NOUVELLE
PING-PONG HARRY
Harry est américain. Mais Harry est amer. Sa vie a basculé le matin
même qui le vit apprendre à ses parents qu’il voulait être champion de ping-
pong.
Jusqu’au dernier jour de sa vie, en songe, il reverra cette scène : sa mère déjà radieuse en peignoir de satin rose, la carafe de jus de pamplemousse rose à la main, sur fond de mobilier de cuisine laqué, cessant soudain de rire en voyant dans ses yeux combien tout cela était sérieux ; le blanc poudré impeccablement dosé de son mascara prenant soudain le blafard figé du masque funeste. Et lui, balbutiant à n’en plus finir. Ping, pong. Ping. Pong. Pi. Ngpong.
Son grand-frère, lui, avait fait football, à l'université.
“ Ton grand-frère, lui, il a fait football ” avait calmement déclaré son père, le soir, en jetant un étrange regard à sa mère.
“ Je voudrais bien savoir qui t’a mis cette idée en tête, Harry... susurra son père, patriote convaincu.
- Arrête de me regarder comme ça ! avait crié sa mère en se cachant la face entre les mains. C’est aussi ton fils, après tout !
- Je vais finir par en douter ” avait calmement murmuré son père en regardant dans les yeux le fruit non réciproque de leur péché.
En une matinée, Harry était ainsi devenu la honte de la Californie.
“ Ce n’est pas une honte d’être homosexuel, lui avait expliqué son professeur. Pourquoi ne pas parler librement ? ”
Au lycée, le seul ami à qui il avait confié cette passion soudaine avait cédé à la pression et avait tout dévoilé à la classe :
“ Harry veut être champion de ping-pong ”
Ce fut un véritable enfer.
Sa petite amie le plaqua. En cour de récréation, on lui interdisait jusqu’aux jeux de ballons.
“ C’est trop gros pour toi ! ” lui criait-on.
Et effectivement, ce fut trop gros pour lui. Harry convoqua les professeurs, ses camarades, ses parents et les parents d’élève, et, du haut de la tribune dévolue d’ordinaire à la remise des diplômes, déclara officiellement qu’il renonçait à son ambition. Un tonnerre d’applaudissement acheva son discours.
“Je suis fier ” lui dit son père.
“ Ton père est fier ” lui dit sa mère.
“ Ce soir, à 20 heures, au drive-in, lui glissa dans l’oreille son ex petite amie. J’oublierai ma culotte”
En son honneur, son professeur de littératures consacra son cours suivant au célèbre dicton antique errare humanum est, persevare diabolicum de “ ce cher Ovide ”.
“ C’est de Sénèque ” observa Harry.
“ Un dicton que toute démocratie devrait connaître, pratiquer et propager ” fut la conclusion d’un cours très écouté.
Secrètement, Harry travaillait son revers. Grâce à l’argent que ses parents lui avaient donné pour se faire pardonner, Harry s’était rendu dans la cité voisine et s’était trouvé une petite table portative qu’il cachait derrière les pneus, au fond du garage. Chaque nuit, en chaussettes pour ne pas se salir les pieds sur les quelques taches d’huile et d’essence qui maculaient le sol, Harry descendait, la raquette cachée dans son caleçon, l’escalier du premier, puis du second, puis celui qui menait à la cave. Un soir sa mère le surprit et, fixant des yeux la bosse qui déformait le sous-vêtement qu’elle lui avait elle-même acheté pour Noël, avait murmuré :
“ Je suis certaine que tu feras un merveilleux mari, Harry ”
Avant de s’enfermer à double tour dans la salle de bains.
Harry était parti se recoucher, tout bouillonnant de rage : le lendemain, il avait un match important, qui comptait pour le tournoi. Quand allait-il travailler son service lifté ? Quand ?
Animé d’une rage peu commune, il remporta son match. Puis le suivant. Une vieille fille aux cheveux sales lui passa autour du cou sa première médaille.
À la fin de l’année, Harry était en passe de devenir champion. En finale, il tomba sur un Coréen qui le battit à plate couture. Harry lui serra quand même la main, pour la photo. C’est à cause de ces fichues balles en mousse... songeait-il. Alors malgré le bruit il s’entraîna avec des balles dures. Des vraies. Des balles d’homme.
Un midi, son professeur le convoqua. Harry crut que c’était à cause de ses mauvais résultats. Son professeur souriait bizarrement. Il ouvrit le tiroir de son bureau et sortit le journal, en deuxième page. Les Pages Sports.
“ Tu nous déçois énormément, Harry ”
Harry baissa la tête. Ses forces l’abandonnaient. Il se haïssait : il aurait dû prévoir que Mr Andrew le verrait. Il était démocrate, ce journal était démocrate. Il détestait le bowling, et ce journal était le seul de l’Etat qui ne parlât pas de bowling ! Et qui rendait compte, en bas de page, des quelques tournois de ping-pong de la semaine.
“ Tourne-toi et penche-toi en avant... déclara Mr Andrews.
- Comme pour le bowling ? fit Harry.
- C’est ça où je raconte tout à tes petits camarades ” sourit Mr Andrews en ouvrant sa braguette.
Malgré cette épreuve, Harry n’abandonna pas la partie et le soir même se vengea sur Nancy, pendant qu’elle mordillait sa paille en regardant un épisode de Godzilla. Le lendemain, à l’aurore, ses parents partaient passer le week-end à Venise, pour y admirer la cathédrale. Il aurait tout le loisir de travailler ses smashs.
À force de courage et d’abnégation, Harry atteignit le but qu’il s’était fixé un an plus tôt. Il devint champion de Ping-pong de Basse Californie.
Ses parents, républicains jusque là persuadés qu’il passait ses week- ends à surfer en compagnie de sa Nancy - et là aussi, il y avait contrepartie - se posèrent des questions. D’autant qu’il échoua à son diplôme, et que l’inscription coûtait cher.
“ Alors tu ne songes plus à aller à Yale ! ” pleurnicha sa mère, de retour d’Italie.
Sa mère avait beaucoup vieilli, ses cheveux étaient de plus en plus blonds.
“ Il ira ! ” fit son père, qui avait bronzé, en frappant du poing sur la table.
À cet instant, Harry sentit arriver le mauvais rebond. Mais il fit tête :
“ Je suis champion de Ping-pong de Basse Californie”
Son père regarda directement sa mère.
Harry monta dans sa chambre en courant et rapporta le grand sac poubelle noir où il cachait ses trophées. Il les déballa sur la table, un à un, d’une main tremblante.
Ils étaient tous magnifiques, si puissants, si parfaitement dorés... Leurs anses évoquaient même les courbes d’une déesse ou d’une femme nue.
Jusqu’au dernier jour de sa vie, en songe, il reverra cette scène : sa mère déjà radieuse en peignoir de satin rose, la carafe de jus de pamplemousse rose à la main, sur fond de mobilier de cuisine laqué, cessant soudain de rire en voyant dans ses yeux combien tout cela était sérieux ; le blanc poudré impeccablement dosé de son mascara prenant soudain le blafard figé du masque funeste. Et lui, balbutiant à n’en plus finir. Ping, pong. Ping. Pong. Pi. Ngpong.
Son grand-frère, lui, avait fait football, à l'université.
“ Ton grand-frère, lui, il a fait football ” avait calmement déclaré son père, le soir, en jetant un étrange regard à sa mère.
“ Je voudrais bien savoir qui t’a mis cette idée en tête, Harry... susurra son père, patriote convaincu.
- Arrête de me regarder comme ça ! avait crié sa mère en se cachant la face entre les mains. C’est aussi ton fils, après tout !
- Je vais finir par en douter ” avait calmement murmuré son père en regardant dans les yeux le fruit non réciproque de leur péché.
En une matinée, Harry était ainsi devenu la honte de la Californie.
“ Ce n’est pas une honte d’être homosexuel, lui avait expliqué son professeur. Pourquoi ne pas parler librement ? ”
Au lycée, le seul ami à qui il avait confié cette passion soudaine avait cédé à la pression et avait tout dévoilé à la classe :
“ Harry veut être champion de ping-pong ”
Ce fut un véritable enfer.
Sa petite amie le plaqua. En cour de récréation, on lui interdisait jusqu’aux jeux de ballons.
“ C’est trop gros pour toi ! ” lui criait-on.
Et effectivement, ce fut trop gros pour lui. Harry convoqua les professeurs, ses camarades, ses parents et les parents d’élève, et, du haut de la tribune dévolue d’ordinaire à la remise des diplômes, déclara officiellement qu’il renonçait à son ambition. Un tonnerre d’applaudissement acheva son discours.
“Je suis fier ” lui dit son père.
“ Ton père est fier ” lui dit sa mère.
“ Ce soir, à 20 heures, au drive-in, lui glissa dans l’oreille son ex petite amie. J’oublierai ma culotte”
En son honneur, son professeur de littératures consacra son cours suivant au célèbre dicton antique errare humanum est, persevare diabolicum de “ ce cher Ovide ”.
“ C’est de Sénèque ” observa Harry.
“ Un dicton que toute démocratie devrait connaître, pratiquer et propager ” fut la conclusion d’un cours très écouté.
Secrètement, Harry travaillait son revers. Grâce à l’argent que ses parents lui avaient donné pour se faire pardonner, Harry s’était rendu dans la cité voisine et s’était trouvé une petite table portative qu’il cachait derrière les pneus, au fond du garage. Chaque nuit, en chaussettes pour ne pas se salir les pieds sur les quelques taches d’huile et d’essence qui maculaient le sol, Harry descendait, la raquette cachée dans son caleçon, l’escalier du premier, puis du second, puis celui qui menait à la cave. Un soir sa mère le surprit et, fixant des yeux la bosse qui déformait le sous-vêtement qu’elle lui avait elle-même acheté pour Noël, avait murmuré :
“ Je suis certaine que tu feras un merveilleux mari, Harry ”
Avant de s’enfermer à double tour dans la salle de bains.
Harry était parti se recoucher, tout bouillonnant de rage : le lendemain, il avait un match important, qui comptait pour le tournoi. Quand allait-il travailler son service lifté ? Quand ?
Animé d’une rage peu commune, il remporta son match. Puis le suivant. Une vieille fille aux cheveux sales lui passa autour du cou sa première médaille.
À la fin de l’année, Harry était en passe de devenir champion. En finale, il tomba sur un Coréen qui le battit à plate couture. Harry lui serra quand même la main, pour la photo. C’est à cause de ces fichues balles en mousse... songeait-il. Alors malgré le bruit il s’entraîna avec des balles dures. Des vraies. Des balles d’homme.
Un midi, son professeur le convoqua. Harry crut que c’était à cause de ses mauvais résultats. Son professeur souriait bizarrement. Il ouvrit le tiroir de son bureau et sortit le journal, en deuxième page. Les Pages Sports.
“ Tu nous déçois énormément, Harry ”
Harry baissa la tête. Ses forces l’abandonnaient. Il se haïssait : il aurait dû prévoir que Mr Andrew le verrait. Il était démocrate, ce journal était démocrate. Il détestait le bowling, et ce journal était le seul de l’Etat qui ne parlât pas de bowling ! Et qui rendait compte, en bas de page, des quelques tournois de ping-pong de la semaine.
“ Tourne-toi et penche-toi en avant... déclara Mr Andrews.
- Comme pour le bowling ? fit Harry.
- C’est ça où je raconte tout à tes petits camarades ” sourit Mr Andrews en ouvrant sa braguette.
Malgré cette épreuve, Harry n’abandonna pas la partie et le soir même se vengea sur Nancy, pendant qu’elle mordillait sa paille en regardant un épisode de Godzilla. Le lendemain, à l’aurore, ses parents partaient passer le week-end à Venise, pour y admirer la cathédrale. Il aurait tout le loisir de travailler ses smashs.
À force de courage et d’abnégation, Harry atteignit le but qu’il s’était fixé un an plus tôt. Il devint champion de Ping-pong de Basse Californie.
Ses parents, républicains jusque là persuadés qu’il passait ses week- ends à surfer en compagnie de sa Nancy - et là aussi, il y avait contrepartie - se posèrent des questions. D’autant qu’il échoua à son diplôme, et que l’inscription coûtait cher.
“ Alors tu ne songes plus à aller à Yale ! ” pleurnicha sa mère, de retour d’Italie.
Sa mère avait beaucoup vieilli, ses cheveux étaient de plus en plus blonds.
“ Il ira ! ” fit son père, qui avait bronzé, en frappant du poing sur la table.
À cet instant, Harry sentit arriver le mauvais rebond. Mais il fit tête :
“ Je suis champion de Ping-pong de Basse Californie”
Son père regarda directement sa mère.
Harry monta dans sa chambre en courant et rapporta le grand sac poubelle noir où il cachait ses trophées. Il les déballa sur la table, un à un, d’une main tremblante.
Ils étaient tous magnifiques, si puissants, si parfaitement dorés... Leurs anses évoquaient même les courbes d’une déesse ou d’une femme nue.
“ Hier, fit Harry d’une voix étranglée, j’ai battu le Coréen et remporté
10 000 dollars ”
Son père le prit dans ses bras et sa mère s’y greffa. Et Nancy aussi, qui
passait par là.
“ Car tu as gagné Harry et tu mérites ta victoire. Après tout, tout le
monde a le droit d’être différent. Ta pugnacité servira d’exemple à bon
nombre d’entre nous. Nous t’aimons ”
Félicitations.
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