Cendrillon

Cendrillon
« Fallen princess, CINDER », 2017, © Dina Goldstein. Avec l'aimable autorisation de l'artiste.

samedi 19 juillet 2025


 

Deux fauteuils pour un

 

            C’est fou ce qu’on peut faire avec un fauteuil vide. Quand l’hôtesse lui avait demandé s’il souhaitait une boisson, non incluse dans le tarif, il en avait commandé deux – une pour lui et une pour elle. L’hôtesse avait dû croire que le passager fantôme était allé aux toilettes, et leur avait servi une bière – potion amère qu’ils éclusaient quand ils se retrouvaient à deux, le soir sur leur terrasse respective, laissant l’alcool infuser leurs longues discussions, leurs rires et leurs confidences. Il lui avait même déployé sa couverture et bouclé sa ceinture. Au moins ainsi, elle ne risquerait rien. Il se rassurait même en se disant qu’il aurait pu là, maintenant, y avoir les pires perturbations, l’orage le plus violent qui ait jamais déchiqueté les airs au-dessus des mers, une panne de propulseur, un missile russe qui se serait ou non trompé de cible, elle ne risquait plus rien, là où elle se trouvait. Il serait le seul à connaître l’impact, la peur, le remords d’une trajectoire mal négociée.

            Il trinqua, une canette dans chaque main, et porta un toast à sa nouvelle solitude. Il ignorait ce qu’il ferait une fois débarqué. Expulsé dans cette destination qui aurait pu être une belle escapade et qui, le temps de quelques éclairs terrestres trop rapprochés, s’était muée en un désert glacé. Il se demanda ce qu’il ferait si cette porte de secours s’ouvrait ; peut-être se laisserait-il aspiré par le vide céleste, sa canette à la bouche et un sourire aux lèvres ? La bimbo qui occupait un des sièges de la rangée darda vers lui un regard compatissant, mais aussi sympathique qu’elle était, elle ne valait pas le spectre qu’il s’était choisi pour voisin. C’était son spectre et, spectre ou pas, il faisait désormais partie de son existence autant que les souvenirs joyeux qu’il voyait se refléter dans son hublot.                                                 

            Plus tard, malgré le comprimé, il ne parvint pas à trouver le sommeil et admira, d’un regard embué, les petits pointillés lumineux des diodes qui remontaient jusqu’aux rideaux et sans doute au-delà, jusqu’au cockpit, accomplissant avec sérieux et abnégation ce pour quoi ils avaient été conçus. Il aurait adoré s’être montré aussi fonctionnel mais seuls des zig-zags semblaient mener à sa petite cabine de pilotage personnelle. Il n’avait pas eu tant d’obstacles à contourner avant le mur qui s’était, un matin d’avril, dressé devant sa route, maçonnerie finale qui, il le soupçonnait à présent, avait probablement été érigée, brique après brique, par les mauvaises décisions qu’il avait cimentées au cours de toutes ces années. Quelque part, le lieu qu’il rejoignait, il le connaissait un peu. C’était un port où seul son propre bateau avait jamais accosté. Où l’unique mouillage permis avait été réservé à sa propre carlingue, battant pavillon dans un paradis off-shore qui croyait ne rien devoir à quiconque. Il pourrait s’envoler vers les plus hautes altitudes, désormais, il serait de toute façon terrassé par quelque chose à un moment ou à un autre, comme tous les inconscients qui, par arrogance, ne prennent pas la peine de vérifier, au début du trajet, s’il y a bien un gilet de sauvetage sous leur siège.            

            Il jeta un œil au fauteuil voisin et posa la main sur le cuir rembourré, étrangement tiède. Un espoir fou s’éveilla quand, au sortir des toilettes, une main féminine écarta le rideau et s’avança dans sa direction, silhouette chancelante mais déterminée. Elle étreignit un instant l’appuie-tête de son dossier, comme si elle s’apprêtait à lui murmurer de se pousser afin qu’elle puisse s’asseoir puis, sous l’effet d’un trou d’air invisible, passa son chemin. Allant finir sa course dans d’autres vies voisines qui n’étaient pas la leur. Ce qu’il pouvait les envier. Il fut un temps, pourtant, où il aurait pu rire de leur coussin cervical, de leur masque de nuit, de leur balle anti-stress, de l’empressement qu’ils mettaient à se recoiffer avant l’arrivée. Il avait dû troquer, sans en être conscient à l’époque, ce modeste paradis collectif, commun et admis, contre les pavés rougeoyants de son enfer personnel. Il ne ferait pas l’effort, cette fois, de remettre ses chaussures afin d’arpenter les prochains charbons ardents.

            Le siège devant lui bascula tout à coup, l’arrachant à ses ruminations. C’était un enfant, lové autour de son doudou, doigt entortillé dans l’étiquette, que sa mère, ou son père, avaient décidé de mettre à l’aise. On le voyait aussi à sa tignasse ébouriffée, au casque anti-bruits qui protégeait ses jeunes tympans contre les douleurs de la pression. C’était sans doute l’illusion précise qui l’avait perdu : qu’il se trouverait toujours quelqu’un pour veiller sur lui. Ce qui avait fini par l’exonérer de devoir veiller sur les autres – y compris sur lui-même. Là, dans ce vol de l’âme, il n’était plus que lui. Un crétin resté assis le cul sur son siège.

             

            La main qui lui secouait l’épaule, le secouait doucement, sans affection ni dureté, tout comme le sourire de l’hôtesse à laquelle elle appartenait. Un beau sourire, assurément, plein d’une sollicitude mesurée. Qui se fichait comme d’une guigne qu’il eût commandé une ou deux bières, pour eux ou lui seul ! Il se leva dans l’allée presque vide, trouva son bagage à main et, tête basse, suivit des yeux la direction que les diodes éteintes n’avaient plus besoin de lui montrer.

            Il fut surpris par le froid du tarmac. Par les nuances lumineuses de l’aube scandinave. Sa mauvaise nuit lui avait donné la nausée et fabriqué une pâte nauséabonde qui lui emplissait la bouche et l’empêchait d’avoir les idées claires. À l’aéroport, il ne se soucia pas de récupérer sa valise. Tout était déjà assez lourd comme ça. Il grimpa dans une navette au hasard, prononça l’adresse dans un horrible anglais jusqu’à ce que le chauffeur, un noir sans béret ni livrée, un rasta, la lui prenne et ne la lise lui-même dans un murmure blasé, avant de la lui rendre. Une chanson de reggae, diffusée en sourdine, le berça presque agréablement jusqu’à l’hôtel qu’ils avaient réservé en plein centre-ville - Bob Marley, et c’en était presque cliché, Could you be loved (c’est bon, il connaissait la réponse).

           L’aspect un peu gothique qui lui avait tapé dans l’œil sur lastminute lui parut nettement plus menaçant quand il se retrouva juste devant. À la loge, on vérifia leur réservation, sans émettre le moindre commentaire, le moindre regard interrogateur. On lui donna le pass magnétique et on lui expliqua, dans un anglais parfait, où leur chambre se trouvait. Un Indien, ou un Pakistanais, l’accompagna, sans qu’il comprenne pourquoi. Ils étaient au premier. Tant mieux : après être resté coincé cinq heures, fût-ce avec plus de place que prévu, il n’avait pas la moindre envie de grimper dans un ascenseur. L’Indien (ou le Pakistanais) lui montra une porte d’un geste théâtral quasi tragique qui, dans d’autres circonstances, les aurait fait sourire.

            Le lit était aussi grand que mentionné et il se coucha en travers, sans se dévêtir. Dans une chambre voisine, on avait mis la télé trop fort, grâce à quoi il s’endormit. Il ne fit pas de rêve, ou ne s’en souvint pas – bizarrerie de l’esprit humain !

           

            Après le petit déjeuner, continental et néanmoins exotique, il consulta Lonely planet et prit un bus pour se rendre sur les plages, un peu plus au sud. Les dunes et les oyats lui rappelaient le paysage de son enfance, le vent et le gris plombé de la Manche, les bunkers en moins. Les Allemands n’étaient pas montés si haut. Ils n’en avaient pas eu besoin : ce pays se battait à leurs côtés contre Staline.                    

            Il retira ses chaussures, ses chaussettes et, les pieds dans l’eau froide, essaya de calculer de tête les kilomètres qui les séparaient et qui, pourtant, n’étaient qu’une distance objective, parcourable dans les deux sens. Il l’imagina s’affairer, vaillemment comme à son habitude, à sa nouvelle vie sans lui. Achever le chantier qu’elle avait commencé – avec lui partiellement à ses côtés, mais sans, la plupart du temps. Il se rassurait en se disait que tout avait été écrit dans le sable depuis le début, même s’il persistait à croire qu’il avait parfois servi, qu’ils avaient parfois bâti des châteaux en Espagne – elle et lui, sur sa plage à lui, souriant au pied du phare, d’un bonheur ventilé par le vent d’Opale... Une amie chère à son cœur lui avait un jour expliqué qu’on ne pouvait être vraiment à deux, que lorsqu’on savait être tout seul. Sur le moment, il n’avait pas compris : jusqu’ici il s’était plutôt bien accommodé de sa solitude forcée. Et là, devant la Baltique et ses flots couleur béton armé, ses vagues à la virulence sèche, il pigeait enfin. Ce n’est pas avec, ni dans soi-même qu’on remplissait une solitude. C’était avec de la vie, du mouvement ; de l’air venu du dehors. Savoir vivre seul ne suffisait pas, il fallait pouvoir s’installer dans son propre vide et le combler par mille petites choses anodines. Il n’avait fait, ces dernières années, que poser une couverture chaude sur une place vacante. N’avait voyagé qu’en compagnie d’un fantôme qui, aussi étrange et paradoxal puisse-t-il paraître, avait pris sa place, tenu son rang. Il se leva, bizarrement soulagé, ramassa ses chaussures et continua pieds nus à longer ce rivage inconnu léché par les vagues.                                                                                                                                                Il foulait peut-être actuellement le sol sablonneux d’un nom qu’on pouvait traduire par « le pays de la fin » mais qui, chez d’autres peuples, d’autres races, d’autres esprits que le sien, signifiait seulement « le pays ».

Saint-Lager-Bressac, le 18.06.2025

samedi 21 juin 2025

 

 Mickey 17 : notre comédie musicale ! (et notre toast funèbre à l'IA)

Deuxième article sur un film, deuxième impromptu : il existe des chefs d'oeuvres évidents, et des chefs d'oeuvre sous-jacents. Le dernier film (2025) du Sud-Coréen Bong Joon-ho n'a pourtant pas la pureté éternelle d'un diamant cinéphilique... Racontant l'histoire d'un Mickey (comprenez, "être humain") reproductible à l'infini, utilisé par une société du futur mercantile qui l'envoie dans des missions suicides intergalactiques afin de coloniser l'univers, Mickey 17 (car 16 Robert Pattinson sont morts avant lui) a le scepticisme multicolore. Tellement rare ! La créature extra-terrestre qui a sauvé le dernier spécimen du Mickey sorti de son imprimante 3D est un animal. Carrément : une bestiole. Ainsi, ce petit soldat jusqu'ici habitué à mourir apprend à s'apprécier dans la durée. Il ne comprend pas exactement ce qui l'a sauvé de sa folle réitération.

Depuis The Host, premier chef d'oeuvre, et surtout depuis Okja, son unique film d'horreur mal aimé - en fait, depuis son tout premier long métrage, Barking Dog (2000), le cinéaste assène au spectateur le même message multispéciste : l'humanité se vérifiera elle-même par les enseignements qu'elle pourra tirer des bêtes. En se référant à elles. Effet miroir d'une nature allant s'amenuisant, poncée par les terres rares.

Mazette, quel message ! L'humanité, version très sophistiquée des animaux, ne pourrait revenir à elle-même qu'en se confrontant à ses bases (écoute ça, Elon) ! Si sa nature est d'être en roue libre, seule une patte peut l'arrêter de tourner (c'est le sermon du vieux Bong de la montagne) : ici, les mille pattes d'une variété polaire de grosse chenille - modeste mais gentille -, incarnation de l'épiphanie perpétuelle qui, en l'épargnant, lui fait comprendre que la durée n'est pas qu'une juxtaposition d'instants. 

Franchement, c'est drôle. C'est à la fois lourdaud et subtil, ça nous dit : ne vous fiez pas à la raison, à cette faculté que vous chérissez par dessus tout parce qu'elle vous met au-dessus de tout. L'humanité 17.0 de Bong Joon Woooooouh s'est aliénée à son intelligence, à sa virtuosité technologique. Le rêve de tout transhumaniste en herbe : un autiste Asperger faisant à l'infini ses gammes sur un piano solitaire après l'extinction du monde. Rêve de néo-hippy déçu peu couvé par ses géniteurs, tristement incapable de transcendance. C'est pourquoi la bande-son de cette farce est tragique. 

Certains disposent de force la psyché humaine sous le microscope, d'autres le propulsent au fin fond du cosmos et l'analysent au télescope. Musk écoute : c'est fou tout ce que l'humain en toi peut faire, bravo, bravi, bravissimo ! Mais comment peut-elle se préserver, ton espèce honnie ? On dit notre planète en péril, c'est faux : elle se relèvera. Les destructeurs ne survivront pas à eux-mêmes. Ils portent étrangement, comme toi, le gêne kamikaze de leur extinction. Et ce gêne n'est ni la folie ni le meurtre : c'est la mesure. La raison. Cette façon mathématique de diagnostiquer le monde après l'avoir découpé en carrés. Grâce à sa fantaisie, sa modestie, sa démesure, Mickey 17 pose dans un éclat de rire des questions rarement posées à l'écran dont une, au moins, vaut son pesant de pop-corn : comment redevenir humain, au milieu de toute notre science ? Allo ici la Terre, vous nous recevez ? Qu'il est bon(g), à cet instant tardif, d'être encore un Homme, con, aléatoire et amoureux !

Saint-Lager, 21.06.25.

dimanche 25 mai 2025

                         Vision de rêve : Ellie dansant à Gypsy's Acre, dans le film Endless Night de Sidney Gillat (1972).

                "UNE NUIT QUI NE FINIT PAS"

Chronique tordue du film Endless Night (Sidney Gilliat, 1972), à lire après avoir vu le film, disponible en blu-ray chez Studio Canal, dans la collection Make My Day de Jean-Baptiste Thoret.

Scénariste pour Hitchcock, écrivain et surtout producteur de films commerciaux, Gilliat adapte avec Endless Night un roman tardif et atypique de sa compatriote Agatha Christie. Si le giallo, genre latin dont le film qui nous occupe n'est pas si éloigné, ne cache pas sa prédilection pour Dix petits nègres, Sidney Gilliat, lui, préfère enfoncer le spectateur dans l'ambiguité plutôt que de lui proposer un abattage en règle des suspects.

Le suspect ici, c'est le film. Dès le début, il n'est qu'une histoire qu'on nous raconte. L'histoire racontée par un homme dont on ne voit que les pieds, à un autre dont on ne voit que les pieds, sur le gravier d'une allée. Allée qui pourrait bien appartenir à une institution psychiatrique : le jeune homme qui parle s'agite, s'embrouille et se reprend tandis qu'à l'écran des images floues (un vieil écriteau de bois que le Hugo des Contemplations aurait trouvé louche) surgissent puis s'évanouissent. Celle, aussi, d'une propriété nommée Gypsy's acre, avec vue imprenable sur la campagne et le psychisme anglais.

Tandis que s'envole la musique de Bernard Herrmann, accompagnant la vision de ce domaine fantasmé, ce n'est pas une Madeleine qui apparaît au narrateur, comme naguère Kim Novak à James Stewart, mais une autre blonde, vraie, vivante et folâtre celle-ci, une blonde qui danse. Ellie. Jeune fille gracile. Pourtant, un peu plus tôt, quand celle-ci s'était retournée vers notre narrateur, le visage de la blonde n'existait pas. L'apparition en était une. Nous entrons dans le film.

Le narrateur, Michael Rogers, le jeune homme en pied du début (Hywell Bennett), est actuellement chauffeur de limousine mais il change souvent de métiers. Il s'amuse à faire monter les enchères pour acquérir des tableaux auxquels il renonce juste à temps. Il dit "frissonner" devant les vitrines d'antiquaires. Un pauvre lads élégant, sensible à l'art et à la beauté, pour lequel sa mère s'inquiète.

C'est le récit de sa rencontre avec la belle Ellie (Hayleh Mills), héritière américaine, sixième ou seizième fortune du monde, que Michael entreprend.

Comment il s'est marié et bâti un rêve de cocagne grâce à un architecte célèbre étrangement nommé Santonix (le Suédois Per Oscarsson) : la demeure hyper contemporaine de Gypsy's Acre - autrement dit, la demeure de ceux qui n'en ont pas. Et comment tout ça était du vent. Une carte postale. Un fantasme de jeunes mâles qui n'ont rien. 

Comment, alors qu'il aurait pu tout avoir et vivre heureux avec Ellie - elle l'aimait -, il a préféré tout détruire, pour la beauté du geste. Glisser du cyanure dans sa gélule à la place de l'antihistaminique (la frêle Ellie était allergique au pollen). Le ver était dans la pomme. Le conte de fées et de sorcières a perverti ce qui aurait pu n'être qu'un film socialement irréaliste. 

La sorcière, le jeune chauffeur l'avait précédemment rencontrée dans un musée d'Amsterdam, devant un tableau de Rembrandt : il s'agissait de la gouvernante d'Ellie, la belle et dangereuse Greta (Britt Ekland, sirène déjà dans The Wicker man et Antigone dans Les Cannibales de Caviani, celle à travers qui la tragédie s'accomplit). C'est avec elle qu'il avait ourdi sa machination. Devenir veuf, tout ramasser. Avoir sa propre Rolls, se faire conduire.

Mais ça, le spectateur ne l'apprend qu'à la fin. La sorcière est toujours plus sexy que la fée, même les miroirs sont d'accord.

Quand se produit l'empoisonnement d'Ellie, Michael, qu'on avait pris jusqu'ici pour un romantique épris d'une milliardaire, est en train d'acheter, aux enchères, une oeuvre d'art. Une table qu'il veut lui offrir pour son anniversaire. Sauf que celle-ci ne vaut que quelques livres et qu'elle est en papier-mâché. Vraiment, un film étrange.

On y cite Hitchcock (il y a même le George Saunders de Rebecca), Joyce (Portrait de l'artiste en jeune homme) mais surtout William Blake, à qui Gilliat a emprunté le titre de son film : la nuit infinie de ceux qui choisissent le malheur du mal ("l'autre voie" que prédisait l'architecte Santonix) plutôt que le bonheur du bien. Forcément, quand la machination est découverte, quand une photo volée d'Amsterdam, où il figure bras dessus bras dessous avec la gouvernante Greta, leur est envoyée, il se saborde tout à fait et la tue. Plus précisément : il assomme sa Némésis avec une sculpture de chat moche - cadeau à Ellie de la part de Greta qui n'avait aucun goût, ou représentation de Bastet, le dieu égyptien du foyer - puis la noie ; ce n'est d'ailleurs pas la première fois que Michael noie.

On y lit Blake et on l'interprète aussi - c'était aussi un chansonnier. C'est l'innocente Ellie qui, près d'une harpe, le joue au piano et le chante tandis que Michael l'observe, émerveillé, déboussolé. Hommage du vice à la vertu. De la cupidité moderne à la beauté du vers ancien et à la douce harmonie conjugale.

Blake apparaît rarement au cinéma, encore plus rarement pour quelque chose.

On comprend alors pourquoi il y avait dans le rêve exaucé du jeune Michael, le chauffeur, le prolétaire, quelque chose d'étrange, de tordu - un vice caché, un twisted nerve. Pourquoi le palais de Gypsy's acre se fondait si peu dans le décor. Pourquoi une étrange Pythie se baladait sur le terrain et cherchait à avertir Ellie. Pourquoi un Michael ému l'avait embrassée avant de partir acheter son meuble en papier mâché et pourquoi son amour était un peu raide, un peu distant et abstrait, pourquoi ses yeux clairs étaient enfoncés dans un regard sombre. Mais, surtout, nous comprenons pourquoi jusqu'au bout, nous, spectateurs-lecteurs, n'y avons vu que du feu, qu'un conte de fée, non de faits : Michael aimait vraiment Ellie. Et c'est là toute l'ambiguité et la force du film.

Il haïssait vraiment Greta. Mais il voulait être avec Greta, comme Greta. Quelque chose en lui ne pouvait croire au bonheur. À ses yeux, malgré les sentiments nobles qu'elle lui inspirait, la joyeuse Ellie ne pouvait avoir de visage.

On retrouve, tout à la fin, le vieux écriteau kitsch en bois du début, dansant dans l'image : seul Dieu avait vu clair dans son jeu, et dans ce film terriblement retors. Seul Dieu l'avait vu. Le poème du chrétien Blake s'intitulait Auguries of Innocence, constituait une suite de paradoxes et de prophéties sur la vertu et sa corruption. Après tout, Endless Night n'est que la version borgne d'une histoire indécidable : une nuit reste une nuit. Dès l'incipit de son roman, Agatha Christie citait ce vers de Blake :

"En ma fin est mon commencement".

O.S.

Saint-Lager, le 25.05.25.

jeudi 22 mai 2025

 
SOURIS

         

            Les bruits ne manquaient pas dans ma vieille maison. Plusieurs sources étaient possibles : la charpente, des oiseaux nicheurs, le fantôme de ma fille, les grincements d’une tuyauterie engoncée dans d’épais murs de basalte et, évidemment, les souris. Selon les années, elles arrivaient avec parcimonie quand la température commençait de chuter, rongeant le cours de mon existence solitaire de leurs petites dents opiniâtres, disparaissant sans que je m’en aperçoive. À leur manière, malgré leurs déjections irritantes, elles étaient toujours restées discrètes. À l’époque, quelques tapettes avaient suffi à les dissuader de rentrer dans le rang et à me laisser tranquille. Tels les chats du voisinage, elles représentaient avant tout à mes yeux une entorse scandaleuse aux lois de la propriété, et devant les désastres minuscules de leur passage, j’éprouvais alors l’indignation résignée d’un hôte qui, le lendematin matin, nettoie seul en pestant les reliques de la bamboche de la veille. Mais cette année-là, le cours longtemps étale de ma vie avait été dévié par des courants puissants, et les souris, sur leur petit radeau, semblaient s'être engagées dans mon sillage.

Sur le conseil de ma compagne, peut-être celui de ma conscience, j’abandonnai les terribles tapettes – j’avais, déjà, par le passé, délaissé les pièges adhésifs, cruellement anodins – et adoptai les trappes en plastique : deux croquettes de chien dans le réservoir, la souris entre, fait basculer la porte derrière elle, la voilà coincée. Mais vivante. Plus présente et vivante qu’elle ne l’aurait jamais été. C’est ainsi qu’au retour de mes séjours plus ou moins prolongés chez la prêteuse de trappes, je décidai, en châtelain écoresponsable, de m’atteler au problème survenu depuis quelques semaines. À cinq reprises, par le passé, j’étais tombé au petit matin sur ces petits corps froids au museau brisé et aplati. Le spectacle de ces infimes victimes de notre long combat pour la survie ne m’avait inspiré qu’une pitié toute relative ; nous en étions tous au même point, même si ma compagne, plus sensible aux petites tragédies animalières qu’aux grands drames humains, pensait différemment, reportant sur les espèces inférieures toute l'innocence qu'elle négligeait sur le visage des Hommes. Toujours est-il que je m’en revins chez moi armé de ces deux boîtes en plastique transparent, au jaune quasi solaire : modestes allégories du respect de la vie - en général. Je les disposai sous l’évier, parmi les produits ménagers et les huiles & vinaigres divers ; n’ayant plus d’enfants en bas âge, c’était un pot-pourri que je pouvais me permettre. Je n’avais pas encore posé la dixième pièce de mon puzzle de 5000 pièces qu’un petit claquement sec et inoffensif retentit là-bas. 

Sous l’évier.

Celles et ceux qui ont eu la chance d'examiner de près ces rongeurs faussement familiers pourraient en témoigner : les souris constituent une espèce particulièrement mignonne. Là où leur cavalcade rase-murs et maudite peut susciter l'inquiétude, voire provoquer l’effroi, vues de face, nez à nez, leurs petites menottes ramenées sur leur joli museau, leur pelage doux et uni savent allumer dans le cœur le plus froid une tendresse spontanée. J’allai donc libérer ma petite captive au fond du jardin, agacé de savoir que mes semelles raméneraient une terre molle sur mon sol lavé de frais, fût-ce au prix d'une existence ; fier, néanmoins, d’avoir fait montre, à cette occasion, d’une abnégation qui me ressemblait assez peu. J’étais en effet de tempérament sanguin et, sur le retour, je pris conscience d’une triste vérité : je n’avais pas tué ses congénères parce qu’elles m’avaient pourri l’existence, mais uniquement par vengeance, voilà tout. Balançant leurs dépouilles par-dessus le muret, dans le champ d’à côté, j’avais ressenti la joie malsaine qu’on aurait eu à éconduire des témoins de Jehovah pressés d’apporter la bonne parole. Somme toute, j’avais, cette fois, fait preuve d’une certaine maîtrise de moi. J’avais, provisoirement, renoncé à la colère.

Du moins le croyais-je. 

Car, au bout du cinquième aller-retour, avec ma trappe solaire à chaque main, mon indulgence pour la classe des mammifères (dont j'étais) en avait pris un coup. Ce jour-là, alors que toutes ces souris en vie s’étaient soudain mises à occuper dans mon esprit une place à laquelle, mortes elles n’avaient pu prétendre, je croisai un ami dans les rayons du supermarché et lui confiai ma perplexité devant ce film horrifique inversé. Suffisamment proche pour me témoigner une attention sincère, il m’expliqua que la dizaine de spécimens que j’avais pu interpeller pouvait n'être que la « partie émergée de l’iceberg » et qu’en résumé, je n’étais pas au bout de mes peines. Quant à ces trappes, m’assura-t-il, aussi compatissantes fussent-elles, elles étaient rendues caduques par la facilité avec laquelle les prisonnières referaient le chemin retour... Outre le fait que le moindre passage, la moindre fissure, pouvaient faire de moi le point de convergence de milliers de petits rongeurs batifolant dans les parrages.

De retour devant mon PC, j'empoignai ma souris et apprit qu’au bout d’un coït de trois à cinq secondes – c’était donc cela, ces petits cris aigus qui avaient égayé mes cloisons en plâtre -, une femelle, dès l’âge de 45 jours, mettait bas 20 jours plus tard et offrait à l'humanité une portée de six souriceaux en moyenne, ce qui, chiffre d'autant plus ahurissant qu'il était mathématique, se traduisait par une potentialité de 25 000 nouveaux-nés par génération !

Ce chiffre abstrait ne fut rien comparé à mes 11 allers-retours suivants.
J’en attrapais à présent entre dix et quinze par jours, ce qui, à raison de trois croquettes par piège et ramené sur la balance électronique que j’utilisais pour peser les croquettes de mon carlin, qui commençait à tirer la gueule, équivalait environ à une demi-ration canine quotidienne... 

La légère appréhension que j’avais conçue au début en percevant le claquement sec sous l’évier avait laissé place à un morne stoïcisme et, étrangèrement, la colère, à une interrogation toute pragmatique : comment arrêter cette hémorragie bénigne et malséante ? On ne peut infliger de garrot à une si vieille demeure ! Le flux de l’existence peut s’agiter, changer violemment de lit, mais qu’il cesse un instant de s’écouler et aussitôt le barrage de castors se dresse, la nécrose menace et la gangrène survient, amputons le patient moribond ! Bien que "déménagement" fût un mot qui, depuis quelques mois, planait dans l’air printanier ainsi qu'un pollen allergène, je n’en restais pas moins, pour l’heure, le seul maître à bord de mon navire, même si celui-ci prenait sérieusement de la gîte. 

On m’avait lancé un nouveau défi ; je me devais d’y répondre.

Face à leur nombre, je n’étais qu’un ; mais, malgré ce qu’on veut bien raconter sur les rats, les corbeaux et les dauphins, j’appartenais quand même, de mon côté, à une espèce à peu près pleine de ressources. J’avais bien essayé de varier les modes de relâchage... Au bout du troisième aller-retour, qui remontait déjà à trois semaines, je ne m’étais plus contenté du fond du jardin, trop proche, ni du muret qui donnait sur le champ voisin, et m’étais mis à les balancer rudement côté parking, par-delà le mur haut d’une bonne dizaine de mètre qui me séparait du reste du village – au niveau des arbustes, afin d’amortir leur chute tout en me payant de ma peine. J’étais, il est vrai, également impressionné par la dextérité avec laquelle, quand j’ouvrais la trappe du bas et secouai leur boîte, elles se rattrapaient aux branches après un vol plané de plusieurs mètres et, comme le chat huant, filaient aussitôt, à peine sonnées et imperméables à la tétanie, mais galvanisées par leur liberté reconquise, jusqu’aux troncs, les descendant à la verticale avant de regagner la terre ferme.

Un soir, alors que je poursuivais mon puzzle de la Joconde dans la cuisine (à présent, le claquement sous l’évier m’arrachait à peine un soupir, je les laissai lambiner parfois plus d’une heure afin de les inciter à méditer sur le sens de leur misérable existence), mon carlin revint la mâchoire bleue : il mâchouillait un des marqueurs pour tableau que j’utilisai pour mes classes. Auparavant, cette vision indélébile m’aurait saisi, plongé dans l’effroi. Mais ce jour-là, je m’écriai tout haut : elle était sous mon nez, la solution !

Comme d’ordinaire, aussitôt levé, mon café bu, je relâchai les deux captives comme si de rien n’était et m’attelai aussitôt au nettoyage agacé des boîtes à trappes jonchées de crottes et de résidus de croquettes à moitié rongées (plusieurs, sans doute affamées, les finissaient une fois piégées). J’avais pu remarquer que certaines étaient plutôt longues et effilées, et d’autres dodues et ramassées sur elles-mêmes, presque rondes – mes préférées. 

Internet, cette fois, me laissa bredouille ; seul le fait de mesurer « la distance entre l’anus et l’appareil génital » de la souris grise domestique, de son vrai nom mus musculus, espèce absente, contre toute attente, d’une grande partie de l’Afrique, du Canada, de la Russie et de l’Amérique du sud, permettait de savoir différencier le mâle d’une femelle. L’autre méthode de « sexage » était réservée aux propriétaires de souris apprivoisées : deux petites zones sans poils, sous le cou, délimitaient les mammelles, invisibles à l’œil nu à l’instar des testicules des mâles juvéniles. Mais toutes possédaient un front. Là se trouvait, pour moi, la partie la plus intéressante.

Je laissai échapper la première. Esquivant la mine feutrée de mon marqueur bleu, elle se faufila dans l’étroit espace libre entre mon poignet et la boîte, et décampa sans demander son reste. Je ne parvins à mes fins qu’à la quatrième de la journée. Tout en tenant la boîte dans le vide, je la renversai d’un coup façon Orangina, puis profitai de la loi de Newton pour pointer le front de la petite incrédule, la flanquant au passage d’un beau bindi. Et, toutes proportions gardées, il y avait incontestablement quelque chose de mystique à ce résultat : non seulement étaient-elles marquées au fer tout en étant libérées, continuant ainsi d’appartenir à notre lieu commun d’habitation au-delà de ces dichotomies frustrantes que constituent la  vie et la mort, la liberté et la captivité, mais cette troisième voie, médiane, intermédiaire, signait enfin une première réussite contre la fatalité biologique de l’éternelle répétition du même. Une décision (ne pas tuer la souris) avait mené à une réflexion (comment s’en défaire ?) qui elle-même avait conduit à un acte (marquer la souris) ; que la méthode fît ou non ses preuves, le destin avait été infléchi. J’étais donc prêt à la défaite. La victoire serait un simple bonus.

Entretemps j’aurais acquis, dans les deux cas, une nouvelle connaissance : le nombre de souris dans mes murs était soit fini, soit infini. La fissure dans mes murs soit imagée, soit concrète - comme seul le vide peut l'être. 

Il fallut attendre plusieurs jours avant d’obtenir la réponse.

Une demi-douzaine de petits fronts agnostiques se succédèrent dans la joie et la bonne humeur. Jusqu’au n°7. 

Chiffre de la plénitude, célébré aussi bien par Blanche-Neige que par le Rig-Véda qui divise l’univers entre sept races humaines établies sur sept parties du monde. Chiffre de la chance, de l’harmonie et de l’introspection. Chiffre, enfin, de la sagesse : de l’union du monde matériel à celui des esprits.

Souris n°7 arborait le bindi.

Ému, je sortis et gagnai ma terrasse, celle qui donnait sur l’église. Je brandis le bras au-dessus du vide, juste à côté de la tonnelle qu’une vigne vierge envelopperait bientôt, près du montant fatidique où mon ex épouse et moi avions pu goûter à sa juste valeur l’amère potion de l’existence, et renversai la boîte en plastique. La souris hindoue chut puis se rattrapa, remonta la branche et rallia le tronc de l’arbuste. Je n’avais plus besoin de la suivre des yeux sur le parking. Je savais qu’elle retrouverait bientôt le chemin de ma maison et des prochaines croquettes. J’avais ma réponse. Ma forteresse était faillible. Ma forteresse l'avait toujours été.

Mais, de leur côté, ces mammifères menus avaient intégré les aléas d’un nouveau parcours, du nouveau saut d’obstacle qu’on leur avait infligé. Il n’y avait pas d’aller-retour, juste une circulation infinie d’énergies en perpétuelle mutation ; il aurait été idiot de prétendre y mettre un terme. J’esquissai un sourire, mon premier depuis longtemps, en regardant la nouvelle souris au bindi accomplir son vol plané, décelant même dans l’étirement de ses petits muscles bandés, dans la grâce modeste de sa chute, pas juste un soulagement ou de la persévérance, mais une étincelle de joie. Celle, sans doute invulnérable, que nous procure le goût du jeu.

 O.S.

 Saint-Lager, le 22.04.25.

mercredi 16 octobre 2024

Ceci n'est pas de l'écrit je suis allé aux confins de la souffrance. Qu’en ai-je retiré ? Une impression de légèreté. Ni catatonie, ni dépression ni repli en position fœtale : juste cette vie extérieure à nous-même, qui se poursuit. Tout est resté en ordre, travail, maison, le rythme continue et pompe à vide mais sommes-nous pour autant dénués de sentiments ? La mort nous priverait-elle d’émotions ? Ouch.
La vie survit.  Où êtes-vous adverbes ? La vie se serait-elle poursuivie laborieusement, péniblement, ah ah, je te poursuis, moi, mauvaise littérature, qui remplace le vide par un surcroît de tout !

« La vie continue », cliché certes, mais laquelle ? Quelle est exactement la vie que nous vivons, dorénavant ? Quelle était, partant, la vie que nous vivions ? Pensons romans. Oui, roman. Personnage. Squelette d’intrigue. Nous ne possédons plus assez de salive pour sucer tes os.

Baptisons, frères et sœurs, baptisons.

Il me faut un nouveau nom. Vous, les blasés du conte, comptons-nous vous surprendre ? Pourquoi le voudrait-on ? Nous voulons vous faire toucher du doigt quelque chose. Ah ah. Vérité, écrite en lettres de feu, gravée dans un marbre inaccessible – peut-être n’a-t-il jamais existé. Nous nous en moquons, vraiment. Ce que nous voudrions mesurer, et nous nous incluons dans le calcul, c’est la distance que la fiction nous avait fait prendre, cette sale habitude, ce vilain réflexe, où en sommes-nous, actuellement, au sein de notre réalité ?

Nul, en ce monde, jusqu’à Elon, ne peut répondre à cette question. L’humain est né pour être programmé. En lui les données fixes circulent : traditions, opinions, religions, révolutions, les fluides en -on sont notre donnée de base, notre sang, que nous parvenons à asséner aux étoiles, à Mars ? Mars ? Le Dieu de la guerre est-il encore en vie, là-bas, au sein du rouge ? Savons-nous réellement pourquoi ce lieu commence à démanger ?

Parce qu’il n’est pas ici. Les derniers siècles ont dédaigné l’ici à la faveur du là-bas et le là-bas, peu à peu, est devenu trop proche. Expatriés, nous détestons désormais celles et ceux qui passent la frontière. Une rivière au Mexique, une mer en Méditerranée, qu’est-ce, aux yeux de notre regard semi-galactique ? Peanuts. Ridicule. La survie n’est plus à la mode – trop de peuples sont concernés. La traversée ? Cliché, cliché. Qu’avons-nous à transporter ? A transporter. Qu’y a-t-il dans ce chargement, excepté nous ?

Nos vivres sont-ils à notre image ? De l’eau, nourriture, capotes, livres portatifs. A quoi se résume l’homme insulaire ?

Voici des questions, des questions, des questions, il faudra bien nous en satisfaire, nous, les tueurs de certitudes. Ne nous blâmons pas, c’est Dieu lui-même qui nous y poussait. Crois, ne crois pas. Crois, ne crois pas. Lève les yeux, que vois-tu, homme ?

Des étoiles ? OK. Que sont ces étoiles ? Des bouts de rêves, des phantasmes ? Des morceaux de toi-même ? Tes ancêtres. Ce sont tes ancêtres. Tu as été formé là-bas et là-bas tu retourneras. Ô pureté ? Mot aux milliards de morts ! Noblesse sanguinolente et tyrannique ! Veine crue oubliée des régimes démocrates ? Te rappelles-tu non d’où tu viens, mais d’où tu venais ? Comme si nos aïeux pouvaient savoir ! Comme si nos anciens pouvaient encore nous parler ! Mais nous avons oublié, oublié ! Quelle était cette étrange poussière stellaire qui nous constituait ?

Nous avons vainement rapproché nos dates de naissance. Nous sommes nés en quoi, demi-siècle, siècle, millénaire ? Des lettres ! Des lettres ! L, C, V ! quel manque d’ambition dans l’arrière-quête de notre destinée !

Nous sommes une espèce formée par les éons, et nous feignons de ne pas nous comprendre. Nous avons côtoyé les Cthulhu des poètes, les Hadès, les Styx, Atlas et les tous premiers mondes ! En nous, et en rien d’autre, réside ce qui fut l’éternité.

Humbles, nous sommes ; humbles, humbles, nous qui crucifiions notre arrogance sur la croix des demi-dieux ? Nous n’avons jamais rien inventé que nous-mêmes. Nous n’avons jamais rien prié que nous-mêmes. L’amour que nous vouions à vos proches nous a aveuglés. Nous sommes nés loin de tout, y compris de nous-mêmes.

Ailleurs, nous sommes nés ailleurs, quelque part, là où la joie et la douleur ne faisaient qu’un, où la vieillesse et la nouveauté étaient synonymes ! Chaque définition a été une étape vers, un combat contre la guerre à notre propre permanence !

Les créationnistes avaient raison ! Les chrétiens, les athées, les païens et les humanistes. L’homme a toujours été. Né en même temps que ses dieux, et morts bien après eux.

Retour sur terre, mais provisoire. Je plains les marchands, le regard rivé à leur étal, chaque sesterce, usé ou récent, valant pour une dose d’oubli ! L’humain s’assoit si facilement, se crée si facilement son monde ? Il pose quelque chose, autre chose un peu plus loin, il est content : il est entouré, il est plein, protégé ! Quelle armure translucide, toutefois !

Nous te voyons, hommes, à travers tes propriétés ! Nous comprenons ton sourire naïf, ton sourire mesquin, victorieux, d’avoir écrasé ton prochain et amassé, amassé ! Quel petit maître es-tu devenu pour toi-même ? Mais où est ton logement, dans ce qui est plus grand, dans le havre originel, quelle place possèdes-tu ?

Dis-moi. Non, attends : jouis. Tu me le murmureras à l’oreille, usé, lors de ton dernier souffle. Tu renieras alors tes reniements, dénonceras alors tes mensonges. Piété ? Quelle piété ? Honte ? Quelle honte ! Quelle confession, quelle culpabilité ? Le seul remords de l’homme est de ne pas avoir pu être ce qu’il était. D’avoir cherché, partout ou nulle part, ce qu’il pouvait si aisément trouver !

La « société » ! J’entends ces anarchistes ! La société a coupé le cordon. La société... n’existe pas. Elle n’est que nous en plusieurs. Nous sommes les bris du reflet qu’elle nous tend. Il n’y a que des hommes. Des hommes. Et il n’y a toujours eu que nous. Et nous n’avons jamais été seuls. L’espace nous a voulus ainsi. Agglomérés. Denses. Tangibles.

Un humaniste génial serait parvenu à sa fin : il nous aurait circonscrits. Voilà comment tu es, homme, comment tu dois être, pour perpétuer la race ! Sois-bon, progresse !

Tttttt. Silence. L’homme est tout ce qu’il ne pensait pas être. Il n’est pas le carrefour de ses propres possibilités, de ses propres limites, il est tout ce qui vit en dehors de lui ! Réceptacle souffreteux d’énergies inlassables qui le foudroient en permanence. Passivité forcée en proie à une chose trop grande, et innommée. Minerai. Diamant sale. Petit. Qui ne doit, hélas, sa valeur qu’à lui-même. Forcé de tout fixer à l’aune de soi.

Une histoire, quémande-t-il ! Une histoire pour savoir quelle elle est la mienne ! Encore un reflet du flux qui nous porte, pitié, nous n’en aurons jamais assez !

Que nous les adorons ! Que nous les appelons de nos vœux ! Nous les avons transmises, colportées, trahies et transformées, nous les avons dévoyées mais tel le serpent majestueux de ce Moi ancien que nous ne connaissons plus, la Fiction, telle qu’elle-même, se dérobe à nos regards usés, et clame à chaque fois sa nouveauté ! Crois en moi et je te rappellerai qui tu es.

Ne vois-tu pas qu’elle est toujours la même ? Ne vois-tu pas qu’elle ne raconte rien d’autre, sous une forme accessible, que l’essence qui nous constitue ?

Et nous en redemandons, parallèle à nos existences dures ; histoires, crions-nous, histoires, histoires ! Pitié ! Nous avons soif, ou faim, rassasie-nous ! Fais-nous oublier que nous avons oublié qui nous étions !

Nous étions tellement grands, tellement puissants. Le cosmos était à nos pieds. Il mendiait notre regard, pour exister. Soyez témoins, soufflait-il de sa voix puissante, perpétuez mon souffle ! Voyez Zeus, se mettant en quatre pour nous séduire ! Que lui fallait-il une vulve de notre race, lui qui gouvernait les dieux !

Blague ! Plaisanterie ! Chaque matin, devant la glace, nous nous comparons tristement à l’infini que nous aurions pu être et que nous avions été. Nous avons été maudits par nous-mêmes et sommes devenus le peu que nous sommes.

Rien n’est écrit, que ce que nous écrivons encore. La tragédie, NOUS l’avons inventée. Le drame est un suspense censé égayer notre sentiment morbide. La comédie, nous rions, rions d’avoir omis. Quel plaisir de nous réduire à nous-mêmes !

Dieu que l’homme est devenu modeste ! On s’étonne encore qu’il veuille s’entre-détruire ! En finir à coups de missiles, sectionner son nucleus à coups d’atomes vengeurs ! Nostalgie, nostalgie...

L’homme est encore plus grand quand il ne reste plus que lui. Quelle chimère que d’arrêter l’apocalypse ! Quelle sensiblerie que de pleurer nos morts ! Nous n’avons toujours été que nous-mêmes, plus grands que nous, et que la mort de nos semblables !

Gloire à l’espèce, mes amis.

A l’espèce à laquelle nous appartenons. A celle qui renâcle à ne pouvoir être qu’elle-même !

Aucun autre animal ne s’est jamais rêvé plus grand que lui-même.

Le sommes-nous ? Animaux ? Pas plus que les autres de ce monde. Certes, nous respirons, suintons de multiples fluides, nous en gorgeant à l’occasion ! La plus pure des demoiselles a adoré se voir pisser. Tout ce qui sort est preuve de ce que nous contenions. Il y a en nous quelque chose qui, toujours, abonde. Se renouvelle. L’organique ne connaît ni la fin ni le début : il les coïncide. Nous sommes des fontaines, parfois sèches.

Flaques, taches, souillures : tout autour de nous notre corps laisse des traces pour nous signaler quelle ampleur était la nôtre.

L’est-elle ? L’est-elle toujours ?

OUI ! OUI OUI ! Que pouvions-nous être, sinon égaux à nous-mêmes ? La pire des engeances a ceci de commun avec le plus noble des rois. Le diamant a de multiples facettes, mais la chose en nous qui en fixe le prix est un fil à plomb tendu à travers l’univers.

Aujourd’hui, grâce à la technologie qui nous a volé le calcul, nous comptons nos pas. D’un point A à un point B. D’ici à là. De telle maison à une autre. La Terre est un peu bornée, pour de tels arpenteurs. Avons-nous fait la somme ?

Mètres, kilomètres. De nos propres pieds. L’obèse est un athlète aux yeux de nos propres dieux. Toute notre existence nous a vus marcher, courir, et pourtant nous pleurons sur notre statisme ! Combien de choses avons-nous portées ? Déplacées ? Replacées ? Réduites en bouillie ! Mouvement est mélancolie.

Si l’homme se hait, c’est qu’il s’est toujours souvenu de ce qu’il était. Il faut se dire : toutes nos trahisons, nos mensonges, nos petitesses, nous seuls les avons définis. Ils sont les témoignages banals de nos rêves et, au sein de nos rêves, nous nous promenons encore, dans ce décor abstrait qui devait rester le nôtre.

Il nous faut donc mener l’enquête. Faire ressortir ce que taisent trop d’histoires : chercher le coupable qui nous a déchus, qui nous a volé notre trône. Sortir le ver parasite et l’étrangler à mains nues.

Le rétrécissement, ou un élargissement, est-il à l’œuvre ? Nous manquons de recul, et, cependant, nous savons. Sentons. C’est un élargissement rétréci. L’homme se scinde en tribus semblables, partout revendiquant une similitude que d’autres ne partageront pas, il cherche, cherche, chien aveugle dans une chênaie truffière, porc, cochon domestique, il bave, fouaille, le nez dans la glaise, aveugle à tout ce qui n’est pas lui et qui pourtant l’est. Pauvre scindé ! Pauvre rêveur de morceaux, pauvre zélateur de bribes ! Timide, lâche, semi-réflexif condamné à l’échec ! Tu n’es un bout que parce qu’il y a tout !

Les communautés sont le plus ancien rêve à venir. L’homme, lâche, se regroupe parce qu’il croit savoir ce qu’il est. Il se donne trois mots pour se définir et s’y résume. Il a tellement peur de la multitude ! Il se sent si fier de sa singularité !

Quelle modestie dans la prétention. Il se découpe, et se range quelque part, dans un coin d’étagère que d’autres ont défini pour lui. Il ne croit pas en tout ce qu’il aurait pu être et se résume au peu de choses qu’il est devenu. Et il attend, vigilant, avare de sa poussière, de cette fixité impossible qu’il appelait de ses vœux !

Donne-moi de la matière, à moi qui n’étais fait que de rêves ! Plante-moi et statufie-moi, je rêve de me dresser, seul avec quelques autres, contre le vent qui nous niait !

Quel vent, petit ?

Et d’où soufflait-il ?

Tu portes en toi la vaste morale qui te condamne. Tu ressembles à tes agresseurs. Femme, tu aurais pu être violeuse si la nature t’en avait offert la possibilité ! Sois heureuse. Tu as eu de la chance dans ton malheur. C’est cela : tes bourreaux sont en face. Ils méritent amplement leur sort. Profites-en et n’épargne personne. L’heure a sonné de ta revanche contre toi-même. Si nous avions été femmes, nous aurions fait de même.

Petit, cher petit, nous murmurent, toujours maternantes, nos illusions ! Je ne suis pas lui si bien que je suis moi ! Allélujah ! Et que faisons-nous de la glaise ?

Vous vous rappelez ? La glaise dont nous sommes issus. Vous qui croyez en l’hérédité et en la genèse de la vie et des planètes, voici maintenant que, soudain, vous vous isolez ?! Que vous arrive-t-il ? Vous flanchez au milieu du gué ?

Nous sommes l’humanité et l’humanité est en nous, se faufile en nous, se terre et brusquement se manifeste. Nos lois imposent des noms à ces manifestations. Elles sont parfois gentilles, parfois immondes. L’humanité, décrètent-elles, n’excuse rien. Un humain peut être bien. Bien ? A quelle étoile dans la nuit médailler ce petit nom commun ?

Il le faut pourtant, oui il le fallait. Punir, légiférer, exécuter. Car l’homme, sans le savoir, conserve en germe le Chaos qui l’a vu naître. A lui seul il lui incombe, et il le sent, de le réguler.

Sincèrement, le nazi a marqué son époque. Il a réussi son coup. Il nous a montré qui nous pouvions être. On lève le bras, on adule, on extermine. C’est la symphonie du verbe. L’apologie de l’homme qui se fond dans l’action.

La raison lui a fait oublier qui il était. Il s’est levé sous le bras, avec le bras, a idolâtré un symbole tournant mais fixe qu’il ne comprenait pas, un symbole de paix pour déclarer la guerre et embrasser une dernière fois la VIRGINITÉ ! Entretemps, pendant sa quête, l’impureté l’a rattrapé : le nazi a trop haï, et s’il a quelquefois pleuré, c’est parce qu’il ne s’était pas préparé à la vitesse et au souffle du vent de néant qui l’emmenait !

Il en faut du courage pour ainsi se couper des hommes ! Quelles pucelles farouches ils faisaient, dans leurs beaux uniformes ! Quels sigles ne sont-ils pas allés inventer pour se dissocier du Grand tout, ces orphelins pitoyables de l’abjecte rêverie ! Qui, ici, serait encore assez idiot pour se rallier à un seul homme ? Adolphe, en toi nos dissolvons nos noms et ceux de nos familles ! Crétins absurdes !

Qui, ici, quelque part sur la carte, serait assez modeste pour associer l’absolu à un autre né du même monde ? Je t’aime, je t’aime, scandaient leur totenkopf.

La pire des figures : la métonymie. Croire qu’en une partie puisse résider le tout alors que le tout ne peut être qu’en tous, et partout, de tout temps !

Et encore, nous, ne faisons là qu’un tout petit peu d’Histoire. La Seconde guerre est là pour nous rappeler les barbaries que nous avons déjà oubliées. Pour nous dire : « Voici des hommes qui, en tuant, ont tenté de se séparer, avant d’échouer, et de laisser à tous les hommes du monde, ce sentiment équitablement réparti de culpabilité. »

Leçon de l’empire écologique à venir : l’homme est né pour fomenter sa future dictature. Point de salut pour la fourmi qui s’est aventurée trop loin de sa fourmilière ! L’intérêt collectif et universel primera toujours, et c’est pourquoi le Reich était un feu de camp pour boy-scout énamourés.

Le pire est à venir, amis, car nous allons bientôt nous rassembler. Délaisserons nos idiosyncrasies pour nous remettre à marcher d’un même pas, comme au temps de Babel ? J’entends d’ici les arguments, les prétextes pour revenir aux origines, et défendre cette planète qui se moque de nous comme d’une guigne ? Nous ne sommes jamais que le petit thermomètre d’enfant planté dans son cul !

L’avenir est le mot valise. Celui dans lequel empaqueter nos sacrifices. La planète n’est pas le sujet, ce n’est qu’une des celles que nos âmes oublieuses ont habitée. La race. La race.

La vraie.

L’unique.

Celle qui nous a tant vus massacrer l’animal, traquer la moindre sous-espèce, exploiter sa viande. Dans le sang des bêtes se mire notre triste triomphe. Nous, peuple élu, maudit par des dieux que nous avons bâtis. Seuls ? Seuls.

Certes, mais nombreux.

Invariants. Le progrès n’a aucune incidence. Il glisse sur notre marbre comme la pluie sur un ciré. Nous avons toujours été, et tels que nous sommes. Des millions d’années ne sont pas parvenus à nous amenuiser. Oui nous nous sommes un jour mis debout. Avons apprivoisé les espèces que nous dévorions. Nous nous sommes mis à câliner. Bien plus tard, nous avons inventé des crèches. L’enfance et l’amour. Ces petits tout purs ne sont pas vraiment nous. Vraiment? Attendez un peu, vous verrez.

Ils grandissent et croissent, finiront par se relier. Leur sexe est un pont rétractile, il sort et rentre selon les âges et le travail est fait. Je prie pour qu’un jour une force encore plus grande mette fin à cette démence. Et parce que je prie pour ma fin, je redeviens cet humain. Cette force que nous voudrions nous surplomber, c’est de nous-mêmes que nous l’avons extraite !

Icare, même fondu, rayonne encore ! Prométhée, c’est nous qui l’avons enchaîné !

Chacun, à se mesure, commet son petit excès et se mesure au monde.  Il s’est fait des cercles d’amis et vit dans un cube mais la géométrie n’est décidément pas sa tasse de thé. Il ne fait rien que commettre ce pourquoi il est. Car il est, parmi toutes celles qui sillonnent le vaste monde, sa propre frontière. L’amoralité de la liberté le terrorise, et c’est pourquoi il se morfond, à rompre avec ses principes, à bafouer ses premières amours, à risquer tout ce qu’il aime sur un pari perdu d’avance. Si l’homme aime tant se détruire, et détruire ce qu’il chérit plus que tout, c’est qu’il se sait foncièrement invincible. Et il sait que l’être qu’il a aimé puis tué l’était tout autant car il survivra dans le monde comme de la mauvaise herbe. Notre univers n’est pas fait que de vivants, il est tissé de fantômes et de regrets volontaires. Notre sang est en partie figé. Il avance, mais lourdement.

Il charrie le sang de celles et ceux que nous avons aimés avant de les assassiner, c’est ce qui fait son incarnat, lui procure son poids. Que vaut, à nos yeux, le sang toujours trop jeune d’un moustique amnésique ?

L’homme vaut, parce qu’en lui se masse l’hémoglobine du prochain qu’il a renié. On ne pourra jamais tuer un tueur : il est plusieurs. Nous ne pourrons jamais qu’emprisonner un de ceux qu’il a été. C’est une déception sans cesse renouvelée. Et, parfois, un regret de ne pas avoir osé. On meurt d’avoir tué. Puis on renaît, mais mal. Partiellement. On débute quelque chose qu’on ne finira pas.

On est déçu car la vie est courte : on aurait encore pu davantage se perdre, s’oublier. On se déçoit, parce qu’on est ambitieux. Ce n’est pas l’impact au sol qui compte, mais la longueur de la chute.

vendredi 7 juin 2024

G.P. Paul

Grand-père, montre combien tu vivais
À moi qui naquit à demi-mort un jour bicéphale
Comment tu as su enfanter tant, d'espoirs aussi,
Quand je n'ai fait que plonger mes propres fruits dans la désespérance
Et la noirceur du faux monde que pratiquent celles et ceux ne vivant qu'en-dedans

Grand-père, montre comment tu as aimé et bâti toutes ces choses
Au milieu d'autres qui, à mon image, n'en entassent que d'infimes
S'achète-t-il quelque part, ce blindage laissant passer les vents
Cette armure sensible qu'on destine aux autres plus qu'à soi
Où la trouver ? La voler ? Qui soudoyer ?

Tu as épousé la vie dans ses méandres, surmonté colère et déception
Ta vie est un oui quand je ne balbutie que la mauvaise réponse
Décidément, nous n'étions pas faits du même bois
Le tien s'est consumé neuf dizaines d'années, le mien fume en permanence
Sans réchauffer quiconque

Grand-père, largue des cieux en lesquels tu croyais
L'harmonie que mes enfers m'interdisent
À genoux, je n'enterre pas des hommes qui m'ont aimé
Ne puis sentir que le souffle de la faux sur mon cou lisse
Un uniforme me manquait : un béret, une écharpe eussent fait l'affaire

Mon insigne est la plus répandue ; c'est celle des néophytes, des exemptés
Qui pensent avoir fini la vie avant même l'avoir commencée
Grand-père, enseigne-moi cette divine gymnastique
Qui évite les balles et peut les encaisser, je veux à mon tour un jour tenir debout
Regarder droit dans les yeux les aberrations, les miennes, les leurs

Et leur annoncer par ta voix, dans un demi-sourire :
"Passez votre chemin et allez voir ailleurs, j'habite parmi les miens
Le logement que vous cherchez je ne l'ai jamais visité, j'ignorais même qu'il existât
Alors déguerpissez, spectres lâches, immondes pensées,
Mots verbeux, rimes fébriles, nombrils mal nettoyés

Je ne mange pas de ce pain-là.
Vous grondez, moi je fais.
Conspirez entre vous, laissez-moi en paix.
Au pire, rendez-vous chez l'Olivier sans rameau, c'est mon petit-fils, il vous connaît.
Il vous fréquente, il vous appartient. Il vit là-bas dans du papier."

Grand-père, montre la porte qu'on ouvre, non celles qu'on referme
Il est grand temps, et je veux ruer à mon tour, me battre et danser
De là où je suis constamment assis, je ne bougerai plus
Et les yeux levés, la bouche ouverte, attendrai béatement ton sermon clandestin
Tu me chaufferas les oreilles et enfin je t'entendrai.

O.S.

Saint-Lager, le 7.06.2024

Il n'existe pas de territoires vierges
Les nations que l'être contient n'ont ni frontières ni conquérants

Il n'existe pas de territoires vierges
Aucun océan, fût-il minuscule, ne borde les chaînes de ses montagnes

Il n'existe pas de territoires vierges
Ses déserts : des entrelacs d'empreintes anonymes

Il n'existe pas de territoires vierges
Refuge ni sommet ne lui permettront de se contempler 

Il n'existe pas de territoires vierges
Il est partout en lui et au dehors, sans arpenteurs ni cartographes

Il n'existe pas de territoires vierges
Lourds d'existences antérieures et à venir, nous demeurons

Il n'existe pas de territoires vierges
L'au-delà est en deçà et vice-versa, le hasard prend la forme d'une comète

Il n'existe pas de territoires vierges
Que nous voyons filer, hagards, sans identifier sa constellation

Il n'existe pas de territoires vierges
Notre chaos a été ordonné jadis par un nom que nous sommes libres d'aimer

Il n'existe pas de territoires vierges
Né pollués, contaminés, nous idôlatrons en vain des tracés

Il n'existe pas de territoires vierges
Nos plans sont les brouillons d'un autre, nos trajectoires des cercles vicieux

Il n'existe pas de territoires vierges
Les mots, des fossiles d'énergies éternelles indivises

Il n'existe pas de territoires
Nous forons où nous sommes et ce que nous deviendrons dans l'amalgame universel

Il n'existe pas de
Drapeau sans la main crispée qui le brandit

Il n'existe
pas
de
territoires

Seuls des mots qui les bornent dans l'âme aveugle de nos yeux provisoires

 

Saint-Lager, le 5.06.2024.

mercredi 8 mai 2024

La faux descendue

Quand le ratier des vivants applaudira des mains,
Léguez à l'hiver ma noirceur dispersée
De mes points trop noirs écoeurez un enfant.
Emiettez sur son front ma verge et mes soucis.

Déserts, qui crissez dans votre jaune infini,
Mon vide, à celui des morts, vous l'assortirez
Du paisible grain à l'obscène oasis
Entre l'ancien absent et le futur venu,
La lourde faux du jamais, se relevant, chuchotera :
"Ici comme là-bas, avant tel après, le néant a germé."

 

Pastiche V, Saint-Lager, le 8.05.2024.


mardi 16 janvier 2024

La vie sans toi ma belle
M'a privé du ciel bleu
Les mots pour le décrire
Retombent tous au pied de ta petite pierre de granit

Ils sont devenus rares
Les instants sans voile

Les souffles inédits qui se prolongent
S'exténuent sans cesse
Au contact de ta jeune image
Que nulle bougie ne fait plus vaciller
Le temps s'alanguit et s'embourbe
Dans les lagunes saumâtres de l'impossible oubli
Eteignant tes braises dans l'eau de mes cendres
La mer s'est retirée d'une plage trop vaste
Et les coquillages que je glane 
Ne scandent plus qu'un rivage inaccessible.
Là-bas, les crêtes des vagues n'écument pas
Mais ressassent sans fin la pâleur de leurs échecs
Plus rien ne s'élève, tout redescend
Venant encore grever
La stèle interne qui m'ancre à la vase invisible
Des profondeurs de ta perte.

OS, Mercurol, le 16.01.24

samedi 4 février 2023

Discours de la méthode

N'être sûr de rien. Ne se fier qu'aux détails. Croire percevoir des indices. Ne jamais s'en satisfaire. Laisser la panique s'installer puis retomber.
Recommencer le lendemain. Se lever crevé. Y croire volontiers. Oublier les doutes de la veille. Y croire de nouveau. Confondre le soir et le lendemain matin, puis l'aurore et le crépuscule.
Renier la maladie. Prendre ses drogues. Être surpris d'espérer. Se laisser contaminer par la joie. Fêter l'improbable et savoir qu'on l'a déjà rendu possible. Oublier et recommencer à craindre. Exulter.
Ne pas considérer que le monde est clos et l'infini, à portée. Savoir se tenir. Courber l'échine devant la loi, les yeux derrière la tête. Sourire de façon narquoise et ne rien respecter.
Partir en aveugle, les mains dans les poches. Ne rien calculer. Se fier aux mauvaises étoiles et adorer la lune quand elle brille à moitié vide. Regarder la nuit de façon éclairée, ne concevoir le soleil qu'à la façon d'un subterfuge suprême.
Ne jamais mesurer son pouls. Risquer l'infarctus, aduler l'orgasme, le coup de soleil du feu de joie et l'amertume des cendres. Avoir les mains moites et laisser l'autre, l'aimée, souffler dessus. Lui laisser embrasser vos paumes comme si elles étaient sacrées.
Comme si vos anciennes plaies avaient connu le clou.
Ouvrir votre porte intime à ses déménageurs. Mémoriser leurs baisers. Les laisser briser gentiment vos plus belles porcelaines.
Défaire vos draps conjugaux et les mettre à suspendre aux yeux de tous. Exposer sa tache, même nouvelle. Ne pas avoir honte. Ne jamais espérer de pardon.
Continuer à vaquer à sa vie, à moitié changé. Aux trois quarts bouleversé. Attendre ou pas que le dernier quart suivra. Passer la soirée comme si rien n'avait changé, sans falsifier la façade.
Être sûr de peu. Être capable de rien ou de tout. Rater. Endurer. Pleurer d'avoir causé des ravages. Recommencer. Se passer du couteau et de l'arme à feu pour privilégier la tendresse. Sur un coup de tête, refuser de bluffer. Fermer les yeux au carrefour, brûler les feux, tailler la route.
Tailler la route et même celle de l'autre.
Foncer. Ne pas freiner et pourtant subsister. Lever la tête et adorer la lune à moitié pleine. Hurler tel un demi loup-garou ou un lionceau malade. Flatter les animaux laids, même quand c'est le vôtre, même quand c'est le sien. Aimer l'étrange et le honteux. Assumer le biscornu. Faire l'éloge du dommage corporel. Se sauver mais ne pas fuir. Être rattrapé, et régénéré.
L'abandonner à elle-même. Lui rappeler que nous serons toujours là quand nous mourrons.
Écrire une belle histoire remplie de fautes, ne jamais se contenter d'une nouvelle, incinérer sans une larme les romans interminables. Mentir pour de vrai, pour de bon.
Emprunter le chemin de l'autre. Se baigner dans ses ornières. Se rappeler le poitrail martelé du romantique et déboutonner sa chemise. Dégrafer. Tirer dessus. Défaire.
Pour refaire.
Refaire, sans répéter. Renaître sans périr. Faire de l'existence une petite éternité. Privilégier le pluriel, oublier le "Je", refuser de jouer : risquer gros. Faire tapis. Être nu et s'exposer sans plainte à la cruauté.
Brûler tous les cierges qu'on n'a pas. Adorer des idoles obscures, devenir sataniste pour mieux contourner l'enfer. Empoigner à deux mains le plateau vernis du paradis. Le descendre et l'embrasser. Se dire qu'on a décidé. Voulu. 
Cherché. Se dire qu'on a réussi presque malgré nous en dépit du bon sens,. Se taire. Cesser d'écrire. Apprécier. Fermer les paupières.
Écouter. Le bruit. Ce raffut indigne. Ce glas festif.
C'est la cloche d'airain de votre second coeur.


OS. Saint-Lager, 30.09.22.

dimanche 22 janvier 2023

Nono

Tes pieds au bord de la falaise
M'ont mis au pied du mur
Tout en bas ta dépouille brisée sur les rochers
A coupé en moi le systématisme
Qui conduisait aux chemins sûrs et verdoyants
Des vies balisées renseignées sur la carte
Désormais je longe à mon tour
Les bords crayeux battus par les rafales du nord
Me rappelant que la pire douleur est possible
Que l'amour ni l'écoute ne sont d'un grand secours
Quand l'être que les émois ont fait de nous
N'épouse pas le patron découpé par nos voeux
Tes pieds se sont avancés
À cet instant, peut-être, une mouette passait
Les ailes déployées, le bec vers le bas,
Te jetant au passage un coup d'oeil intrigué
Tu l'aurais alors entendue malgré la nuit
Rire tandis que tu tombais
Du ris innocent et doux des créatures de Dieu
Confrontées chaque jour au fléau de la gravité
Au fléau des rafales et de la vaste indifférence
Tu aurais seulement pu te promener, remonter le col de ta veste
Omettre de commettre ce léger pas de côté
Ta vie aurait repris, la mienne aurait suivi
Nous aurions de concert bravé les courants d'air
 Plongé follement dans le cambouis
Avec l'ardeur imbécile des guerriers de la vie
Nous aurions contemplé nos mains noires
Les aurions essuyées à chacun de nos anniversaires
Sur la nappe neuve dressée pour l'inventaire
Nous y aurions aussi planté tels des drapeaux nos bougies respectives
Puis les aurions rallumées d'un simple briquet
Après chaque rafale dévastatrice.
Tu as juste choisi de ne plus souffler
De te laisser porter, privé des ailes que tu méritais,
Pour célébrer à ta façon la dureté du sol où tu es né
Cette terre sans anges ni diables ni filets
Nous aurions conservé le bonnet et le cachez-nez de l'enfance
Ils nous auraient protégés
Le talisman de notre jeunesse commune
N'a pas ralenti ta chute
Et si le poids des ans a allégé la mienne
Elle ne l'empêchera pas non plus car
À chaque paysage, sa falaise
À chaque moment, son vertige
De la ligne droite que ton drame en moi a tracée
Germe une éventualité de chaque instant
J'attends de ton spectre qu'il plaide auprès de mon coeur
La thèse de l'erreur de jeunesse et du trébuchement
L'idée que le raccourci que tu as pris
Ne menait pas vraiment au même endroit
Que celui vers lequel, en boitant, je m'achemine 
Tes rochers là-bas sont à présent couverts de varech
Ton jeune sang s'est délayé
 Et si ta voix, dans la mienne, résonne encore parfois
Elle me rappelle également
Que je ne suis plus le même et que les rafales du nord
Savent, de temps à autre, s'arrêter de souffler.

Saint-Lager, le 22.01.23

samedi 21 janvier 2023

                                                                    Neglegentia diligens

Qu'importe que la Terre soit ronde.
Qu'importe que tu sois plate ou vallonnée. Que je te parcoure en vélo ou SUV. Que je découvre du pétrole dans tes fonds ou un pâle ersatz de ma propre essence. Qu'importe que je remonte une âme du noir de tes puits, qu'ils soient emplis d'or ou d'eau croupie, qu'aussitôt humé le gaz du vide m'asphyxie.
Qu'importe que je meure ou poursuive modérément ma vie, car je ne possède plus ce crochet d'or qui sert à se récupérer. Des drames ont séché et je ris, en suspens, au nez rouge des tragédies.
Mon encre s'est diluée dans l'inanité du monde, l'air me traverse, je suis transparent, sans gravité. Je n'adhère plus même à la cause du néant et quand enfin la mort me rattrapera je ne serai plus depuis longtemps que l'étiquette griffonnée à la va-vite sur l'orteil de mon cadavre.

O.S. 19.01.23.

mercredi 4 janvier 2023

A ÉTÉ

Sous une chaise, un masque est tombé
Par accident, une autre main l'a ramassé.
De l'air vicié fut respiré communément,
Symptôme précurseur de la peste à venir.

Déjà sur l'écran de petits mots germaient
Humectant les cristaux liquides d'une cyprine abstraite.
Les phrases, l'une après l'autre, soulevaient leurs jupes
Troussant le long des allusions leur vérité nue.

Rendez-vous fut pris, très vite débroussaillé par la réalité
Un présent apporta sa pauvre obole, métonymie d'un été rêvé
Mais entretemps les mots s'étaient changés en paroles :
L'épidémie, soudain, était partout, et Pan voulait son dû.

Il l'eut, porte fermée, sur une table, sur un bureau
Sous forme de fougue adolescente, aux langues tournoyantes
De respirations rauques et d'apnées mal négociées.
La qualité de l'oblation mesurant celle des sacrifiants.

Tel le porc scindé verticalement par la scie de l'abattoir
L'officiant continua, sur une jambe, à arpenter la scène du monde.
L'autre patientait déjà sur un lit inconnu,
L'intimation des draps durcissant les conditions de l'échange.

Une première échappée fut tentée un soir
Tôt rattrapée par les baisers du matin.
Ce qui n'était naguère qu'un gaz avait pris l'odeur du lien
Et une breloque au nombril, un air de piège à lapin.

Sur la rivière langoureusement s'écoula sans heurt
Le bateau mou de leurs primes amours.
Pan, conciliant, leur avait ménagé un nid
Conforme aux mensurations d'un ébat sans gestation.

La perspective des adieux rendait chaque instant crucial,
Émotion et désir allant main dans la main à leur premier bal
Convolant en d'injustes noces qui n'étaient pas les leurs.
À l'abri d'un parc un échéancier fut vite échafaudé.

Des Milan et Furiani, fut-il convenu, seraient les lieux de sa chute.
Privés de corps, les petits mots revinrent, plus petits encore.
L'écran avait rétréci et les doigts, engourdis,
Cultivaient la périphrase et l'euphémisme.

Le brasier de l'hyperbole avait vécu.
Place aux manoeuvres et aux trompettes solennelles de la morale !
N'est pas Pan qui veut, quant à Apollon...
Le rat de la conscience ne se contente pas d'un maigre biscuit.

L'air de l'été, déjà, est redevenu pur.
La saison des masques peut recommencer.
Les chaises sont en place, les futures conversations bruissent,
Sans égard pour les tombes roses qu'elles ont creusées jadis.

L'écran est éteint, peut-être un jour se rallumera-t-il,
Avides de mots à polir et à tordre en tout sens ?
Ô frénésie des miroirs où nos brèves idylles se contemplent,
Vénère la poudre d'éternité avec laquelle tu te pomponnes !

Mais n'espère pas, sur tes beaux yeux plats,
Recueillir un jour la quintessence de nos idiosyncrasies !
Car nos êtres, au dehors, sont aussi creux que toi.
Ce ballet de fantoches qu'un été tu as vus danser 
Sans ton aide n'aurait jamais existé.


Minervio, 9.08.2022.