout à entendre son
maquereau me crier au bout du fil : « Où est la fille ? Où est la fille ? » (rires).
Dans ce livre, qui faisait initialement partie du Livre des violences, vous dites que
vous étiez en train de lire L’Idiot de Dostoïevski. Que vous inspire le personnage du Prince
Mychkine, sa candeur christique ?
Quel livre magnifique n’est-ce pas ? Je pense effectivement que nous vivons dans un
monde qui manque beaucoup de sincérité. De candeur. A partir du moment où vous usez de
cette candeur, ou essayez d’en suivre le chemin, vous devenez plus libre mais vous devenez
aussi vulnérable. Les gens se sentent désolés pour vous. Ils pensent que vous êtes un idiot ! La
raison pour laquelle les gens sont si peu sincères, est qu’ils veulent se protéger. Quand vous
l’êtes, vous donnez aux autres des informations sur vous. Cela demande de la préparation.
On rejoint l’important substrat biblique qu’on trouve dans La Famille royale, où
« la Reine des putes » figure une sorte de Marie-Madeleine, et Henry, le personnage
principal, un homme qui tente de se rédimer, lui ainsi que les âmes perdues qu’il croise
sur sa route...
Oh que oui ! C’est un grand rêve. Et un espoir. Mais, dans le livre, tout le monde chute.
La Reine est une figure christique. Mais tout le monde la trahit. Les autres prostituées, qui
refusent de la soutenir. Henry aussi. A la fin, il n’est pas assez fort. Certains trahissent par
faiblesse, d’autres par égoïsme, ou parce qu’ils sont emplis de haine. Cela se passe toujours de
cette façon. La vie est instable. Quel que soit la bonne action que nous ayons entreprise, nous
disparaissons, tout comme ce qui est mauvais.
Vous y citez la définition, en épigraphe, qu’Emerson donne de l’héroïsme:
« Adhérez à vos propres actes, et félicitez-vous d’avoir accompli quelque chose d’étrange
et d’extravagant, et brisé ainsi la monotonie d’une époque bienséante ». C’est ce que vous
avez ressenti ?
Bien sûr ! Quelque chose de marrant et d’un peu effrayant, aussi... Comme quand j’ai
reçu la première partie de mon fichier FBI : l’essentiel était rédigé, mais pas tout. La CIA, elle,
ne voulait rien me donner, et j’ai donc décidé de poursuivre ces deux organismes pour en obtenir
plus. J’ai alors éprouvé de la peur, et un sentiment de solitude. Je bravais le gouvernement.
Mais d’un autre côté, c’était drôle aussi de voir ce qui allait pouvoir en sortir. Selon la loi
américaine, vous devez d’abord former un appel. S’ils ne répondent pas à cet appel avant trente
jours, des responsables de ces organisations doivent alors comparaître avant tout jugement et
expliquer pourquoi ils ne veulent pas accéder à votre requête. Je ne sais pas si la démarche
aboutira, mais elle aura au moins contribué à « briser la monotonie d’une époque bienséante » !
Vous travaillez toujours sur ce roman sur les transgenres ?
Toujours. Quand j’étais au Japon, je me suis rendu dans ce lieu singulier, où des hommes
paient pour être maquillés comme des femmes. C’est dans un studio vraiment très discret,
réservé aux riches, et où on vous fixe un rendez-vous. C’est un peu comme aller voir une
prostituée. Deux heures coûtent entre 600 et 700 euros. La jeune femme qui s’en occupe
s’assure que les hommes viennent seuls. Elle maquille des vedettes de la télé, et elle est très
habile. L’homme se regarde dans le miroir, elle lui propose du thé, ou du café. Il reste assis là
un moment, puis se laisse démaquiller, prend une douche, se rhabille et rentre chez lui. Il peut
y avoir des motivations très différentes à ce genre de comportement. Certains présentent une
auto-gynophilie : ils sont attirés par eux-mêmes en tant que personne du sexe opposé et
s’imaginent femmes pour être excités. C’est le cas de certains travestis. D’autres, transsexuels,
pensent qu’ils sont dans le mauvais corps, ce qui complique encore le choix d’un partenaire. Je
me demandais souvent, à l’époque, pourquoi un homme voudrait devenir une femme et être
une lesbienne : ne serait-ce pas plus simple pour lui de simplement rester un homme et de se
trouver une copine ? Mais je me trompais : car s’ils sont attirés par les femmes, ils n’aiment pas
le corps d’homme dans lequel ils vivent. La plupart d’entre nous ne peuvent comprendre ce
phénomène : nous ne pouvons pas imaginer ne pas aimer notre sexe. Ce serait marrant d’être
un espion de soi-même, en se déguisant.
Ce fut une expérience agréable ?
J’ai bien aimé... Je me demandais à quoi j’allais ressembler ! A une de mes sœurs ? A
une femme de ma connaissance ? Cette personne que je voyais dans ce miroir, avec ces longs
cheveux et tout le reste, je ne l’avais jamais vue de ma vie. Ce n’était pas moi, et pourtant elle
avait mes yeux... C’était très surprenant ! Les comédiens de théâtre savent à quel point un
maquillage peut vous changer, mais pour moi, ce fut un choc.
Aborder le transgenre, c’est encore abolir des frontières, et se donner la chance
d’exercer une empathie maximale...
C’est aussi beaucoup d’humiliation, pour nombre d’entre eux ! Certains disent que le
genre sexuel est aussi une classe sociale, et que malgré l’apparente égalité des sexes, quand une
femme met un vêtement d’homme, tout le monde s’en moque un peu aujourd’hui : parce que
chacun veut passer dans une classe supérieure. Mais quand un homme s’habille en femme, il se
dégrade lui-même. Je ne sais pas si c’est vrai. Comme homme, nous n’avons pas à nous soucier
trop de notre apparence, si je grossis un peu, ou si je ne me rase pas, je serais à peu près traité
comme avant. Là où une femme socialisée est constamment appelée à maintenir son apparence.
Devenir une femme, pour un homme, c’est beaucoup de boulot ! Il pense : je me suis regardé
dans la glace il y a deux heures, pourquoi devrais-je recommencer ? Ce que la femme fait toutes
les deux minutes, avec la régularité d’une horloge. J’expliquais un jour à une de mes amie
femmes qu’elle avait beaucoup plus de pouvoir que nous, parce que les hommes la regardaient
tout le temps, et faisaient tout pour coucher avec elle... Elle m’a répondu : ce n’est pas
exactement comme ça que ça se passe, car quand nous avons vingt ans, nous ne savons pas que
nous avons ce pouvoir, nous sommes toujours à nous demander quand notre talon va casser, ou
notre mascara se mettre à couler, et quand nous le savons enfin, plus personne ne nous regarde !
Scène tirée du Grand Partout : vous êtes assis dans le wagon d’un train de
marchandise, et apercevez au loin un petit garçon et sa petite soeur qui s’apprêtent à se
baigner dans une piscine gonflable, et éprouvez une « empathie radieuse, presque vierge
de toute tristesse ». Ne serait-ce pas ce lieu-ci, votre grand partout, ou votre grand nulle
part ? L’endroit auquel vous reviendrez toujours ?
C’est un des nombreux partout et nulle part, bien sûr. C’était une scène très ordinaire,
du quotidien, mais je l’ai vue en passant, en regardant en contrebas, alors qu’on roulait. Je n’ai
jamais su qui ils étaient, je n’ai jamais cherché à les voir, et le train tout autour était très chaud,
très bruyant et sale, et les voilà qui surgissent, très propres sur ce petit carré de pelouse. C’est
pourquoi « chevaucher les train » est si grandiose, parce qu’où vous vous trouvez ne compte
plus, et de là tout endroit peut devenir spécial, ou prendre la forme d’un paradis (silence). De
regarder ces enfants s’amuser, et de savoir que je n’allais plus jamais les revoir était une chose
magnifique, mais elle me rappelait aussi que ma propre vie était en train de passer. Lisant
L’Adieu aux armes d’Hemingway, je me suis toujours demandé s’il était vraiment possible de
grimper dans un train de marchandises en Italie, comme le fait le héros pour déserter l’armée...
Ceux que j’ai vus aujourd’hui en Italie sont tous fermés, comme des containers, et munis d’une
toute petite plateforme. Aux Etats-Unis aussi, ça devient de plus en plus difficile, mais les
convois possèdent souvent un wagon avec une plateforme où vous pouvez vous allonger et vous
reposer.
Pourriez-vous me donner quelques dates importantes de votre vie ?
Bien sûr ! En 1982, quand je suis allé pour la première fois en Afghanistan. C’était aussi
la première fois que je me rendais en zone de guerre. C’était très intéressant, très difficile. C’est
sans doute la date la plus importante. Je ne suis devenu vraiment journaliste, en étant rémunéré
pour mon travail, que bien plus tard - en Afghanistan, j’étais allé avec mes propres deniers -,
quand je suis allé au pôle Nord pour la revue Esquire. Mon roman Les Fusils en résulte en
partie.
C’est là que vous avez perdu vos sourcils ?
(rires) Finalement, un des deux s’est remis à pousser un petit bout ! C’est dommage,
parce que j’aimais bien ne pas avoir de sourcils du tout ! De toute façon, ce n’est pas si grave.
Un jour je suis allé à Nairobi, pour écrire une histoire sur la Somalie. La nuit, ce
n’était pas très sûr pour moi qui étais tout seul, mais même le jour, c’était assez difficile. J’avais rencontré
dans un bus une fille dont un voleur avait coupé un doigt pour avoir son alliance : il lui avait dit de
l’enlever, mais elle n’avait pas réussi alors il s’est impatienté et il le lui a tranché !
© Olivier Saison. Version intégrale de l'entretien publié dans Le Magazine littéraire de juillet-août 2012.
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