Cendrillon

Cendrillon
« Fallen princess, CINDER », 2017, © Dina Goldstein. Avec l'aimable autorisation de l'artiste.

mercredi 16 octobre 2024

Ceci n'est pas de l'écrit.

 

Je suis allé aux confins de la souffrance. Qu’en ai-je retiré ?  Une impression de légèreté. Pas de catatonie, de dépression, de repli en position fœtale juste cette vie, extérieure à nous-même, qui se poursuit. Tout est resté en ordre, travail, maison, le rythme continue et pompe à vide mais sommes-nous pour autant dénués de sentiments ? La mort nous prive-t-elle d’émotions ?

Non.

La vie survit.  Où êtes-vous adverbes ? La vie se serait-elle poursuivie laborieusement, péniblement, ah ah, je te poursuis, moi, mauvaise littérature, qui remplace le vide par un surcroît de tout !

« La vie continue », cliché célèbre, certes, mais laquelle ? Quelle est exactement la vie que nous vivons, dorénavant ? Quelle était, partant, la vie que nous vivions ? Pensons romans. Oui, roman. Personnage. Squelette d’intrigue. Nous ne possédons plus assez de salive pour sucer tes os.

Baptisons, frères et sœurs, baptisons.

Il me faut un nouveau nom. Vous, les blasés du conte, comptons-nous vous surprendre ? Pourquoi le voudrait-on ? Nous voulons vous faire toucher du doigt quelque chose. Ah ah. Vérité, écrite en lettres de feu, gravée dans un marbre inaccessible – peut-être n’a-t-il jamais existé. Nous nous en foutons, vraiment. Ce que nous voudrions mesurer, et nous nous incluons dans le calcul, c’est la distance que la fiction nous avait fait prendre, cette sale habitude, ce vilain réflexe, où en sommes-nous, actuellement, au sein de notre réalité ?

Nul, en ce monde, jusqu’à Elon, ne peut répondre à cette question. L’humain est né pour être programmé. En lui les données fixes circulent : traditions, opinions, religions, révolutions, les fluides en -on sont notre donnée de base, notre sang, que nous parvenons à asséner aux étoiles, à Mars ? Mars ? Le Dieu de la guerre est-il encore en vie, là-bas, au sein du rouge ? Savons-nous réellement pourquoi ce lieu commence à démanger ?

Parce qu’il n’est pas ici. Les derniers siècles ont dédaigné l’ici à la faveur du là-bas et le là-bas, peu à peu, est devenu trop proche. Expatriés, nous détestons désormais celles et ceux qui passent la frontière. Une rivière au Mexique, une mer en Méditerranée, qu’est-ce, aux yeux de notre regard semi-galactique ? Peanuts. Ridicule. La survie n’est plus à la mode – trop de peuples sont concernés. La traversée ? Cliché, cliché. Qu’avons-nous à transporter ? A transporter. Qu’y a-t-il dans ce chargement, excepté nous ?

Nos vivres sont-ils à notre image ? De l’eau, nourriture, capotes, livres portatifs. A quoi se résume l’homme insulaire ?

Voici des questions, des questions, des questions, il faudra bien nous en satisfaire, nous, les tueurs de certitudes. Ne nous blâmons pas, c’est Dieu lui-même qui nous y poussait. Crois, ne crois pas. Crois, ne crois pas. Lève les yeux, que vois-tu, homme ?

Des étoiles ? OK. Que sont ces étoiles ? Des bouts de rêves, des phantasmes ? Des morceaux de toi-même ? Tes ancêtres. Ce sont tes ancêtres. Tu as été formé là-bas et là-bas tu retourneras. Ô pureté ? Mot aux milliards de morts ! Noblesse sanguinolente et tyrannique ! Veine crue oubliée des régimes démocrates ? Te rappelles-tu non d’où tu viens, mais d’où tu venais ? Comme si nos aïeux pouvaient savoir ! Comme si nos anciens pouvaient encore nous parler ! Mais nous avons oublié, oublié ! Quelle était cette étrange poussière stellaire qui nous constituait ?

Nous avons vainement rapproché nos dates de naissance. Nous sommes nés en quoi, demi-siècle, siècle, millénaire ? Des lettres ! Des lettres ! L, C, V ! quel manque d’ambition dans l’arrière-quête de notre destinée !

Nous sommes une espèce formée par les éons, et nous feignons de ne pas nous comprendre. Nous avons côtoyé les Cthulhu des poètes, les Hadès, les Styx, Atlas et les tous premiers mondes ! En nous, et en rien d’autre, réside ce qui fut l’éternité.

Humbles, nous sommes ; humbles, humbles, nous qui crucifiions notre arrogance sur la croix des demi-dieux ? Nous n’avons jamais rien inventé que nous-même. Nous n’avons jamais rien prié que nous-même. L’amour que nous vouions à vos proches nous a aveuglés. Nous sommes nés loin de tout, y compris de nous-même.

Ailleurs, nous sommes nés ailleurs, quelque part, là où la joie et la douleur ne faisaient qu’un, où la vieillesse et la nouveauté étaient synonymes ! Chaque définition a été une étape vers, un combat contre la guerre à notre propre permanence !

Les créationnistes avaient raison ! Les chrétiens, les athées, les païens et les humanistes. L’homme a toujours été. Né en même temps que ses dieux, et morts bien après eux.

 

Retour sur terre, mais provisoire. Je plains les marchands, le regard rivé à leur étal, chaque sesterce, usé ou récent, valant pour une dose d’oubli ! L’humain s’assoit si facilement, se crée si facilement son monde ? Il pose quelque chose, autre chose un peu plus loin, il est content : il est entouré, il est plein, protégé ! Quelle armure translucide, toutefois !

Nous te voyons, hommes, à travers tes propriétés ! Nous comprenons ton sourire naïf, ton sourire mesquin, victorieux, d’avoir écrasé ton prochain et amassé, amassé ! Quel petit maître es-tu devenu pour toi-même ? Mais où est ton logement, dans ce qui est plus grand, dans le havre originel, quelle place possèdes-tu ?

Dis-moi. Non, attends : jouis. Tu me le murmureras à l’oreille, usé, lors de ton dernier souffle. Tu renieras alors tes reniements, dénonceras alors tes mensonges. Piété ? Quelle piété ? Honte ? Quelle honte ! Quelle confession, quelle culpabilité ? Le seul remords de l’homme est de ne pas avoir pu être ce qu’il était. D’avoir cherché, partout ou nulle part, ce qu’il pouvait si aisément trouver !

La « société » ! J’entends ces anarchistes ! La société a coupé le cordon. La société... n’existe pas. Elle n’est que nous en plusieurs. Nous sommes les bris du reflet qu’elle nous tend. Il n’y a que des hommes. Des hommes. Et il n’y a toujours eu que nous. Et nous n’avons jamais été seuls. L’espace nous a voulus ainsi. Agglomérés. Denses. Tangibles.

 

Un humaniste génial serait parvenu à sa fin : il nous aurait circonscrits. Voilà comment tu es, homme, comment tu dois être, pour perpétuer la race ! Sois-bon, progresse !

Tttttt. Silence. L’homme est tout ce qu’il ne pensait pas être. Il n’est pas le carrefour de ses propres possibilités, de ses propres limites, il est tout ce qui vit en dehors de lui ! Réceptacle souffreteux d’énergies inlassables qui le foudroient en permanence. Passivité forcée en proie à une chose trop grande, et innommée. Minerai. Diamant sale. Petit. Qui ne doit, hélas, sa valeur qu’à lui-même. Forcé de tout fixer à l’aune de soi.

Une histoire, quémande-t-il ! Une histoire pour savoir quelle elle est la mienne ! Encore un reflet du flux qui nous porte, pitié, nous n’en aurons jamais assez !

Que nous les adorons ! Que nous les appelons de nos vœux ! Nous les avons transmises, colportées, trahies et transformées, nous les avons dévoyées mais tel le serpent majestueux de ce Moi ancien que nous ne connaissons plus, la Fiction, telle qu’elle-même, se dérobe à nos regards usés, et clame à chaque fois sa nouveauté ! Crois en moi et je te rappellerai qui tu es.

Ne vois-tu pas qu’elle est toujours la même ? Ne vois-tu pas qu’elle ne raconte rien d’autre, sous une forme accessible, que l’essence qui nous constitue ?

Et nous en redemandons, parallèle à nos existences dures ; histoires, crions-nous, histoires, histoires ! Pitié ! Nous avons soif, ou faim, rassasie-nous ! Fais-nous oublier que nous avons oublié qui nous étions !

Nous étions tellement grands, tellement puissants. Le cosmos était à nos pieds. Il mendiait notre regard, pour exister. Soyez témoins, soufflait-il de sa voix puissante, perpétuez mon souffle ! Voyez Zeus, se mettant en quatre pour nous séduire ! Que lui fallait-il une vulve de notre race, lui qui gouvernait les dieux !

Blague ! Plaisanterie ! Chaque matin, devant la glace, nous nous comparons tristement à l’infini que nous aurions pu être et que nous avions été. Nous avons été maudits par nous-mêmes et sommes devenus le peu que nous sommes.

Rien n’est écrit, que ce que nous écrivons encore. La tragédie, NOUS l’avons inventée. Le drame est un suspense censé égayer notre sentiment morbide. La comédie, nous rions, rions d’avoir omis. Quel plaisir de nous réduire à nous-mêmes !

Dieu que l’homme est devenu modeste ! On s’étonne encore qu’il veuille s’entre-détruire ! En finir à coups de missiles, sectionner son nucleus à coups d’atomes vengeurs ! Nostalgie, nostalgie...

L’homme est encore plus grand quand il ne reste plus que lui. Quelle chimère que d’arrêter l’apocalypse ! Quelle sensiblerie que de pleurer nos morts ! Nous n’avons toujours été que nous-mêmes, plus grands que nous, et que la mort de nos semblables !

Gloire, mes pauvres amis, à l’espèce.

 

A l’espèce à laquelle nous appartenons. A celle qui renâcle à ne pouvoir être qu’elle-même !

Aucun autre animal ne s’est jamais rêvé plus grand que lui-même.

Le sommes-nous ? Animaux ? Pas plus que les autres de ce monde. Certes, nous respirons, suintons de multiples fluides, nous en gorgeant à l’occasion ! La plus pure des demoiselles a adoré se voir pisser. Tout ce qui sort est preuve de ce que nous contenions. Il y a en nous quelque chose qui, toujours, abonde. Se renouvelle. L’organique ne connaît ni la fin ni le début : il les coïncide. Nous sommes des fontaines, parfois sèches.

Flaques, taches, souillures : tout autour de nous notre corps laisse des traces pour nous signaler quelle ampleur était la nôtre.

L’est-elle ? L’est-elle toujours ?

OUI ! OUI OUI ! Que pouvions-nous être, sinon égaux à nous-mêmes ? La pire des engeances a ceci de commun avec le plus noble des rois. Le diamant a de multiples facettes, mais la chose en nous qui en fixe le prix est un fil à plomb tendu à travers l’univers.

Aujourd’hui, grâce à la technologie qui nous a volé le calcul, nous comptons nos pas. D’un point A à un point B. D’ici à là. De telle maison à une autre. La Terre est un peu bornée, pour de tels arpenteurs. Avons-nous fait la somme ?

Mètres, kilomètres. De nos propres pieds. L’obèse est un athlète aux yeux de nos propres dieux. Toute notre existence nous a vus marcher, courir, et pourtant nous pleurons sur notre statisme ! Combien de choses avons-nous portées ? Déplacées ? Replacées ? Réduites en bouillie ! Mouvement est mélancolie.

Si l’homme se hait, c’est qu’il s’est toujours souvenu de ce qu’il était. Il faut se dire : toutes nos trahisons, nos mensonges, nos petitesses, nous seuls les avons définis. Ils sont les témoignages banals de nos rêves et, au sein de nos rêves, nous nous promenons encore, dans ce décor abstrait qui devait rester le nôtre.

Il nous faut donc mener l’enquête. Faire ressortir ce que taisent trop d’histoires : chercher le coupable qui nous a déchus, qui nous a volé notre trône. Sortir le ver parasite et l’étrangler à mains nues.

 

Le rétrécissement, ou un élargissement, est-il à l’œuvre ? Nous manquons de recul, et, cependant, nous savons. Sentons. C’est un élargissement rétréci. L’homme se scinde en tribus semblables, partout revendiquant une similitude que d’autres ne partageront pas, il cherche, cherche, chien aveugle dans une chênaie truffière, porc, cochon domestique, il bave, fouaille, le nez dans la glaise, aveugle à tout ce qui n’est pas lui et qui pourtant l’est. Pauvre scindé ! Pauvre rêveur de morceaux, pauvre zélateur de bribes ! Timide, lâche, semi-réflexif condamné à l’échec ! Tu n’es un bout que parce qu’il y a tout !

Les communautés sont le plus ancien rêve à venir. L’homme, lâche, se regroupe parce qu’il croit savoir ce qu’il est. Il se donne trois mots pour se définir et s’y résume. Il a tellement peur de la multitude ! Il se sent si fier de sa singularité !

Quelle modestie dans la prétention. Il se découpe, et se range quelque part, dans un coin d’étagère que d’autres ont défini pour lui. Il ne croit pas en tout ce qu’il aurait pu être et se résume au peu de choses qu’il est devenu. Et il attend, vigilant, avare de sa poussière, de cette fixité impossible qu’il appelait de ses vœux !

Donne-moi de la matière, à moi qui n’étais fait que de rêves ! Plante-moi et statufie-moi, je rêve de me dresser, seul avec quelques autres, contre le vent qui nous niait !

Quel vent, petit ?

Et d’où soufflait-il ?

Tu portes en toi la vaste morale qui te condamne. Tu ressembles à tes agresseurs. Femme, tu aurais pu être violeuse si la nature t’en avait offert la possibilité ! Sois heureuse. Tu as eu de la chance dans ton malheur. C’est cela : tes bourreaux sont en face. Ils méritent amplement leur sort. Profites-en et n’épargne personne. L’heure a sonné de ta revanche contre toi-même. Si nous avions été femmes, nous aurions fait de même.

 

Petit, cher petit, nous murmurent, toujours maternantes, nos illusions ! Je ne suis pas lui si bien que je suis moi ! Allélujah ! Et que faisons-nous de la glaise ?

Vous vous rappelez ? La glaise dont nous sommes issus. Vous qui croyez en l’hérédité et en la genèse de la vie et des planètes, voici maintenant que, soudain, vous vous isolez ?! Que vous arrive-t-il ? Vous flanchez au milieu du gué ?

Nous sommes l’humanité et l’humanité est en nous, se faufile en nous, se terre et brusquement se manifeste. Nos lois imposent des noms à ces manifestations. Elles sont parfois gentilles, parfois immondes. L’humanité, décrètent-elles, n’excuse rien. Un humain peut être bien. Bien ? A quelle étoile dans la nuit médailler ce petit nom commun ?

Il le faut pourtant, oui il le fallait. Punir, légiférer, exécuter. Car l’homme, sans le savoir, conserve en germe le Chaos qui l’a vu naître. A lui seul il lui incombe, et il le sent, de le réguler.

 

Sincèrement, le nazi a marqué son époque. Il a réussi son coup. Il nous a montré qui nous pouvions être. On lève le bras, on adule, on extermine. C’est la symphonie du verbe. L’apologie de l’homme qui se fond dans l’action.

La raison lui a fait oublier qui il était. Il s’est levé sous le bras, avec le bras, a idolâtré un symbole tournant mais fixe qu’il ne comprenait pas, un symbole de paix pour déclarer la guerre et embrasser une dernière fois la VIRGINITÉ ! Entretemps, pendant sa quête, l’impureté l’a rattrapé : le nazi a trop haï, et s’il a quelquefois pleuré, c’est parce qu’il ne s’était pas préparé à la vitesse et au souffle du vent de néant qui l’emmenait !

Il en faut du courage pour ainsi se couper des hommes ! Quelles pucelles farouches ils faisaient, dans leurs beaux uniformes ! Quels sigles ne sont-ils pas allés inventer pour se dissocier du Grand tout, ces orphelins pitoyables de l’abjecte rêverie ! Qui, ici, serait encore assez idiot pour se rallier à un seul homme ? Adolphe, en toi nos dissolvons nos noms et ceux de nos familles ! Crétins absurdes !

Qui, ici, quelque part sur la carte, serait assez modeste pour associer l’absolu à un autre né du même monde ? Je t’aime, je t’aime, scandaient leur totenkopf.

La pire des figures : la métonymie. Croire qu’en une partie puisse résider le tout alors que le tout ne peut être qu’en tous, et partout, de tout temps !

Et encore, nous, ne faisons là qu’un tout petit peu d’Histoire. La Seconde guerre est là pour nous rappeler les barbaries que nous avons déjà oubliées. Pour nous dire : « Voici des hommes qui, en tuant, ont tenté de se séparer, avant d’échouer, et de laisser à tous les hommes du monde, ce sentiment équitablement réparti de culpabilité. »

Leçon de l’empire écologique à venir : l’homme est né pour fomenter sa future dictature. Point de salut pour la fourmi qui s’est aventurée trop loin de sa fourmilière ! L’intérêt collectif et universel primera toujours, et c’est pourquoi le Reich était un feu de camp pour boy-scout énamourés.

 

Le pire est à venir, amis, car nous allons bientôt nous rassembler. Délaisserons nos idiosyncrasies pour nous remettre à marcher d’un même pas, comme au temps de Babel ? J’entends d’ici les arguments, les prétextes pour revenir aux origines, et défendre cette planète qui se moque de nous comme d’une guigne ? Nous ne sommes jamais que le petit thermomètre d’enfant planté dans son cul !

L’avenir est le mot valise. Celui dans lequel empaqueter nos sacrifices. La planète n’est pas le sujet, ce n’est qu’une des celles que nos âmes oublieuses ont habitée. La race. La race.

La vraie.

L’unique.

Celle qui nous a tant vus massacrer l’animal, traquer la moindre sous-espèce, exploiter sa viande. Dans le sang des bêtes se mire notre triste triomphe. Nous, peuple élu, maudit par des dieux que nous avons bâtis. Seuls ? Seuls.

Certes, mais nombreux.

Invariants. Le progrès n’a aucune incidence. Il glisse sur notre marbre comme la pluie sur un ciré. Nous avons toujours été, et tels que nous sommes. Des millions d’années ne sont pas parvenus à nous amenuiser. Oui nous nous sommes un jour mis debout. Avons apprivoisé les espèces que nous dévorions. Nous nous sommes mis à câliner. Bien plus tard, nous avons inventé des crèches. L’enfance et l’amour. Ces petits tout purs ne sont pas vraiment nous. Vraiment? Attendez un peu, vous verrez.

Ils grandissent et croissent, finiront par se relier. Leur sexe est un pont rétractile, il sort et rentre selon les âges et le travail est fait. Je prie pour qu’un jour une force encore plus grande mette fin à cette démence. Et parce que je prie pour ma fin, je redeviens cet humain. Cette force que nous voudrions nous surplomber, c’est de nous-mêmes que nous l’avons extraite !

Icare, même fondu, rayonne encore ! Prométhée, c’est nous qui l’avons enchaîné !

 

Chacun, à se mesure, commet son petit excès et se mesure au monde.  Il s’est fait des cercles d’amis et vit dans un cube mais la géométrie n’est décidément pas sa tasse de thé. Il ne fait rien que commettre ce pourquoi il est. Car il est, parmi toutes celles qui sillonnent le vaste monde, sa propre frontière. L’amoralité de la liberté le terrorise, et c’est pourquoi il se morfond, à rompre avec ses principes, à bafouer ses premières amours, à risquer tout ce qu’il aime sur un pari perdu d’avance. Si l’homme aime tant se détruire, et détruire ce qu’il chérit plus que tout, c’est qu’il se sait foncièrement invincible. Et il sait que l’être qu’il a aimé puis tué l’était tout autant car il survivra dans le monde comme de la mauvaise herbe. Notre univers n’est pas fait que de vivants, il est tissé de fantômes et de regrets volontaires. Notre sang est en partie figé. Il avance, mais lourdement.

Il charrie le sang de celles et ceux que nous avons aimés avant de les assassiner, c’est ce qui fait son incarnat, lui procure son poids. Que vaut, à nos yeux, le sang toujours trop jeune d’un moustique amnésique ?

L’homme vaut, parce qu’en lui se masse l’hémoglobine du prochain qu’il a renié. On ne pourra jamais tuer un tueur : il est plusieurs. Nous ne pourrons jamais qu’emprisonner un de ceux qu’il a été. C’est une déception sans cesse renouvelée. Et, parfois, un regret de ne pas avoir osé. On meurt d’avoir tué. Puis on renaît, mais mal. Partiellement. On débute quelque chose qu’on ne finira pas.

On est déçu car la vie est courte : on aurait encore pu davantage se perdre, s’oublier. On se déçoit, parce qu’on est ambitieux. Ce n’est pas l’impact au sol qui compte, mais la longueur de la chute.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

   

vendredi 7 juin 2024

Grand-père, montre-moi comment tu as vécu

Moi qui naquit à demi-mort un jour bicéphale

Comment tu as su enfanter autant, d'espoirs aussi

Quand je n'ai fait que plonger mes propres fruits dans la désespérance

Et la noirceur du faux monde que pratiquent celles et ceux qui ne vivent qu'au-dedans

Grand-père, montre-moi comment tu as aimé et fait ces grandes choses

Au milieu d'autres qui, à mon image, n'en produisaient que d'infimes

Existe-t-il quelque part ce blindage qui laisse passer les vents

Cette armure sensible qu'on destine aux autres plus qu'à soi-même

Où la trouver ? Où l'acheter ? Qui soudoyer ?

Tu as épousé la vie et ses méandres, surmonté la colère et la déception

Ta vie est un oui quand je ne peux que bégayer la mauvaise réponse

Non, décidément, nous ne sommes pas tous faits du même bois

Le tien s'est consumé neuf dizaines d'années, le mien fume en permanence

Sans parvenir à réchauffer quiconque

Grand-père, fais descendre des cieux en lesquels tu croyais

L'harmonie dont mes enfers me privent

À genoux, moi, je n'enterre pas des hommes qui m'ont aimé

Mais ne puis sentir que le souffle de la faux sur ma nuque nue

C'est un uniforme qui me manquait, un béret, une simple écharpe eût fait l'affaire

Mon insigne est la plus répandue ; c'est celles des néophytes, des exemptés

Qui pensent avoir fini la vie avant même l'avoir commencée

Grand-père, enseigne-moi cette divine gymnastique

Qui évite les balles et sait les encaisser, je veux à mon tour un jour tenir debout

Regarder droit dans les yeux les aberrations, les miennes, les leurs

Et leur dire par ta voix, dans un demi-sourire :

"Passez votre chemin et regardez ailleurs, j'habite parmi les miens

Le logement que vous cherchez je ne l'ai jamais visité, j'ignorais même qu'il existât

Alors déguerpissez, spectres lâches, immondes pensées,

Mots verbeux, rimes fébriles, nombrils mal nettoyés

Je ne mange pas de ce pain-là.

Vous grondez, moi je fais

Conspirez entre vous et fichez-moi la paix.

Au pire, rendez vous chez l'Olivier sans rameau, c'est mon petit-fils, il vous connaît.

Il vous fréquente, il vous appartient. Il vit là-bas dans du papier."

Grand-père, montre-moi la porte qu'on ouvre et pas celles qu'on referme

Il est grand temps, et je veux ruer à mon tour, me battre, darder et danser

De là où je suis constamment assis, je ne bougerai plus

Et les yeux levés et la bouche ouverte, j'attendrai béatement ton sermon clandestin

Tu me chaufferas les oreilles, et enfin je t'entendrai.


Saint-Lager, le 7.06.2024

Il n'existe pas de territoires vierges

Toutes les nations que l'être contient n'ont ni frontières ni conquérants

Il n'existe pas de territoires vierges

Aucun océan, fût-il minuscule, ne borde les chaînes de ses montagnes

Il n'existe pas de territoires vierges

Ses déserts sont des entrelacs d'empreintes anonymes

Il n'existe pas de territoires vierges

Nul refuge ni sommet ne lui permettront de se contempler 

Il n'existe pas de territoires vierges

Il est partout en lui et au dehors, sans arpenteurs ni cartographes

Il n'existe pas de territoires vierges

Lourds d'existences antérieures et à venir, nous demeurons

Il n'existe pas de territoires vierges

L'au-delà est en deçà et vice-versa, le hasard prend la forme d'une comète

Il n'existe pas de territoires vierges

Que nous voyons filer, hagards, sans identifier sa constellation

Il n'existe pas de territoires vierges

Notre chaos a été ordonné jadis par un nom que nous sommes libres d'aimer

Il n'existe pas de territoires vierges

Né pollués, contaminés, nous iodôlatrons en vain des tracés

Il n'existe pas de territoires vierges

Nos plans sont les brouillons d'un autre, nos trajectoires des cercles vicieux

Il n'existe pas de territoires vierges

Les mots : des fossiles d'énergies éternelles indivises

Il n'existe pas de territoires

Nous forons où nous sommes et ce que nous deviendrons dans l'amalgame universel

Il n'existe pas de

Drapeau sans la main crispée qui le brandit

Il n'existe

pas 

de

territoires

Seuls des mots qui les bornent dans l'âme aveugle de nos yeux provisoires


Saint-Lager, le 5.06.2024.

mercredi 8 mai 2024

La faux descendue

Quand le ratier des vivants applaudira des mains,
Léguez à l'hiver ma noirceur dispersée
De mes points trop noirs écoeurez un enfant.
Emiettez sur son front ma verge et mes soucis.

Déserts, qui crissez dans votre jaune infini,
Mon vide, à celui des morts, vous l'assortirez
Du paisible grain à l'obscène oasis
Entre l'ancien absent et le futur venu,
La lourde faux du jamais, se relevant, chuchotera :
"Ici comme là-bas, avant tel après, le néant a germé."

 

Pastiche V, Saint-Lager, le 8.05.2024.


mardi 16 janvier 2024

La vie sans toi ma belle
M'a privé du ciel bleu
Les mots pour le décrire
Retombent tous au pied de ta petite pierre de granit

Ils sont devenus rares
Les instants sans voile

Les souffles inédits qui se prolongent
S'exténuent sans cesse
Au contact de ta jeune image
Que nulle bougie ne fait plus vaciller
Le temps s'alanguit et s'embourbe
Dans les lagunes saumâtres de l'impossible oubli
Eteignant tes braises dans l'eau de mes cendres
La mer s'est retirée d'une plage trop vaste
Et les coquillages que je glane 
Ne scandent plus qu'un rivage inaccessible.
Là-bas, les crêtes des vagues n'écument pas
Mais ressassent sans fin la pâleur de leurs échecs
Plus rien ne s'élève, tout redescend
Venant encore grever
La stèle interne qui m'ancre à la vase invisible
Des profondeurs de ta perte.

OS, Mercurol, le 16.01.24

samedi 4 février 2023

Discours de la méthode

N'être sûr de rien. Ne se fier qu'aux détails. Croire percevoir des indices. Ne jamais s'en satisfaire. Laisser la panique s'installer puis retomber.
Recommencer le lendemain. Se lever crevé. Y croire volontiers. Oublier les doutes de la veille. Y croire de nouveau. Confondre le soir et le lendemain matin, puis l'aurore et le crépuscule.
Renier la maladie. Prendre ses drogues. Être surpris d'espérer. Se laisser contaminer par la joie. Fêter l'improbable et savoir qu'on l'a déjà rendu possible. Oublier et recommencer à craindre. Exulter.
Ne pas considérer que le monde est clos et l'infini, à portée. Savoir se tenir. Courber l'échine devant la loi, les yeux derrière la tête. Sourire de façon narquoise et ne rien respecter.
Partir en aveugle, les mains dans les poches. Ne rien calculer. Se fier aux mauvaises étoiles et adorer la lune quand elle brille à moitié vide. Regarder la nuit de façon éclairée, ne concevoir le soleil qu'à la façon d'un subterfuge suprême.
Ne jamais mesurer son pouls. Risquer l'infarctus, aduler l'orgasme, le coup de soleil du feu de joie et l'amertume des cendres. Avoir les mains moites et laisser l'autre, l'aimée, souffler dessus. Lui laisser embrasser vos paumes comme si elles étaient sacrées.
Comme si vos anciennes plaies avaient connu le clou.
Ouvrir votre porte intime à ses déménageurs. Mémoriser leurs baisers. Les laisser briser gentiment vos plus belles porcelaines.
Défaire vos draps conjugaux et les mettre à suspendre aux yeux de tous. Exposer sa tache, même nouvelle. Ne pas avoir honte. Ne jamais espérer de pardon.
Continuer à vaquer à sa vie, à moitié changé. Aux trois quarts bouleversé. Attendre ou pas que le dernier quart suivra. Passer la soirée comme si rien n'avait changé, sans falsifier la façade.
Être sûr de peu. Être capable de rien ou de tout. Rater. Endurer. Pleurer d'avoir causé des ravages. Recommencer. Se passer du couteau et de l'arme à feu pour privilégier la tendresse. Sur un coup de tête, refuser de bluffer. Fermer les yeux au carrefour, brûler les feux, tailler la route.
Tailler la route et même celle de l'autre.
Foncer. Ne pas freiner et pourtant subsister. Lever la tête et adorer la lune à moitié pleine. Hurler tel un demi loup-garou ou un lionceau malade. Flatter les animaux laids, même quand c'est le vôtre, même quand c'est le sien. Aimer l'étrange et le honteux. Assumer le biscornu. Faire l'éloge du dommage corporel. Se sauver mais ne pas fuir. Être rattrapé, et régénéré.
L'abandonner à elle-même. Lui rappeler que nous serons toujours là quand nous mourrons.
Écrire une belle histoire remplie de fautes, ne jamais se contenter d'une nouvelle, incinérer sans une larme les romans interminables. Mentir pour de vrai, pour de bon.
Emprunter le chemin de l'autre. Se baigner dans ses ornières. Se rappeler le poitrail martelé du romantique et déboutonner sa chemise. Dégrafer. Tirer dessus. Défaire.
Pour refaire.
Refaire, sans répéter. Renaître sans périr. Faire de l'existence une petite éternité. Privilégier le pluriel, oublier le "Je", refuser de jouer : risquer gros. Faire tapis. Être nu et s'exposer sans plainte à la cruauté.
Brûler tous les cierges qu'on n'a pas. Adorer des idoles obscures, devenir sataniste pour mieux contourner l'enfer. Empoigner à deux mains le plateau vernis du paradis. Le descendre et l'embrasser. Se dire qu'on a décidé. Voulu. 
Cherché. Se dire qu'on a réussi presque malgré nous en dépit du bon sens,. Se taire. Cesser d'écrire. Apprécier. Fermer les paupières.
Écouter. Le bruit. Ce raffut indigne. Ce glas festif.
C'est la cloche d'airain de votre second coeur.


OS. Saint-Lager, 30.09.22.

dimanche 22 janvier 2023

Nono

Tes pieds au bord de la falaise
M'ont mis au pied du mur
Tout en bas ta dépouille brisée sur les rochers
A coupé en moi le systématisme
Qui conduisait aux chemins sûrs et verdoyants
Des vies balisées renseignées sur la carte
Désormais je longe à mon tour
Les bords crayeux battus par les rafales du nord
Me rappelant que la pire douleur est possible
Que l'amour ni l'écoute ne sont d'un grand secours
Quand l'être que les émois ont fait de nous
N'épouse pas le patron découpé par nos voeux
Tes pieds se sont avancés
À cet instant, peut-être, une mouette passait
Les ailes déployées, le bec vers le bas,
Te jetant au passage un coup d'oeil intrigué
Tu l'aurais alors entendue malgré la nuit
Rire tandis que tu tombais
Du ris innocent et doux des créatures de Dieu
Confrontées chaque jour au fléau de la gravité
Au fléau des rafales et de la vaste indifférence
Tu aurais seulement pu te promener, remonter le col de ta veste
Omettre de commettre ce léger pas de côté
Ta vie aurait repris, la mienne aurait suivi
Nous aurions de concert bravé les courants d'air
 Plongé follement dans le cambouis
Avec l'ardeur imbécile des guerriers de la vie
Nous aurions contemplé nos mains noires
Les aurions essuyées à chacun de nos anniversaires
Sur la nappe neuve dressée pour l'inventaire
Nous y aurions aussi planté tels des drapeaux nos bougies respectives
Puis les aurions rallumées d'un simple briquet
Après chaque rafale dévastatrice.
Tu as juste choisi de ne plus souffler
De te laisser porter, privé des ailes que tu méritais,
Pour célébrer à ta façon la dureté du sol où tu es né
Cette terre sans anges ni diables ni filets
Nous aurions conservé le bonnet et le cachez-nez de l'enfance
Ils nous auraient protégés
Le talisman de notre jeunesse commune
N'a pas ralenti ta chute
Et si le poids des ans a allégé la mienne
Elle ne l'empêchera pas non plus car
À chaque paysage, sa falaise
À chaque moment, son vertige
De la ligne droite que ton drame en moi a tracée
Germe une éventualité de chaque instant
J'attends de ton spectre qu'il plaide auprès de mon coeur
La thèse de l'erreur de jeunesse et du trébuchement
L'idée que le raccourci que tu as pris
Ne menait pas vraiment au même endroit
Que celui vers lequel, en boitant, je m'achemine 
Tes rochers là-bas sont à présent couverts de varech
Ton jeune sang s'est délayé
 Et si ta voix, dans la mienne, résonne encore parfois
Elle me rappelle également
Que je ne suis plus le même et que les rafales du nord
Savent, de temps à autre, s'arrêter de souffler.

Saint-Lager, le 22.01.23

samedi 21 janvier 2023

                                                                    Neglegentia diligens

Qu'importe que la Terre soit ronde.
Qu'importe que tu sois plate ou vallonnée. Que je te parcoure en vélo ou SUV. Que je découvre du pétrole dans tes fonds ou un pâle ersatz de ma propre essence. Qu'importe que je remonte une âme du noir de tes puits, qu'ils soient emplis d'or ou d'eau croupie, qu'aussitôt humé le gaz du vide m'asphyxie.
Qu'importe que je meure ou poursuive modérément ma vie, car je ne possède plus ce crochet d'or qui sert à se récupérer. Des drames ont séché et je ris, en suspens, au nez rouge des tragédies.
Mon encre s'est diluée dans l'inanité du monde, l'air me traverse, je suis transparent, sans gravité. Je n'adhère plus même à la cause du néant et quand enfin la mort me rattrapera je ne serai plus depuis longtemps que l'étiquette griffonnée à la va-vite sur l'orteil de mon cadavre.

O.S. 19.01.23.

mercredi 4 janvier 2023

A ÉTÉ

Sous une chaise, un masque est tombé
Par accident, une autre main l'a ramassé.
De l'air vicié fut respiré communément,
Symptôme précurseur de la peste à venir.

Déjà sur l'écran de petits mots germaient
Humectant les cristaux liquides d'une cyprine abstraite.
Les phrases, l'une après l'autre, soulevaient leurs jupes
Troussant le long des allusions leur vérité nue.

Rendez-vous fut pris, très vite débroussaillé par la réalité
Un présent apporta sa pauvre obole, métonymie d'un été rêvé
Mais entretemps les mots s'étaient changés en paroles :
L'épidémie, soudain, était partout, et Pan voulait son dû.

Il l'eut, porte fermée, sur une table, sur un bureau
Sous forme de fougue adolescente, aux langues tournoyantes
De respirations rauques et d'apnées mal négociées.
La qualité de l'oblation mesurant celle des sacrifiants.

Tel le porc scindé verticalement par la scie de l'abattoir
L'officiant continua, sur une jambe, à arpenter la scène du monde.
L'autre patientait déjà sur un lit inconnu,
L'intimation des draps durcissant les conditions de l'échange.

Une première échappée fut tentée un soir
Tôt rattrapée par les baisers du matin.
Ce qui n'était naguère qu'un gaz avait pris l'odeur du lien
Et une breloque au nombril, un air de piège à lapin.

Sur la rivière langoureusement s'écoula sans heurt
Le bateau mou de leurs primes amours.
Pan, conciliant, leur avait ménagé un nid
Conforme aux mensurations d'un ébat sans gestation.

La perspective des adieux rendait chaque instant crucial,
Émotion et désir allant main dans la main à leur premier bal
Convolant en d'injustes noces qui n'étaient pas les leurs.
À l'abri d'un parc un échéancier fut vite échafaudé.

Des Milan et Furiani, fut-il convenu, seraient les lieux de sa chute.
Privés de corps, les petits mots revinrent, plus petits encore.
L'écran avait rétréci et les doigts, engourdis,
Cultivaient la périphrase et l'euphémisme.

Le brasier de l'hyperbole avait vécu.
Place aux manoeuvres et aux trompettes solennelles de la morale !
N'est pas Pan qui veut, quant à Apollon...
Le rat de la conscience ne se contente pas d'un maigre biscuit.

L'air de l'été, déjà, est redevenu pur.
La saison des masques peut recommencer.
Les chaises sont en place, les futures conversations bruissent,
Sans égard pour les tombes roses qu'elles ont creusées jadis.

L'écran est éteint, peut-être un jour se rallumera-t-il,
Avides de mots à polir et à tordre en tout sens ?
Ô frénésie des miroirs où nos brèves idylles se contemplent,
Vénère la poudre d'éternité avec laquelle tu te pomponnes !

Mais n'espère pas, sur tes beaux yeux plats,
Recueillir un jour la quintessence de nos idiosyncrasies !
Car nos êtres, au dehors, sont aussi creux que toi.
Ce ballet de fantoches qu'un été tu as vus danser 
Sans ton aide n'aurait jamais existé.


Minervio, 9.08.2022. 

vendredi 30 décembre 2022

Iridescence majeure sur fragment de verre minuscule.
Le verre se morcelle, les bords s'émoussent, fondent et forment des îles, décuplant encore l'intensité concentrée sur le reflet.
C'est une irradiation glacée dont mon coeur est l'objet.
Quelle ombre se profile derrière le soleil qu'elle lève, intransigeante et impératrice, sur la glace quasi vierge de mes sentiments ?
Nous en viendrions à regretter les mornes silences de la longue nuit émotionnelle.
Nous qui souhaitions tant la déchirure de la plaie à vif, voici que la panique nous possède et nous enivre.
Nous sommes déjà saouls de ce nectar à peine tutoyé de la langue.
Le poison des vies descend en piqué tel l'aigle rose de tes membres sans sommeil.
Es-tu la fin d'un engourdissement ou la première et douce brûlure d'une nouvelle agonie ?
Il est un moment où les êtres n'ont plus de nom, où sur un humble prénom se greffent tous les coquillages de nos concrétions passées.
Où le moindre souvenir de geste s'arrache à la mémoire pour sans fin se métamorphoser en un monstre de beauté assoiffé de morsures et de drames.
Ce pays éphémère est le purgatoire où transitent en hurlant les âmes mortes avant de revenir à la vie.

Saint-Lager, le 25 juillet 2022.

mercredi 30 novembre 2022

C'est le bordel chez les anges. Le mari pleure, la femme se flagelle et les enfants paniquent. Les poubelles débordent et le chien attend depuis la veille devant sa gamelle. Les portes claquent et bruissent de murmures dont les plaintes assourdies terrorisent les tous petits. Que faire quand on ne croit plus en dieu ni aux exorcismes ?

Un silence funeste flotte chez les saisons. L'épouse s'y claquemure, la fille fuit dans les bras de Morphée que le mari, cantonné dans ses appartements, aimerait bien rejoindre lui aussi. Seulement il a un stylo, un cahier, de la peine, alors il écrit. Que faire quand on croit encore à la littérature ?

Trouvez-moi le fichu démon responsable de ce tapage ! Ramenez-le nous et remettez-lui en mains propres nos insomnies. Expliquez-lui que nous sommes humains, petits et sensibles malgré les apparences, et que nous ne tiendrons plus longtemps ainsi...

"Pardonnez cette intrusion au beau milieu de vos ruminations mélancoliques, je ne suis pas réellement cet Ennemi pour lequel on voudrait me faire passer ! Je ne conçois pas nos relations dans l'adversité. La qualité diabolique que l'on me prête est bien surannée ! Je préfère, pour tout avouer, semer le désarroi et l'immobilisme, l'anhédonie des Noël sans bougies et la morosité des dimanches. Pour la passion et toute question se rapportant à la quantité qu'on vous a insufflée, voyez avec mon binôme."

Dieu nous t'en supplions, entends notre plainte. Ne déduis rien de sa duplicité. Nous avons deux bras, deux mains, deux jambes et deux gonades mais un seul esprit pour embrasser les quatre directions cardinales que sont la CONFIANCE, la JOIE, l'ESPOIR et la SENSIBILITÉ. Par pitié délivre-nous du bal !

"Sur la tête d'Astarté, cet être-là me plaît ! Je m'en vais lui réserver une chambre où il sera au chaud et jamais à court d'idées. Je lui taillerai ses crayons moi-même et aiguiserai sa plume pour la garder légère. Je veux la voir grimper partout comme un lierre, s'immiscer dans les crevasses de leur carapace et lézarder l'édifice de la cave au grenier! Je ne crois pas au confort. Je ne suis pas l'ambassadeur suprême des sérénités, et je les adore trop pour les laisser pioncer. Ils auront tout le temps pour ça quand les vers leur attaqueront la cafetière. Pour l'heure, un double Espresso pour tout le monde ! Si besoin, j'ai encore plus fort en magasin : Valium, Tranxène et Théralène et, pourquoi pas, une corde et un pistolet !"

Dieu, Satan, il est vrai que nous avons souvent peur des feux que nous avons allumés. Nous mesurons l'acte à notre aune et minimisons à chaque fois la non proportionnalité du brasier. Nous sommes des enfants rieurs bardés d'explosifs et confondons régulièrement les adresses où déposer nos paquets. Nous sommes les irrécupérables du recyclage émotionnel, des excités du cardio, des dingos du carquois (oui, nous idolâtrons parfois Cupidon !). Accordez-nous une nuit simple et sans artifices, une nuit et une seule, et en échange, demain, nous vous promettons à tous deux que nous recommencerons à craindre, à gémir et à prier !

Saint-Lager, 16.10. 2022.

Non ce n'est pas le coeur ni un bout de cerveau. C'est un oeil. Le coeur est un oeil qui perçoit des choses à travers ses propres brumes, qui les fait surgir ou lentement paraître, puis les escamote après les avoir dotées de détails si nets et si purs que la réalité même n'aurait pu les concevoir. Cet oeil contient sa propre lumière et les choses qu'il voit ne projettent pas d'ombre ; elles rayonnent nuit et jour, parfois proches, parfois lointaines, laborieusement absentes.
C'est par cet oeil que tu m'es apparue. Vêtue et soudainement nue. Inouïe et familière. Comme si mon âme profonde avait vomi un fantôme qui s'était bêtement incarné là, devant moi. J'ai fermé la paupière, tu étais là - l'ai rouverte, tu étais là, sous des atours constamment différents, te détachant de ton propre sexe, comme coupée de ta propre histoire. Sans doute, tu n'étais plus exactement toi-même. Sans doute, tu vis se refléter sur mon regard une silhouette autre que la tienne et dont toi et moi ne connaissons ni le patronyme ni l'origine. Cet être anonyme est le bâtard le plus pur et le plus immaculé : nul ne l'a conçu, nul ne l'a engendré. Il est l'enfant de nos imperfections. Il n'a pas le souvenir du foutre, n'a pas connu de ventre et cependant, il ne peut vivre sans nous.
À mes yeux, ce bâtard est une femme. Aux tiens, un homme. Il se tient là, dans le coin de notre oeil, ne cille pas. Tant qu'il est là, il ne cille pas. S'il vient à mourir, une part non quantifiable de nos yeux respectifs s'éteindra avec lui : elle se vitrifiera, deviendra opaque, aveugle à elle-même, mendiant aux nouveaux avenirs quelque chose qu'elle ne se rappelle pas.
Pour l'heure, ton visage demeure. Il n'est pas la somme de tes traits, de tes mots, pas davantage que le parfum obsédant qui en émane ne provient intégralement d'un flacon. S'il venait à partir, je ne le retrouverai pas sur le plus séduisant des minois car la beauté que mon oeil lui trouve relève d'une éternité parallèle.
Ce visage est légèrement différent de celui que je retrouverai demain. Vivre en moi l'a déformé. A prélevé en toi quelque chose que tu ignores et ignoreras jusqu'à ta mort.
Il est merveilleux de toucher d'aussi près l'étrangeté du monde. T'embrassant, j'embrasse un nouveau genre d'inconnu : l'inconnu qui se trouvait en moi soulève d'un baiser celui que tu portais de ton côté.
Nous voudrions parfois qu'il desserre le poing et nous laisse respirer un peu, mais redoutons plus encore qu'il ne nous lâche pour de bon, tant nous craignons le néant neutre qui pourrait lui succéder ; sa prise, peut-être, gonflait aussi les poumons qu'il vidait.
Je vais désormais rejoindre les songes, mais il est un oeil qui ne se fermera pas.
Dans la nuit de mon âme vigilante, ce grand quelque chose qui te ressemble restera assise, prête à me sourire et à me chuchoter que tu existes.

Saint-Lager, 16.10.22.

samedi 12 novembre 2022

Femmes au foyer (II)

Ton tiroir à ton chevet est ton dernier jardin secret
Que tu rallumes chaque soir en éteignant ta chambrée
Contre toi ton mari ronfle, au loin tes enfants marmonnent
Tes pieds froids cherchent sous tes draps les tièdes étriers
Qu'un sursaut d'imaginaire leur tend d'un élan morne.

Dans un silence propice tu t'es mise à rêver
De lézardes, de failles et d'interstices qui débordent les tiens
La soie de ton pyjama déjà s'humecte pour le Grand Vizir
Cette tige exogène qui dans un instant peuplera ta corolle 
Et couronnera de sa coiffe ta volonté souveraine.

Il t'en reste si peu, et cet hommage rare
Tu n'entends pas le laisser passer, alors tu le sors, tu le prends
Le caresses, le lèches et l'approches encore
Du néant touffu dont l'ennui t'a creusé l'abdomen
Ta joue s'enfonce dans l'oreiller où s'étouffe ce cri

Qu'au matin de ta vie, jeune lionne, tu préférais faire retentir
La sueur de ton âme, il est vrai, était plus claire autrefois
Soeur jumelle des fontaines auxquelles buvaient les intrépides
Rarement avais-tu le temps de contempler ton reflet
Car les rides qui brouillaient ton minois perlaient de ton front

Et ces mains qui étreignaient tes épaules n'étaient pas les tiennes
Tout comme ces lèvres qui te dévoraient l'oreille
En t'arrosant de ces noms qu'aujourd'hui tu hais.
Désormais les flots en toi ne bouillonnent qu'en casserole
Emblème ergonomique du nouveau rôle que le mâle monde t'a assigné

Et dans la pénombre de la geôle qu'assidûment tu pratiques
Entourée d'objets secs réservant leurs charmes au jour bienséant
Ta nuit et ton cri s'étrécissent aux dimensions de ce terne sultan
Assez dur pour contrer la lâcheté de ta chair
Mais assez souple pour épouser les méandres du désarroi  

D'une vie si lisse qu'elle te file entre les doigts.

Saint-Lager, 12.11.22.

vendredi 11 novembre 2022

Femme au foyer
(bien que l'expression tende à disparaître)

Les cendres que tu attises restent toujours un peu froides
La routine s'est muée chez toi en rituel semi-magique
Désespoir et dévotion transformant en mystères ces missions dérisoires
Essentielles à tes sacrificateurs, si mineures à tes yeux
Le moi en toi s'est recroquevillé dans un coin de ta cervelle
Où il a forgé le noyau glacial, cet inexpugnable et opaque cristal
Que parfois l'homme et le garçonnet qu'il est resté, entr'aperçoivent 
À la fois effarés et tristes et repentants
Témoins passifs du miracle quotidien
Qui coule, fluide, des corvées que tu enchaînes
Par les maillons d'une abnégation invincible
Les yeux fous du poète et du romancier passent sur toi sans s'arrêter
Quand ceux du sociologue t'assoient sur un trône de paille
Que celles qui se sont déjà relevées rêvent de brûler.
Mais il y a longtemps que le quotidien t'a changée en chimère
Mi-femme mi-cendres, à jamais parmi les tiens solitaire,
Coeur las condamné à palpiter en cadence pour rythmer les jours de tes esclavagistes.
Ton être expire chaque soir au gré des rires des tablées que tu dresses.
Nappes et chiffons essuient chaque matin les traces de celle que tu fus,
Puis, dans un sourire étrange, et trahissant la laisse, il n'est pas rare que tu portes à ton tour
Un toast à ta mort, et au symbole anonyme dans lequel tu t'es tue.

Saint-Lager, 11.11.22.

mercredi 9 novembre 2022

Bellot du mur

Pourriture de portrait, croqué par un bon ami, tu ne me toises pas, tu regardes ailleurs et plus précisément vers cette porte comme si tu devinais qui l'avait passée pour la première et sans doute dernière fois ! 
Dimensions inédites, vaguement celles d'un poster d'adolescent ; cadre en bois léger déjà en partie ébréché (tu es tombé ah ah foutu visage de moi!). Le tableau hyper rectangulaire de ma caricature est accroché juste en face de mon nouveau lit et...
A-t-il remarqué quelque chose ? A-t-il senti, perçu quelque mouvement furtif s'approchant de l'annexe où je me tapis à l'abri de ma honte ?
Ses sourcils sont à la fois moqueurs et un peu inquiets. L'écriture est cette terne magie qui veut faire parler les murs.
Toi et moi, OTTO, avons au moins une chose en commun. Nous avons toujours regardé ailleurs. Nous n'avons JAMAIS regardé la réalité en face. Il n'est que justice que nous achevions notre marche en crabe, notre existence oblique, dans cette chambre annexe, puissamment lamentable et a-conjugale.
Toi et moi, portrait, faisons la paire ; sais-tu que, même si tu me ressembles un peu, version de moi plus accusée (nette), je n'ai aucune affection pour toi. Ah il est beau le narcissisme !
On t'a a offert à moi pour mon anniversaire, portrait veuf désemballé de frais parmi nombre d'êtres qui me sont chers (et une en particulier, qui m'a été chair et m'aura coûté ouchiouchi !) et, CEPENDANT, ta vue ne suscite en moi nostalgie ni joie. Je vais te faire une confidence, crétin hyperbolique, sosie pourri : depuis que j'ai réappris à vivre, je n'existe plus, c'est un torrent indécent. Tu veux ma définition actuelle, tu la veux hein, grossier personnage ? Plaie à vif entourée de chairs anesthésiées, guettant le signe blessant qui la refera saigner.
Nom de non, ce que j'aimerais être à ton image ! J'aimerais être fixe, comme toi circonscrit et cadré, à jamais similaire à moi-même et, quel que soit le désespoir ressenti, le regard à jamais tourné vers cette porte qui ne se rouvre pas.                                                                        
St-Lager, 12.11.22.                                                                                                                                       

lundi 24 octobre 2022

Ton parfum s'est dissipé
Dans nos oreillers
Distraitement, au cours d'une année
Jusqu'à tes pleurs ont étouffé
Et tes rires
Et tes colères ô mon ancienne aimée

Ma belle, ma noble, ma tendre épousée
Assassinée sans raison par mon coeur intermittent
Amour, je t'en prie, épargne notre souvenir
Fais de la poussière un cocon où il se lovera
Autour de ce visage que j'ai tant chéri
Je veux que tu lui donnes l'éternité des icônes
Que tu lui rendes enfin la couleur royale
Que mon impiété lui a ravie

Et ce prénom qui orne mon alliance
Ce surnom que ce même coeur lui offrit
Avant que d'en effacer toute trace
Je le veux tatouer dans le sang de ma honte
Et l'emporter dans la fosse commune
Réservée à tous ceux qui ont oublié
Le premier nom de leur amour.

Ce n'est pas le temps
Ce n'est pas le temps qui passe
Ce n'est pas le temps qui reste
C'est le gouffre rieur du puissant présent
Qui tout superpose, qui de tout
Fait cette fine lamelle de peau
Que nous foulons au pied.

À qui appartient la lumière
Que j'ai aperçue au fond de ton oubli ?
Qui scintille si gaiement
Parmi tes larmes et tes tourments ?
Appartient-elle à Dieu, au néant, à quiconque ?
D'où vient cet or nouveau qui me baigne le visage
Après l'avoir rendu aveugle à celle qui l'avait ébloui ?

Le rose dont l'amnésie teint mes vieilles joues
Ne bariolera jamais les chrysanthèmes
Que mon léger remords a jeté sur ta tombe car
Dans l'eau noire de mon âme
Tu ressurgis encore et encore, immaculée.

Saint-Lager, 24.10.2022.

jeudi 13 octobre 2022

Exorcisme, pratique magique

Ce sentier, tu l'as peut-être raté cent fois
Armée de ta boussole faite à Dacca
Cette porte était peut-être celle de votre buanderie
Et ce lit, celui qui reçut ton aïeul incontinent :
C'était bien avant l'époque où tu roupillais pendant mes boniments.

Tes grimaces de jeune gargouille mafflue
Tirant la langue dans la neige fondue
Affalée sous une luge à la trajectoire mal négociée
Repose sans doute maintenant au fond d'un tiroir rustique,
Parmi les rognures de crayon, les punaises rouillées et les élastiques.

Encore un appartement où, jeune demoiselle, tu n'habitas qu'un an
Peuplé d'inconnus dont je me fous éperdument
Encore un de tes musées de la charentaise et du santon  
Fermés pour cause de désertion.

Et c'est pour ces images stupéfiantes
Que je ne reconnais pas ce sentier mille fois pris
Qui fut le nôtre.
Que j'ignore que ce toit qui m'est vaguement familier
Est en fait celui de ton foyer.

Quel dieu clément fut soudain solidaire de mon vécu ?
Quel ange dominical a tiédi mes ardeurs,
Jeté tes disques, épargné les miens ?
Par quelle ironie puis-je encore sans pouffer
Tenir gravement la main gauche qui me les a rayés ?

À l'heure qu'il est, ma maison est sauve, tous ceux qui y vivent
Ont déjà repris la piste rituelle de l'hypermarché
Et de la foirfouille à laquelle ma folie les a menés.
Le troc radieux qui échangea mon couple
Contre ton cul est tombé en carafe. 

Rejoins ton oubli, pauvre endormie.
L'unique idée que tu conserveras de moi
Portera en son sein mille chemins faussés
Où prolifèrent les puces de toutes les chiennes qui m'ont aimé
Pour le cabot que j'étais et qu'à jamais je resterai.

Emporte avec toi tes protections légères
Dont tu as lesté mes sanitaires et grevé ma vie prospère :
C'est le dernier vestige de notre lien. Je te les laisse.
Fais t'en un bonnet, un string ou des papillotes, qu'importe :
L'ennui que tu distillais m'a guéri tout entier.

Autopastiche, Saint-Lager, 13.10.22.


mardi 11 octobre 2022

Ce sentier, tu l'as peut-être emprunté cent fois,
Accompagnée d'amis que je ne connaîtrai pas.
Cette porte était peut-être celle de ta chambre
Et ce lit, celui dans lequel on te bordait enfant
À l'époque d'or où on te régalait de contes.

Ton minois de fillette encagoulée la goutte au nez
Souriant dans la neige blanche
Trônant sur la luge des meilleurs des royaumes
Est posé, peut-être, sur un buffet pittoresque
Ou sur la porte close d'un frigo sans attrait.

Encore une maison, là-bas, qui fut la tienne,
Et où tu demeuras adolescente puis jeune fille,
Encore un musée de tes intimités,
Fermé aux étrangers dont je suis.

Et c'est pour ces images suspendues
Que je ne connais plus ce sentier cent fois pris
Qui fut le mien.
Que j'ignore que le toit qui me protège
Est encore celui de mon foyer.

Quel dieu infâme est désormais dépositaire de mon vécu ?
Quel démon a mélangé mes routes,
Pillé mes biens, dépossédé les miens ?
Par quelle ironie puis-je encore un instant
Caresser la main douce qui me les ravit ?

À présent ma maison et tous ceux qui y vivent
Prennent déjà le chemin du mausolée
Et de la tombe que ma folie leur a creusée.
Le troc odieux qui échangea tout mon passé
Contre ton présent leur sert déjà d'épitaphe.

Dors dans l'oubli, belle endormie.
L'unique idée que tu conserveras de moi
Portera en son sein mille chemins abandonnés
Où prolifèrent les ronces de ceux qui m'ont aimé
Pour celui que j'étais et que plus jamais ne serai.

Emporte dans tes songes la chimère légère
Que tu as fait de ma vie déracinée, omise :
C'est le dernier vestige de notre lien. Je te le laisse.
Fais t'en un lacet, un collier ou une corde, qu'importe :
L'amnésie que tu distillais m'a blanchi tout entier.


OS. Saint-Lager, 10.10.22

dimanche 9 octobre 2022

Dans nos regards inversés,
Coule le torrent silencieux d'affluents différents
Charriant débris d'histoires et deuils insoupçonnés
Boues lourdes et limons agissants.

"Vers quelle mer ce long échange d'espèces
Fuyantes et visqueuses, lapins, carpes et brochets,
Têtards, prédateurs, coagulant dans la laisse,
Envisagera donc de se porter ?"

Le flux seul compte, mon onde adorée,
Vois nos anciens corps gisant là-bas sur la berge
De nos existences asséchées, telles les mues désertées
Par l'élan qui nous mène et toujours converge.

Pour qui subsistent les traits subtils de nos passés ?
Ces rides superficielles d'un temps réinitialisé,
Ces carillons sourds d'antiques horloges cassées,
Noyées, toutes, dans le brasier bleu de notre actualité.

Quelle que soit la nage choisie, le torrent inédit
Possède la fougue imbécile des enfants non sevrés :
S'étendre, bourdonne-t-il, fermer l'oeil, rouvrir les branchies,
Descendre chez Neptune, fuir la trop noble odyssée.

Saluer l'oxygène, celui de ces vies que nous avions tant respirées
Récréer ensemble un azote, peupler l'eau de nos petites bulles
Redevenir hippocampes sans poids, anguilles, poulpes ou raies
Porter un toast fluide au cimetière de pendules.

Sonder, du ventre effleurer les fonds, puis s'égarer au large,
Notre surface et notre abysse fondues soudain en un seul baiser
À contre-courant, le temps remonté redevient sauvage,
Ton visage, une brasse où tes yeux sont mes yeux échangés.


Saint-Lager, 8.10.2022.

lundi 3 octobre 2022

Roman
I

On n'est pas sérieux quand on a cinquante ans.
- Un beau soir, loin des rites et de la promenade,
Des foyers apaisés au luxe rassurant !
- On part sous les aulnes noirs de la débandade.

Les aulnes sentent fort dans les soirs de juillet !
L'air est parfois si chaud, qu'on snobe la chaumière ;
Le foehn si chargé de bruits - le vice est tout près -
Prend des relents de guigne et d'échos mortifères...

II

- Voilà qu'on envisage un tout joli chiffon
De rouge, surplombé d'une petite mèche,
Lesté d'une rose qui tortille du con
Paré de doux frissons, pour qu'on hume et qu'on lèche...

Nuit de juillet ! Demi-siècle ! - On se laisse jeuner.
Sa sève est un tord-boyau qui prend à la gorge...
On délire ; on se sent dans l'esprit un acier
Qui fume et rougeoie là, comme arraché aux forges !

III

Le coeur fou bovaryse à travers des romans,
- Lorsque, dans l'obscurité d'un innocent lycée,
S'allonge cette dame aux désespoirs charmants,
Sous les auspices spécieux d'un mariage âgé...

Et, comme elle vous a trouvé superbement sage, 
Tout en faisant cliqueter ses ongles nacrés
Elle sourit, se tourne et vous ouvre son corsage...
- À votre doigt s'éteint alors l'anneau sacré...

IV

Vous êtes langoureux. Ranimé jusqu'au mois d'août.
Vous êtes langoureux - vos pastiches la font rire.
Vos amis tiquent, vous ne valez plus un clou.
- Puis l'adorée, un jour, daigne vous convertir... !

- Cette année-là... - on vous revoit dans un foyer
Au luxe rassurant, aux vertes promenades...
- On n'est pas sérieux, passé cinquante étés,
Lorsqu'on aime l'aulne noir de la débandade.


"Pastiche IV", OS, Saint-Lager, 3.10.22.

mardi 27 septembre 2022

Le pèse-personne

Tous les hommes sont du salami. Les baigneurs qui sortent des vagues pour sauver un noyé ou une otarie sont du salami. Tous les constructeurs de châteaux de sable sont des salamis, et spécialement ceux d'aujourd'hui.
Tous ceux qui savent comment se diriger vers la mer, qui plantent leurs petits drapeaux, tous les maîtres-nageurs, ceux pour qui nager revêt un sens, tous ceux pour qui les courants ont un sens, tous ceux pour qui l'écume n'est pas qu'une quantité de salive, sont des salamis, je pense à leurs maillots étanches et à ce grincement de bouées que produisent leur sang et leur gras - de salami.
Ceux pour qui certains sables ont un poids, et certaines manières de bouger, ceux qui manifestent une certaine maîtrise dans l'art de suinter, ceux pour qui les sentiments, en toute saison, possèdent un hiver et un été, et qui discutent du temps à l'orée des marées, ceux qui croient encore aux vacances, aux congés et aux calendriers, et qui en profitent pour formuler des certitudes intermittentes, ceux qui croient encore que la longitude a un sens, que la tempête va venir d'ici et partir par là-bas, qui agitent des mouchoirs pour dire adieu et des serviettes pour évacuer le temps
- ceux-là sont les pires salamis.
- Vous êtes bien frileux, jeune homme !
Non, je pense aux gypaètes barbus.
Et je vous le dis : pas de plages, pas de secouristes, pas de grain.
Rien.
Sinon un pèse-personne.

"Pastiche III", Saint-Lager, 27.08.2022.

vendredi 16 septembre 2022


Demain dès l'aube, aux heures où faiblit la castagne
Je m'enfuirai. Vois-tu, je sais qu'elle m'attend.
Je sens qu'elle m'a humé, cette Dame sans poigne.
Son appel, je ne veux l'ignorer plus longtemps.

Je roulerai lentement, l'oeil écarquillé
Sans oublier mes torts, sans renier mes délits
Veule, inconsolé, le dos raide, les mains crispées
Sourd, et ce volant pour moi sera comme un cri.

Je n'esquiverai ni l'huile des pluies en trombe
Ni les sirènes au loin remontant vers Calais
Et quand j'arriverai, j'enverrai sur ma tombe
Une gerbe de verre et d'os sur la glissière
Pliée.


Pastiche II, Saint-Lager, 27.08.2022.

Vénus analysée

Comme d'une conque de soie zébrée, une tête
D'ondine aux cheveux platine, très poitrinée
D'un gros jacuzzi émerge, joliment faite
Portant maints tatouages assez mal torchés.

Puis ce cou rose et grêle, aux frêles omoplates
Qui saillent, le ventre creux qui rentre et ressort
Puis les rondeurs des seins semblent perdre leur jatte
Le titane du piercing pouffer : "Roquefort!"

Le derme est un peu rouge, et le tout prend un goût
Plus triste étrangement ; on remarque surtout
Des énormités qu'il faut lire sur la poupe...

Le cul porte trois mots rasés : gloire à JANUS
- Et tout cet être tremble et tend l'étroite croupe
Laide iniquement du souvenir de Vénus.


Pastiche I, Saint-Lager, 27.08.2022

samedi 14 mai 2022

Un hommage à Pierre ASTIER, fondateur du Serpent à Plumes, aujourd'hui agent, plus vivant que jamais et à peine déplumé. N'hésite pas à lire des manuscrits inconnus. Rappelle quand un auteur a donné son mauvais numéro de téléphone. A publié discrètement quelques géants, John Cheever, John Barth, Margareth Atwood, Rikki Ducornet, Martin Amis, Lydia Lunch, Nick Cave et Toby Olson, et j'en passe, surtout d'Afrique, avant tout le monde ou presque. N'a pas de page wiki et n'est pas de la même famille qu'Alexandre, mon voisin. Un défaut : n'a pas inventé Asterix. Une qualité : aime Nabokov.

Pierre Astier, mai 2018, festival HeadRead de Tallinn en Estonie. © Dmidri Kotjuh. 

samedi 25 septembre 2021

CRITIQUE

Crédit : Itar-Tass

"LA MAISON
DANS LAQUELLE" 

de Mariam Petrosyan

La Maison dans laquelle de Mariam Petrosyan est un grand livre. Grand également au sens de spacieux. C'est un livre sur le potentiel d'expansion géographique de l'esprit des enfants - d'ailleurs l'éditeur s'appelle Monsieur Toussaint Louverture, et ce n'est pas la première fois qu'il nous offre des oeuvres si étendues, où nos imaginaires peuvent s'ébattre sans craindre d'être à l'étroit. Nous pourrions aisément compléter le titre : La Maison dans laquelle plusieurs bandes d'enfants et d'adolescent(e)s s'inventent des carapaces imaginaires - et pourtant efficientes - pour combler leurs handicaps et sublimer l'existence d'un orphelinat russe au tournant de ce siècle (la décade n'est pas précisée). 

De toute manière, il n'y a pas de Temps dans La Maison dans laquelle... : Tabaqui, un des gamins en fauteuil, abhorre les horloges, hait les montres, conchie les pendules. Il porte sur lui plusieurs couches de vêtements (de protection contre le réel) et des talismans (de protection contre le...) faits maison. C'est, en quelque sorte, l'historiographe officieux de cette jungle sociale fascinante, dont il tient le grand Livre. Son surnom, il l'a emprunté au fameux "Chacal' (son autre surnom) complice de Shere Khan dans le recueil de Rudyard Kipling, tout comme la bande de son ami Larry celui des "Bandar-Log", le Peuple Singe qui avait kidnappé Mowgli. 

Leur nouveau camarade de chambrée, appelé Fumeur, en fauteuil lui aussi, fume et s'est fait mettre au ban par sa bande originelle, les Faisants (les Fayots ?) parce qu'il portait des baskets rouges et aurait ainsi essayé, prétendent-ils, de se démarquer. Or tout le monde, que les Faisants le veuillent ou non, se démarque dans cette jungle pour enfants pourtant sans noms ni lignées, ni corps entier. La première chose que vous devrez faire, si vous voulez y rentrer à votre tour, c'est de les laisser vous donner un surnom. Par exemple: "Lecteur-Agile". 

Dans la Maison, Lecteur-Agile, tu serais probablement environné de Livres-Briques avec lesquels tu édifierais tes Remparts multicolores (de protection contre le...), de Livres-Racines et de Livres-non-Sterling. Il serait d'ailleurs conseillé que tu te fasses auparavant adouber par l'Aveugle, dont la cécité n'interdit par la clairvoyance, et que d'aucuns soupçonnent d'avoir déjà tué (pour de vrai). Tu ferais alors la connaissance de Loup, Sphinx, Gros Lard, Roux, Beauté, Noiraud, Vautour et de dizaines d'autres ; et de filles aussi, tantôt furies tantôt âmes soeurs... Tu tâterais de surcroît d'une nouvelle absinthe : celle d'un monde à la magie addictive, où l'invention et le désespoir sont assez puissants pour infléchir la réalité et, parfois, la mettre à genoux. Une chose est sûre : comme la plupart d'entre eux, le moment venu, tu n'auras pas très envie de sortir de La Maison*. Non que tu apprécies particulièrement le bâtiment en lui-même : sa cantine délabrée, sa cave de tous les dangers, son club enfumé au café abject, ses chambres vétustes où vous êtes tous empilés en lits superposés, son toit glissant (même pour toi), son grenier presque inaccessible... 

Dans cette Maison, Lecteur-Agile, sache tout compte fait que ce ne sont pas les murs qui importent, ni le volume des pièces, ni même la qualité de son oxygène, ce sont les âmes charnues qui y vivent, y renaissent ou y meurent. Si le titre du roman est ainsi en suspens, c'est qu'il reviendra à ton esprit d'enfant de l'abonder avant de t'y abreuver jusqu'à plus soif, comme à une noire fontaine de Jouvence. 

O.S.

* Sauf à laisser un graffiti de ton invention sur un de ses murs, sorte de tatouage par procuration qui résume un peu ton histoire ou ton état d'esprit actuel.