Chers lecteurs, aimables lectrices, chères lectrices,
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Fictions, réflexions, afflictions : blog invisible, émanation officieuse de la Société Protectrice des Auteurs
Cendrillon

« Fallen princess, CINDER », 2017, © Dina Goldstein. Avec l'aimable autorisation de l'artiste.
mardi 29 janvier 2019
dimanche 27 janvier 2019
MICHELLE GUERRERO : "LA LITTÉRATURE VA ENTRER EN CLANDESTINITÉ"
Dans « Crépuscule des lettres », essai fictif et très documenté à paraître aux PUF, le sociologue
franco-mexicain Michelle Guerrero prophétise le bouleversement, selon lui salutaire,
qui devrait frapper de plein fouet les éditeurs français dans les vingt
prochaines années.
"Le roman français agonise", prétendez-vous dans la préface : n’est-ce pas une antienne qu’on entend à propos de tout - la mort de dieu, la mort de l’art, la mort du roman, du livre, de l’Histoire -, qui reflète une angoisse cyclique et rétrograde face aux bouleversements de la société ?
C’était un peu
provocateur de ma part, mais le terme à retenir était
« français » et non « roman ». Aux États-Unis comme en
Amérique latine, l’étiquette « littérature française » a longtemps
désigné une sorte de sous-genre né après-guerre, avec la NRF et les
existentialistes comme Sartre ou Camus. Aujourd’hui, elle
désigne une littérature dominée par l’intellectualisme et
l’auto-fiction, diffusée par des éditeurs comme Minuit ou Verticales. C'est ce roman-là qui agonise. On a largement sous-estimé l’influence que Hegel, selon lequel nous n’existerions que par le regard d’autrui, a eue sur Sartre ou Serge Doubrovsky.
Mais ce n’est que la partie
émergée de notre littérature. Il n’y a jamais eu autant de « petits »
éditeurs français bien plus frondeurs...
Précisément. C’est à eux qu’est
revenue la lourde tâche de défricher… Mais cet éclatement éditorial signe la
mort d’un certain roman français tel qu’il est perçu à l’étranger. Une éditrice
d’Actes Sud me confiait très récemment la difficulté qu’il y avait pour les grandes
maisons à renouveler leur domaine français. L’intelligentsia s’est coupée de la
diversité de la création et ne la perçoit plus qu’à travers les meurtrières de
son château. Bizarrement, elle semble être la seule à ne pas s’en rendre
compte ! Pour la première fois depuis sa création en 1967, le département de
littérature comparée de l’université de Princeton, par lequel sont passées des voix majeures de la littérature comme Edmund White, Joyce Carol
Oates et plus près de nous Kirstin Valdez, a fermé définitivement sa section
dévolue au roman français contemporain. Je sais de source sûre que d’autres universités suivront.
À quoi attribuez-vous ce
désamour : à cette difficulté qu’ont les auteurs français à parler du
monde tel qu’il est, sur laquelle on a tant glosé ?
C’est une façon d’envisager les
choses très schématique. Chaque auteur parle, volontairement ou non, du monde
dans lequel il vit et crée. Le problème se situe davantage dans ce que le
lecteur, et surtout la lectrice, a envie de lire. La fiction comme capacité à
générer des mondes à la fois "autres" et signifiants a toujours été malmenée en
France, depuis le Nouveau Roman et ce que Nathalie Sarraute appelait à juste titre « l’ère
du soupçon ». Disons que la littérature française n’a jamais réussi à se
débarrasser de ce soupçon : il y a eu ici comme une crise de foi qui n’a pas pu bénéficier, comme
aux États-Unis, de la dédramatisation post-moderne, et qui a fini par
contaminer la part du lectorat cultivé qui restait sensible à l’imaginaire. L’autre facteur
est, selon moi, et je sais que je ne vais pas me faire que des amis, la
proverbiale paresse intellectuelle de vos grands éditeurs. C’est carrément devenu un running gag chez les talent scouts qu’on interroge à Francfort ou Turin !
Ne serait-ce pas plutôt bon
signe, cette résistance au marché mondial du livre ?
Il faut en finir avec ce mythe du
village gaulois ! La France en matière de littérature est une monarchie
déchue, mais cela ne signifie pas qu’elle soit devenue la fameuse
« république des lettres » qu’elle voudrait être. La vérité est que plus aucun de ses
patrons d’édition, aujourd’hui, ne croit dans les pouvoirs de la littérature.
Ils s’en remettent à des thématiques fédératrices qu'un style trop épais ou voyant ne doit surtout pas encombrer... L’écriture
neutre est à la fête. Le journal, le mémoire, la biographie, le pseudo traité… La France en a toujours été
friande mais par le passé il existait une alternative. À force de s’en nourrir,
le phagocyte a tué la bête et périra avec elle. En 2018, c’est une journaliste qui a
reçu le prix Renaudot, pour un récit journalistique (Valérie Manteau,
pour Le Sillon, NDLR). Que le texte soit bon ou pas, ce n’est
pas le sujet. Force est de constater que, depuis Beckett, stylistiquement comme thématiquement, nous assistons à une formidable régression : l’édition est passée de la recherche de
la perle rare à celle du plus grand dénominateur commun. Il faut à tout prix "éclairer" le lecteur sur le monde, comme si l'audace formelle était un frein à sa compréhension ! Un peu comme le jazz,
qui a traversé un long passage à vide après les expérimentations de John Coltrane,
Albert Ayler ou Anthony Braxton ; heureusement son hybridation avec la world-music et le
rock ont permis une certaine régénération. Ce n’est hélas pas le cas du roman
français post-oulipien.
L’influence wikipédia ?
Ce serait un peu simple. Disons
que les éditeurs pensent, peut-être à raison, mais en tout cas pour leur perte,
que les lecteurs actuels recherchent un lien, une familiarité, et non plus une
altérité, une singularité. Le fait qu’il y ait parmi les éditeurs français de
nombreux idéalistes déçus n’est pas fortuit. À la désillusion politique a succédé un renoncement esthétique : on a l’impression d’avoir épuisé
toutes les visions du monde, alors qu’auparavant les éditeurs étaient des
francs-tireurs qui se sentaient en mission. Ne nous méprenons
pas : faire publier un texte difficile n’a jamais été une partie de
plaisir, mais les auteurs avaient des soutiens, des lecteurs. Gallimard publiait Faulkner ou Hélène Bessette (rééditée par le Nouvel Attila NDLR), Hachette, Perec, Minuit publiait Simon, qui
recevait le prix de L’Express en 1960 (pour La Route des Flandres NDLR),
Grasset publiait Delteil malgré l’anathème de Breton etc… C’étaient eux qui
proposaient la nouveauté, et à la critique d’accepter ou non :
mais ils avaient la main. Aujourd’hui les grands éditeurs sont pour l’essentiel
les gestionnaires maussades d’une catastrophe annoncée : leur objectif n’est
pas de la déjouer, mais juste d’en ralentir la venue. Il y a une grande part de
cynisme, de nonchalance et d'irresponsabilité dans cette attitude, d’autant plus destructrice qu’elle
n’est plus compensée par une véritable critique littéraire qui, jadis, se
moquait totalement de resservir au lecteur les plats que les attachés de presse
lui avaient pré-mâchés ! Tout cela explique à mon sens pourquoi ce que
j’appelle dans mon livre « l’assise fictionnelle » - le champ créatif
couvert par les romans, thématique ou stylistique - s’est considérablement
réduite au profit de l’« assise analytique ». Par défaut, par manque
de confiance en l’avenir, on a assigné à la littérature la tâche qu’on
assignait auparavant à la sociologie ou à la philosophie. Or elle n’est
clairement pas faite pour ça. Houellebecq est un très mauvais sociologue !
Ce n'est pas le cas dans les
autres pays ?
Pas partout. Dans certains pays,
la littérature résiste. Des piliers comme Borgès et Cortázar, Vargas Llosa et
García Márquez ont, pour le moment en tout cas, sauvé la littérature
d’Amérique latine, pour parler d’un domaine qui m’est cher. La notion de
« réalisme magique » a été une incroyable bouée de secours. Il existe à cela
une raison esthétique : la fiction latine, depuis Machado de Assis
(1839-1908, récemment réédité par Grasset NDLR) a toujours intégré son propre commentaire critique. Elle n’en a
jamais eu peur, comme chez vous. Le plus drôle, c’est que ces grands romanciers novateurs
ont beaucoup plus de poids dans la population que tous vos apprentis sociologues ! Aux États-Unis, on perçoit encore une tension entre renouvellement et abandon de la fiction
créative au profit de ce que Mallarmé appelait avec mépris « l’universel
journalisme » mais bien malin celui qui peut prédire quelle en sera l’issue. En
France, le dossier semble clos. Quelqu’un comme Hunter S. Thompson se retrouve catalogué en « fiction », c’est tout dire !
Votre propos pourrait sembler
excessivement pessimiste…
Au contraire ! Combien y
avait-il de lecteurs au XVII, au XVIIIe siècle ? Cela a t-il
empêché l’émergence d’une Madame de Lafayette, d’un Diderot, d’un Laclos, d’un
Marivaux ? Il ne se passe pas une année sans qu’on adapte leur œuvre au théâtre
ou au cinéma... Qui appréciait vraiment l’œuvre de Duchamp dans les années 50 ? Et
quelle est son influence aujourd’hui ? Immense. Le choix qu’ont fait les
ténors de l’édition d’abandonner leur rôle de vigie va se retourner contre eux, certainement pas contre la création elle-même. Même quand le format papier
disparaîtra, même quand seules subsisteront de minuscules maisons d’éditions
assez légères pour tenir la barre et ne pas couler sous le poids des charges et
des dividendes de leurs actionnaires, il y aura toujours des créateurs, comme
dans les autres disciplines
artistiques. La création existe depuis Chauvet (plus ancienne grotte ornée au monde, datée d'entre 33.000 et 35.000 ans avant JC, NLDR) et ne s'éteindra qu'avec l'espèce. Fatalement, les gros vendeurs vont en pâtir - les rayons qui leur sont
réservés dans les supermarchés culturels diminuent déjà d’année en année, et le
pilon n’a jamais aussi bien fonctionné - mais ceux qui osent fabriquer
de nouveaux langages, eux, pourront enfin avoir les coudées franches.
Mieux vaut un cercle de lecteurs restreint et convaincu, qu’un cercle important et peu concerné.
C’est un peu paradoxal,
non ?
Je ne parlais pas de coudées
financières ! La pression économique qui découle du fait de vouloir et de
pouvoir encore « faire carrière » par l’écriture est abrasive. C’est un
vieux rêve légitime, mais surtout dévastateur en ce qu’il nivelle et uniformise les créations. Quand les auteurs s’en affranchiront, la littérature française retrouvera
naturellement sa pluralité et sa vitalité. Elle redeviendra, comme on le dit en
politique, « force de proposition ». Tant qu’il y aura un lecteur…
Votre essai finit par une
critique assez mordante de l’expression « passer sous les radars »…
L’Histoire devrait pourtant nous
apprendre à être plus circonspect à l’égard de ce qui, aujourd’hui, paraît
évident. La pensée humaine ne fructifie pas à force de répétitions du même. Ce
serait la sous-estimer. La pensée se fabrique en silence, dans les arrière-cuisines,
loin des pôles de décision et des comités de lecture, à la croisée d’innombrables paramètres, intimes et extimes. Or c’est la pensée qui valide ou
non une autre pensée que la sienne. Un livre fonctionne alors qu’on ne s’y
attendait pas, l’éditeur se dépêche de battre le fer tant qu’il est encore
chaud, de capitaliser sur ce succès inespéré mais, nouvelle surprise, la
recette prend déjà l’eau, heureusement un autre survient, et ainsi de suite… Tous les
éditeurs le savent, mais c’est plus fort qu’eux. Ils sont devenus trop lourds
pour remonter le courant et faire autrement que le suivre. C’est la raison pour laquelle les ventes dans le domaine de la fiction française ont été divisées par deux et
demi en vingt ans malgré le panurgisme ambiant. Internet est un bouc-émissaire facile : selon le CNL, un Français lit en moyenne 20 livres par an en 2017, contre 16 en 2015. Les Français n'ont jamais lu autant ! La vraie question est : qu'est-ce qu'on leur donne encore à lire ? La couverture média a beau être de plus en plus agressive et uniforme, la réponse des libraires s'amenuise. Un prix littéraire n’est plus un blanc seing. Faire un
« plateau » non plus. Le hasard revient en force. La littérature a
commencé d’entrer en clandestinité, et c’est ce qui la sauvera.
dimanche 20 janvier 2019
ENTRETIEN
Rodrigo Fresán : « L'idée de futur est terminée »
Si la SF, ou un « parfum » de SF, parcourt toute l’œuvre du romancier argentin Rodrigo Fresán, c’est dans Le Fond du ciel, que le
phénomène est le plus visible. Alors quoi ? Un homme du futur,
ce Fresán ? Que nenni. Un anti-William Gibson. Un ennemi déclaré des gadgets hi-tech,
des réseaux sociaux et, plus étonnant encore, de la vitesse. Nous l’avions rencontré en juin 2011 aux cinquièmes Assises
internationales du roman de Lyon.
Dans vos livres, que ce soit
dans Mantra ou plus récemment
dans Le Fond du ciel,
le futur est toujours lié au passé. Relié à l’enfance.
En littérature, le passé est
tout. Le futur est juste une illusion. Par principe, quand vous écrivez, dans
l’acte même d’écrire, vous êtes toujours en train de vous rappeler ce qui vous
est arrivé deux secondes, cinq minutes, deux heures ou trois jours plus tôt,
quand vous preniez des notes, et il faut que vous l’écriviez. Vous travaillez
toujours avec le passé, que vous écriviez sur le présent ou sur l’avenir. J’ai
toujours trouvé étrange, étant gosse, que dans ces récits fantastiques ou dans
ces films sur les machines à remonter le temps, il y ait toujours cette
obsession à se rendre dans le futur, mais jamais dans le passé. Alors que le
passé est un lieu beaucoup plus intéressant. Retourner dans le passé vous donne
la chance de comprendre beaucoup de choses que vous ne pouviez pas comprendre
quand ce passé était encore votre avenir. C’est un endroit auquel on revient
sans cesse.
Raison pour laquelle vous n’avez jamais écrit de "vrais" livres de science-fiction ?
J’ai toujours lu de la science
fiction et j’en lis encore beaucoup même si j’en lisais encore plus quand j’étais
gosse. Mes écrivains préférés sont des écrivains de SF comme Philip K. Dick,
Kurt Vonnegut, J.-G. Ballard, ou des auteurs dont les livres contiennent de la
SF comme Borgès et Bioy Casarès et notamment son Invention de Morel. J’aime généralement tous les écrivains de SF qui ne
se présentent pas tout le temps comme des écrivains de SF – et je me fiche de
ceux qui, comme Asimov, passent leur temps à dire « Hé, je suis un
écrivain de SF !». Je n’aime pas ce genre de SF qui proclame sans arrêt
« Hé, je suis de la SF, je suis le futur !» - où tout est expliqué
dans le livre. Je n’aime pas ces films comme Star Wars qui, d’une
certaine façon, jouent au futur et exhibent tous ces gadgets en disant
« Hé, regardez ce que j’ai là !» C’est absurde, parce que cette
réaction est celle du présent. Ils ne peuvent pas savoir ce qu’ils éprouveront
dans le futur. C’est pourquoi ils ont pâti d’un film comme 2001, L’Odyssée de l’espace…
Oui, parce que c’est le premier
film de SF qui n’essaie pas de se dire SF, qui ne se soucie pas de se
revendiquer du futur. Il se déroule dans le présent. En même temps,
paradoxalement, c’est un film de SF qui porte dans son titre un futur précis
: 2001, et non 2000. C’est d’ailleurs, je crois, la seule chose qui ne
fonctionne pas dans ce film.
Mais vous pouviez aussi écrire de l’anticipation, comme Ballard…
C’est vrai, mais tous mes livres
sont de gigantesques clins d’œil. Même dans mon premier livre, Historia
argentina (L’Homme du bord
extérieur, NDLR), je parle d’une fondation
futuriste qui préserve les écrivains. J’aime ces petites touches. Je pense que
ça vient de Kurt Vonnegut. La plus grande partie de sa carrière, on l’a pris
pour un auteur de science-fiction - même lui en plaisantait. Il avait inventé
cet écrivain de science-fiction, Kilgore Trout, qui remplissait ces livres de
sujets absurdes et de réflexions sur ce que devait être la science fiction. Là
où j’ai le plus approché la SF est Le Fond du ciel, qui n’est pas…
Un livre de SF mais sur la SF…
C’est ça. Exactement ça. J’aime
la SF comme parfum, je n’aime pas tout le costume d’astronaute. La
science-fiction et la fiction, c’est pareil. Une voiture, c’est une voiture,
quelle que soit la marque. Au fond, ça a toujours quatre roues et ça va d’un
point à un autre. Je n’aime pas me coller une étiquette. La seule chose géniale
qu’il y a d’être né en Argentine, c’est peut-être que la littérature argentine
ne connaît pas de limites. Vous pouvez toujours faire ce que vous voulez.
Personne n’attendra de vous que vous donniez dans le « réalisme
magique »…
L’étiquette serait juste une habitude française ?
Non, c’est le cas partout. Mais
personne n’attend de grand « narco-écrivain » argentin, de grand
« réaliste magique » argentin… Borgès en est le meilleur exemple. Il
a toujours fait ce qu’il voulait. Toute la littérature argentine est ainsi.
Faite de livres. Faite de livres où on lit des livres !
D’où le côté métafictionnel de vos fictions, truffées de mises en abyme et de citations…
C’est le motif le plus important
de cette littérature. Dans tous les meilleurs livres argentins, vous trouverez
quelqu’un en train de lire. La littérature argentine est une littérature de
lecteurs. C’est dans Borgès, dans Cortázar, dans Bioy Casarès, dans Alan Pauls…
Quelqu’un y ouvre toujours un livre, dit qu’il est train de lire un livre qui
bla bla bla… C’était métafictionnel avant que la métafiction ne devienne une
réalité et une mode. C’est comme ça depuis le début des temps. Le premier
« classique » argentin, Facundo
de D.F. Sarmiento (éditée à la Table ronde en 2011 NDLR), qui doit dater du début du XIXe siècle (1845 NDLR), est
rempli de différents niveaux de lectures, de brusques changements de structures
et de points de vue… C’est censé être un classique mais c’est un livre très
étrange…
Comme Tristram Shandy de Sterne ?
Je n’y avais jamais pensé, mais
oui, d’une certaine manière !
Dans Mantra, le narrateur affirme « Maintenant nous vivons dans le futur ». Mais c’est ce que chacun a dit lorsqu’est arrivée la première voiture, quand, au plafond, la première ampoule a succédé aux chandelles… Le futur va toujours trop vite !
Mmm… Je sais. En vieillissant, je
me découvre de plus en plus en défenseur de la lenteur. Nous devrions revenir
un peu en arrière, ralentir un peu… OK, la vitesse, c’est très bien. Mais pas
la vitesse pour la vitesse… Pas au point de chanter en permanence les louanges
de la communication à grande vitesse, du type Facebook. Je veux dire… Vous
n’avez pas besoin d’un million d’amis, ni même de cinquante. Ayons dix bons
amis et ce sera super ! L’idée d’être tout le temps en communication… Vous
vous souvenez de cette époque où quelqu’un voulait toujours vous montrer ses
photos de vacances ? C’était une torture ! Et maintenant vous
regardez ces photos sur Facebook et vous êtes censés dire : ouahou, elles
sont superbes ! Tout le monde détestait ça et voilà que ça
recommence ! Je trouverais chouette qu’on ralentisse un peu et qu’on
prenne plus de temps à rester seul. Et par seul, j’entends avec votre femme et
vos enfants. Pas avec vos millions d’amis d’écran. Ou même juste avec soi-même.
Vous avez besoin d’être seul pour lire ou pour écrire, pas avec tous ces
« amis » qui regardent par dessus votre épaule.
La solitude est une autre
grande constante dans vos romans…
La solitude était jadis un
privilège. Si aujourd’hui vous dites que vous souhaitez rester seul, c’est
forcément qu’il y a quelque chose qui cloche. Ça ne me plaît pas, cette idée
que des gens soient « branchés » tout le temps…
Et pourtant, tout au long du
Fond du ciel, les trois personnages
principaux passent leur temps à essayer d’entrer en contact et de se rejoindre…
Ce fond du ciel lui-même leur sert d’horizon commun !
Le Fond du ciel est une histoire d’amour, point. Tout comme L’Invention
de Morel d’Adolpho Bioy Casarès en est une.
J’avais dans l’idée de mettre des sentiments, à un degré que je n’avais pas
atteint jusque là dans mes livres. Pour la première fois, j’avais envie d’être
romantique. Ce que je voulais vraiment, c’était écrire un roman de fin du monde
où le monde avait déjà pris fin et où une fille tente d’envoyer une dernière
carte postale de sa civilisation, sur laquelle elle et ces deux hommes
pourraient constituer une sorte de mythe moderne. C’est très simple en fait.
C’est même de la guimauve. Oui, on peut aller jusqu’à dire ça... De la
guimauve. Je voulais vraiment être sentimentaliste à la façon du Frank Capra de
La Vie est belle. Un film où il y
a aussi beaucoup de neige. J’aime vraiment ça. Quand vous vieillissez et que
par exemple vous devenez père, les sentiments deviennent beaucoup plus
importants dans la littérature.
En France, plusieurs
intellectuels affirment que le futur est mort, et que le seul temps qui compte
aujourd’hui, c’est le présent – un long présent sans fin. Vous êtes d’accord
avec ça ?
Le futur va mourir parce que vous
allez mourir. Vous ne serez pas capable d’en faire l’expérience parce que vous
ne serez tout simplement plus là ! Vous devez comprendre que votre futur
va devenir le présent puis le passé d’autres personnes. C’est un cycle sans
fin. Ce que je pense, c’est que l’idée de
futur est terminée. Si vous remontez quarante, cinquante ans en arrière, on se
faisait une grande idée du futur, comme dans les livres de SF où les voitures
volaient… Maintenant, c’est un peu comme si on vivait dans le futur. On sait
qu’à l’avenir, ce sera plus ou moins la même chose que maintenant.
Mais comment pouvez-vous en
être sûr ? Comment pouvez-vous dire que nous vivons dans le futur ?
Hum… Les gens vont vivre plus
longtemps ! Le passé sera de plus en plus long aussi. Comme je le dis dans
le livre, je pense qu’une des choses auxquelles nous sommes résignés, dans
notre imaginaire, c’est à l’idée de ne jamais voir arriver d’aliens. Personne n’attend
plus d’être sauvé par des extra-terrestres. Nous sommes devenus nos propres
aliens. Nous ne voyageons plus dans l’espace mais dans notre espace intérieur,
via l’ADN. Personne n’en a plus rien à faire, d’aller sur une autre
planète !
N’est-ce pas un peu triste ?
Ça fait partie d’un cycle, là
aussi. Ça reviendra sans doute un jour quand nous aurons fini par démolir la
planète et qu’il faudra en partir, un jour ou l’autre. Le dernier voyage
touristique dans l’espace a eu lieu la semaine dernière n’est-ce pas ? Et
nous aurons encore à bâtir des fusées non ?
Aujourd’hui la SF est à la
mode dans la fiction contemporaine, comme chez Will Self ou David Foster
Wallace… Comment l’expliquez-vous ?
Tous ces auteurs appartiennent à
ma génération. Nous avons grandi avec la SF. C’est une sorte d’acné, de bouffée
de chaleur qui se déclare d’une façon ou d’une autre… Ça fait partie des choses
que nous lisions quand nous étions gosses : les comics, Superman etc… J’ai
regardé pas mal de fois Bob l’éponge, ce
dessin animé qui se passe sous la mer. C’est totalement surréaliste. Quand je
regarde ce cartoon qui est fait par des types de mon âge, je me dis : bien
sûr, ils se droguaient quand ils avaient vingt ans et maintenant ils écrivent
des cartoons. Ce n’est pas comme les dessinateurs qui bossaient chez Disney
dans les années 50, et qui étaient très classiques. C’est la même chose avec la
SF. Qu’est-ce qui se passe dans Bob l’éponge et pourquoi ? C’est
totalement dingue. Un jour, croyez-moi, on y verra débarquer un robot (Mantra
a sa momie-robot, NDLR).
L’idée désincarnée du futur pourrait être un nouveau territoire mythique pour la littérature, comme jadis l’exotisme colonial dans la littérature européenne…
Il y en a toujours eu dans Stan
E. Lavlamb (??) ou dans David Foster Wallace et son Infinite Jest ou chez Kurt Vonnegut. Une fois encore, les écrivains argentins les plus importants œuvrent
dans ce genre et en Argentine, nous n’avons pas ce genre de problème...
Ici oui !
En Espagne aussi ! Ils
enchaînent les livres sur la guerre civile – et la moindre référence à Blade
Runner leur fait s’écrier : Waou, Blade Runner ? Alors qu’en Argentine c’est tout à fait normal.
Nous n’avons aucun problème avec ça. Qui est le plus grand écrivain
argentin ? Borgès. Et il écrivait des nouvelles fantastiques.
Pensez-vous comme l’héroïne sans nom du Fond du ciel que de « conter les différentes fins du monde », c’est « les refuser, les éteindre une à une » ?
Oui.
Sûr ?
Pourquoi pas ? A y
réfléchir je prends ! Au moment de me lancer dans son portrait, quand je
commençais à préparer un peu le terrain comme le fait tout écrivain, je me suis
dit que c’était vraiment elle l’auteur du livre, que c’était elle qui
procédaient par petites touches, qui effectuaient d’une certaine façon les
finitions pour réunir ces deux hommes dans l’espace et dans le temps. Et puis,
c’est elle qui écrit ce livre, Évasion.
Qu’y a-t-il dans le fond du ciel ?
Je ne sais pas. On parle toujours
du fond de la mer et j’aime vraiment cette idée. J’ai trouvé que ça sonnait
bien, comme titre. L’expression était présente dans le court extrait que
j’avais utilisé pour l’édition de poche. C’est une notion qu’on retrouve dans
la mythologie grecque : au fond du ciel tout survient en même temps, il
n’y a pas de passé, de présent, de futur. Pas de ciel, pas de monde. C’est
drôle parce qu’au départ c’était juste une idée une peu « lyrique »
et en même temps il s’est avéré que c’était la parfaite définition du lieu où
se déroule l’action….
Propos recueillis et traduits
par Olivier Saison pour le site Fluctuat (qui a finalement coulé).
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