Les bruits ne manquaient pas dans ma vieille maison.
Plusieurs sources étaient possibles : la charpente, des oiseaux nicheurs,
le fantôme de ma fille, les grincements d’une tuyauterie engoncée dans d’épais
murs de basalte et, évidemment, les souris. Selon les années, elles arrivaient
avec parcimonie quand la température commençait de chuter, rongeant le cours de
mon existence solitaire de leurs petites dents opiniâtres, disparaissant sans que je m’en aperçoive. À leur manière, malgré leurs
déjections irritantes, elles étaient toujours restées discrètes. À l’époque,
quelques tapettes avaient suffi à les dissuader de rentrer dans le rang et à me
laisser tranquille. Tels les chats du voisinage, elles représentaient avant tout à
mes yeux une entorse scandaleuse aux lois de la propriété, et devant les
désastres minuscules de leur passage, j’éprouvais alors l’indignation résignée d’un hôte
qui, le lendematin matin, nettoie seul en pestant les reliques de la bamboche
de la veille. Mais cette année-là, le cours longtemps étale de ma vie avait été
dévié par des courants puissants, et les souris, sur leur petit radeau, semblaient s'être engagées dans mon sillage.
Sur le conseil de ma compagne, peut-être celui de
ma conscience, j’abandonnai les terribles tapettes – j’avais, déjà, par le passé,
délaissé les pièges adhésifs, cruellement anodins – et adoptai les trappes en
plastique : deux croquettes de chien dans le réservoir, la souris entre, fait basculer la porte derrière elle, la voilà coincée. Mais vivante. Plus présente et vivante qu’elle ne l’aurait jamais été. C’est ainsi
qu’au retour de mes séjours plus ou moins prolongés chez la prêteuse de
trappes, je décidai, en châtelain écoresponsable, de m’atteler au problème survenu
depuis quelques semaines. À cinq reprises, par le passé, j’étais tombé au petit matin sur ces
petits corps froids au museau brisé et aplati. Le spectacle de ces infimes
victimes de notre long combat pour la survie ne m’avait inspiré qu’une pitié
toute relative ; nous en étions tous au même point, même si ma compagne,
plus sensible aux petites tragédies animalières qu’aux grands drames humains,
pensait différemment, reportant sur les espèces inférieures toute l'innocence qu'elle négligeait sur le visage des Hommes. Toujours est-il que je m’en revins chez moi armé de ces deux
boîtes en plastique transparent, au jaune quasi solaire : modestes
allégories du respect de la vie - en général. Je les disposai sous l’évier, parmi
les produits ménagers et les huiles & vinaigres divers ; n’ayant plus
d’enfants en bas âge, c’était un pot-pourri que je pouvais me
permettre. Je n’avais pas encore posé la dixième pièce de mon puzzle de
5000 pièces qu’un petit claquement sec et inoffensif retentit là-bas.
Sous
l’évier.
Celles et ceux qui ont eu la chance d'examiner de près ces rongeurs
faussement familiers pourraient en témoigner : les souris constituent une espèce
particulièrement mignonne. Là où leur cavalcade rase-murs et maudite peut
susciter l'inquiétude, voire provoquer l’effroi, vues de face, nez à nez,
leurs petites menottes ramenées sur leur joli museau, leur pelage doux et uni
savent allumer dans le cœur le plus froid une tendresse spontanée. J’allai donc
libérer ma petite captive au fond du jardin, agacé de savoir que mes semelles raméneraient
une terre molle sur mon sol lavé de frais, fût-ce au prix d'une existence ; fier, néanmoins,
d’avoir fait montre, à cette occasion, d’une abnégation qui me ressemblait assez peu. J’étais en
effet de tempérament sanguin et, sur le retour, je pris conscience d’une triste
vérité : je n’avais pas tué ses congénères parce
qu’elles m’avaient pourri l’existence, mais uniquement par vengeance, voilà tout. Balançant leurs dépouilles par-dessus le muret, dans le champ d’à côté, j’avais
ressenti la joie malsaine qu’on aurait eu à éconduire des témoins de Jehovah pressés
d’apporter la bonne parole. Somme toute, j’avais, cette fois, fait preuve d’une certaine
maîtrise de moi. J’avais, provisoirement, renoncé à la colère.
Du moins le croyais-je.
Car, au bout du cinquième aller-retour, avec ma trappe
solaire à chaque main, mon indulgence pour la classe des mammifères (dont j'étais) en avait pris un coup. Ce jour-là, alors que toutes ces souris en vie s’étaient soudain
mises à occuper dans mon esprit une place à laquelle, mortes elles n’avaient
pu prétendre, je croisai un ami dans les rayons du supermarché et lui
confiai ma perplexité devant ce film horrifique inversé. Suffisamment proche pour me témoigner une
attention sincère, il m’expliqua que la dizaine de spécimens que j’avais pu
interpeller pouvait n'être que la « partie émergée de
l’iceberg » et qu’en résumé, je n’étais pas au bout de mes peines. Quant à ces trappes, m’assura-t-il, aussi compatissantes fussent-elles, elles étaient rendues caduques par la facilité avec laquelle
les prisonnières referaient le chemin retour... Outre le fait que le moindre passage, la moindre fissure, pouvaient faire de moi le point de convergence de milliers de petits rongeurs batifolant dans les parrages.
De retour devant mon PC, j'empoignai ma souris et apprit qu’au bout d’un coït de trois à cinq secondes
– c’était donc cela, ces petits cris aigus qui avaient égayé mes cloisons en plâtre -, une femelle, dès l’âge de 45 jours, mettait bas 20 jours plus tard et offrait à l'humanité une portée de six souriceaux en moyenne, ce qui, chiffre d'autant plus ahurissant qu'il était mathématique, se traduisait par une potentialité de 25
000 nouveaux-nés par génération !
Ce chiffre abstrait ne fut rien comparé à
mes 11 allers-retours suivants.
J’en attrapais à présent entre dix et quinze
par jours, ce qui, à raison de trois croquettes par piège et ramené sur la
balance électronique que j’utilisais pour peser les croquettes de mon carlin,
qui commençait à tirer la gueule, équivalait environ à une demi-ration canine
quotidienne...
La légère appréhension que j’avais conçue au début en percevant le
claquement sec sous l’évier avait laissé place à un morne stoïcisme et,
étrangèrement, la colère, à une interrogation toute pragmatique : comment
arrêter cette hémorragie bénigne et malséante ? On ne peut infliger de garrot à une si vieille demeure ! Le flux de l’existence peut
s’agiter, changer violemment de lit, mais qu’il cesse un instant de s’écouler
et aussitôt le barrage de castors se dresse, la nécrose menace et la gangrène survient, amputons le patient
moribond ! Bien que "déménagement" fût un mot qui, depuis quelques mois,
planait dans l’air printanier ainsi qu'un pollen allergène, je n’en restais pas
moins, pour l’heure, le seul maître à bord de mon navire, même si celui-ci prenait
sérieusement de la gîte.
On m’avait lancé un nouveau défi ; je me devais d’y
répondre.
Face à leur nombre, je n’étais qu’un ; mais, malgré ce
qu’on veut bien raconter sur les rats, les corbeaux et les dauphins, j’appartenais quand
même, de mon côté, à une espèce à peu près pleine de ressources. J’avais bien essayé de varier
les modes de relâchage... Au bout du troisième aller-retour, qui remontait déjà
à trois semaines, je ne m’étais plus contenté du fond du jardin, trop proche, ni
du muret qui donnait sur le champ voisin, et m’étais mis à les balancer rudement côté
parking, par-delà le mur haut d’une bonne dizaine de mètre qui me séparait du
reste du village – au niveau des arbustes, afin d’amortir leur chute tout
en me payant de ma peine. J’étais, il est vrai, également impressionné par la
dextérité avec laquelle, quand j’ouvrais la trappe du bas et secouai leur boîte,
elles se rattrapaient aux branches après un vol plané de plusieurs mètres et, comme le chat huant,
filaient aussitôt, à peine sonnées et imperméables à la tétanie, mais galvanisées par leur liberté reconquise,
jusqu’aux troncs, les descendant à la verticale avant de regagner la terre
ferme.
Un soir, alors que je poursuivais mon puzzle de la Joconde dans
la cuisine (à présent, le claquement sous l’évier m’arrachait à peine un soupir, je
les laissai lambiner parfois plus d’une heure afin de les inciter à méditer sur
le sens de leur misérable existence), mon carlin revint la mâchoire bleue : il mâchouillait un des marqueurs pour tableau que j’utilisai pour mes classes.
Auparavant, cette vision indélébile m’aurait saisi, plongé dans l’effroi. Mais ce
jour-là, je m’écriai tout haut : elle était sous mon nez, la solution !
Comme d’ordinaire, aussitôt levé, mon café bu, je relâchai
les deux captives comme si de rien n’était et m’attelai aussitôt au nettoyage agacé des boîtes à trappes jonchées de crottes et de résidus de croquettes à moitié
rongées (plusieurs, sans doute affamées, les finissaient une fois piégées).
J’avais pu remarquer que certaines étaient plutôt longues et effilées, et
d’autres dodues et ramassées sur elles-mêmes, presque rondes – mes préférées.
Internet, cette fois, me laissa bredouille ; seul le fait de mesurer
« la distance entre l’anus et l’appareil génital » de la souris grise
domestique, de son vrai nom mus musculus, espèce absente, contre
toute attente, d’une grande partie de l’Afrique, du Canada, de la Russie et de
l’Amérique du sud, permettait de savoir différencier le mâle d’une femelle.
L’autre méthode de « sexage » était réservée aux propriétaires de
souris apprivoisées : deux petites zones sans poils, sous le cou,
délimitaient les mammelles, invisibles à l’œil nu à l’instar des testicules des
mâles juvéniles. Mais toutes possédaient un front. Là se trouvait, pour moi,
la partie la plus intéressante.
Je laissai échapper la première. Esquivant la mine feutrée de mon
marqueur bleu, elle se faufila dans l’étroit espace libre entre mon poignet et
la boîte, et décampa sans demander son reste. Je ne parvins à mes fins qu’à la
quatrième de la journée. Tout en tenant la boîte dans le vide, je la renversai
d’un coup façon Orangina, puis profitai de la loi de Newton pour pointer le
front de la petite incrédule, la flanquant au passage d’un beau bindi. Et, toutes
proportions gardées, il y avait incontestablement quelque chose de mystique à ce
résultat : non seulement étaient-elles marquées au fer tout en étant
libérées, continuant ainsi d’appartenir à notre lieu commun d’habitation
au-delà de ces dichotomies frustrantes que constituent la vie et la mort, la liberté et la captivité,
mais cette troisième voie, médiane, intermédiaire, signait enfin une première
réussite contre la fatalité biologique de l’éternelle répétition du même. Une
décision (ne pas tuer la souris) avait mené à une réflexion (comment s’en
défaire ?) qui elle-même avait conduit à un acte (marquer la souris) ;
que la méthode fît ou non ses preuves, le destin avait été infléchi. J’étais
donc prêt à la défaite. La victoire serait un simple bonus.
Entretemps j’aurais acquis, dans les deux cas, une nouvelle
connaissance : le nombre de souris dans mes murs était soit fini, soit
infini. La fissure dans mes murs soit imagée, soit concrète - comme seul le vide peut l'être.
Il fallut attendre plusieurs jours avant d’obtenir la réponse.
Une demi-douzaine de petits fronts agnostiques se
succédèrent dans la joie et la bonne humeur. Jusqu’au n°7.
Chiffre de
la plénitude, célébré aussi bien par Blanche-Neige que par le Rig-Véda qui divise l’univers entre sept races humaines établies sur sept parties du
monde. Chiffre de la chance, de l’harmonie et de l’introspection. Chiffre,
enfin, de la sagesse : de l’union du monde matériel à celui des esprits.
Souris n°7 arborait le bindi.
Ému, je sortis et gagnai ma terrasse, celle qui donnait sur
l’église. Je brandis le bras au-dessus du vide, juste à côté de la tonnelle
qu’une vigne vierge envelopperait bientôt, près du montant fatidique où mon ex
épouse et moi avions pu goûter à sa juste valeur l’amère potion de l’existence,
et renversai la boîte en plastique. La souris hindoue chut puis se rattrapa,
remonta la branche et rallia le tronc de l’arbuste. Je n’avais plus besoin de
la suivre des yeux sur le parking. Je savais qu’elle retrouverait bientôt le
chemin de ma maison et des prochaines croquettes. J’avais ma réponse. Ma forteresse était faillible. Ma forteresse l'avait toujours été.
Mais, de leur côté, ces mammifères menus avaient intégré les aléas d’un nouveau
parcours, du nouveau saut d’obstacle qu’on leur avait infligé. Il n’y avait pas
d’aller-retour, juste une circulation infinie d’énergies en perpétuelle
mutation ; il aurait été idiot de prétendre y mettre un terme. J’esquissai un sourire, mon premier depuis longtemps, en regardant la nouvelle
souris au bindi accomplir son vol plané, décelant même dans l’étirement de ses
petits muscles bandés, dans la grâce modeste de sa chute, pas juste un
soulagement ou de la persévérance, mais une étincelle de joie. Celle, sans
doute invulnérable, que nous procure le goût du jeu.
O.S.
Saint-Lager, le 22.04.25.