Cendrillon

Cendrillon
« Fallen princess, CINDER », 2017, © Dina Goldstein. Avec l'aimable autorisation de l'artiste.

mercredi 30 novembre 2022

Non ce n'est pas le coeur ni un bout de cerveau. C'est un oeil. Le coeur est un oeil qui perçoit des choses à travers ses propres brumes, qui les fait surgir ou lentement paraître, puis les escamote après les avoir dotées de détails si nets et si purs que la réalité même n'aurait pu les concevoir. Cet oeil contient sa propre lumière et les choses qu'il voit ne projettent pas d'ombre ; elles rayonnent nuit et jour, parfois proches, parfois lointaines, laborieusement absentes.
C'est par cet oeil que tu m'es apparue. Vêtue et soudainement nue. Inouïe et familière. Comme si mon âme profonde avait vomi un fantôme qui s'était bêtement incarné là, devant moi. J'ai fermé la paupière, tu étais là - l'ai rouverte, tu étais là, sous des atours constamment différents, te détachant de ton propre sexe, comme coupée de ta propre histoire. Sans doute, tu n'étais plus exactement toi-même. Sans doute, tu vis se refléter sur mon regard une silhouette autre que la tienne et dont toi et moi ne connaissons ni le patronyme ni l'origine. Cet être anonyme est le bâtard le plus pur et le plus immaculé : nul ne l'a conçu, nul ne l'a engendré. Il est l'enfant de nos imperfections. Il n'a pas le souvenir du foutre, n'a pas connu de ventre et cependant, il ne peut vivre sans nous.
À mes yeux, ce bâtard est une femme. Aux tiens, un homme. Il se tient là, dans le coin de notre oeil, ne cille pas. Tant qu'il est là, il ne cille pas. S'il vient à mourir, une part non quantifiable de nos yeux respectifs s'éteindra avec lui : elle se vitrifiera, deviendra opaque, aveugle à elle-même, mendiant aux nouveaux avenirs quelque chose qu'elle ne se rappelle pas.
Pour l'heure, ton visage demeure. Il n'est pas la somme de tes traits, de tes mots, pas davantage que le parfum obsédant qui en émane ne provient intégralement d'un flacon. S'il venait à partir, je ne le retrouverai pas sur le plus séduisant des minois car la beauté que mon oeil lui trouve relève d'une éternité parallèle.
Ce visage est légèrement différent de celui que je retrouverai demain. Vivre en moi l'a déformé. A prélevé en toi quelque chose que tu ignores et ignoreras jusqu'à ta mort.
Il est merveilleux de toucher d'aussi près l'étrangeté du monde. T'embrassant, j'embrasse un nouveau genre d'inconnu : l'inconnu qui se trouvait en moi soulève d'un baiser celui que tu portais de ton côté.
Nous voudrions parfois qu'il desserre le poing et nous laisse respirer un peu, mais redoutons plus encore qu'il ne nous lâche pour de bon, tant nous craignons le néant neutre qui pourrait lui succéder ; sa prise, peut-être, gonflait aussi les poumons qu'il vidait.
Je vais désormais rejoindre les songes, mais il est un oeil qui ne se fermera pas.
Dans la nuit de mon âme vigilante, ce grand quelque chose qui te ressemble restera assise, prête à me sourire et à me chuchoter que tu existes.

Saint-Lager, 16.10.22.

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