Cendrillon

Cendrillon
« Fallen princess, CINDER », 2017, © Dina Goldstein. Avec l'aimable autorisation de l'artiste.

vendredi 7 juin 2024

Grand-père, montre-moi comment tu as vécu

Moi qui naquit à demi-mort un jour bicéphale

Comment tu as su enfanter autant, d'espoirs aussi

Quand je n'ai fait que plonger mes propres fruits dans la désespérance

Et la noirceur du faux monde que pratiquent celles et ceux qui ne vivent qu'au-dedans

Grand-père, montre-moi comment tu as aimé et fait ces grandes choses

Au milieu d'autres qui, à mon image, n'en produisaient que d'infimes

Existe-t-il quelque part ce blindage qui laisse passer les vents

Cette armure sensible qu'on destine aux autres plus qu'à soi-même

Où la trouver ? Où l'acheter ? Qui soudoyer ?

Tu as épousé la vie et ses méandres, surmonté la colère et la déception

Ta vie est un oui quand je ne peux que bégayer la mauvaise réponse

Non, décidément, nous ne sommes pas tous faits du même bois

Le tien s'est consumé neuf dizaines d'années, le mien fume en permanence

Sans parvenir à réchauffer quiconque

Grand-père, fais descendre des cieux en lesquels tu croyais

L'harmonie dont mes enfers me privent

À genoux, moi, je n'enterre pas des hommes qui m'ont aimé

Mais ne puis sentir que le souffle de la faux sur ma nuque nue

C'est un uniforme qui me manquait, un béret, une simple écharpe eût fait l'affaire

Mon insigne est la plus répandue ; c'est celles des néophytes, des exemptés

Qui pensent avoir fini la vie avant même l'avoir commencée

Grand-père, enseigne-moi cette divine gymnastique

Qui évite les balles et sait les encaisser, je veux à mon tour un jour tenir debout

Regarder droit dans les yeux les aberrations, les miennes, les leurs

Et leur dire par ta voix, dans un demi-sourire :

"Passez votre chemin et regardez ailleurs, j'habite parmi les miens

Le logement que vous cherchez je ne l'ai jamais visité, j'ignorais même qu'il existât

Alors déguerpissez, spectres lâches, immondes pensées,

Mots verbeux, rimes fébriles, nombrils mal nettoyés

Je ne mange pas de ce pain-là.

Vous grondez, moi je fais

Conspirez entre vous et fichez-moi la paix.

Au pire, rendez vous chez l'Olivier sans rameau, c'est mon petit-fils, il vous connaît.

Il vous fréquente, il vous appartient. Il vit là-bas dans du papier."

Grand-père, montre-moi la porte qu'on ouvre et pas celles qu'on referme

Il est grand temps, et je veux ruer à mon tour, me battre, darder et danser

De là où je suis constamment assis, je ne bougerai plus

Et les yeux levés et la bouche ouverte, j'attendrai béatement ton sermon clandestin

Tu me chaufferas les oreilles, et enfin je t'entendrai.


Saint-Lager, le 7.06.2024

Il n'existe pas de territoires vierges

Toutes les nations que l'être contient n'ont ni frontières ni conquérants

Il n'existe pas de territoires vierges

Aucun océan, fût-il minuscule, ne borde les chaînes de ses montagnes

Il n'existe pas de territoires vierges

Ses déserts sont des entrelacs d'empreintes anonymes

Il n'existe pas de territoires vierges

Nul refuge ni sommet ne lui permettront de se contempler 

Il n'existe pas de territoires vierges

Il est partout en lui et au dehors, sans arpenteurs ni cartographes

Il n'existe pas de territoires vierges

Lourds d'existences antérieures et à venir, nous demeurons

Il n'existe pas de territoires vierges

L'au-delà est en deçà et vice-versa, le hasard prend la forme d'une comète

Il n'existe pas de territoires vierges

Que nous voyons filer, hagards, sans identifier sa constellation

Il n'existe pas de territoires vierges

Notre chaos a été ordonné jadis par un nom que nous sommes libres d'aimer

Il n'existe pas de territoires vierges

Né pollués, contaminés, nous iodôlatrons en vain des tracés

Il n'existe pas de territoires vierges

Nos plans sont les brouillons d'un autre, nos trajectoires des cercles vicieux

Il n'existe pas de territoires vierges

Les mots : des fossiles d'énergies éternelles indivises

Il n'existe pas de territoires

Nous forons où nous sommes et ce que nous deviendrons dans l'amalgame universel

Il n'existe pas de

Drapeau sans la main crispée qui le brandit

Il n'existe

pas 

de

territoires

Seuls des mots qui les bornent dans l'âme aveugle de nos yeux provisoires


Saint-Lager, le 5.06.2024.